57 jours, 12 heures, 31 minutes et 29 secondes. À notre arrivée sur la place des otages de Tel Aviv, un compte à rebours nous indique le temps écoulé depuis l’entrée des terroristes du Hamas sur le territoire israélien. C’est face à cet imposant panneau que débute notre périple. Durant deux jours, nous irons à la rencontre des Israéliennes et des Israéliens qui nous livreront leur regard sur les massacres du 7 octobre.
Ce voyage du Crif, que j’ai contribué à organiser, est une initiative destinée à informer et sensibiliser des voix influentes de la société française. Quarante personnes, issues du monde politique et de la société civile, font partie de notre délégation. La richesse de ce groupe tient dans la diversité des profils qui le composent. De droite et de gauche, non-juifs et juifs, d’âges, de convictions et d’horizons différents, les participants ont une chose en commun : leur désir de faire face à la vérité.
Sur la place des otages, nous nous imprégnons d’une atmosphère à la fois lourde et vibrante. Chaque soir, des centaines de citoyens s’y retrouvent pour parler, se recueillir ou s’entraider. Nous nous dirigeons vers le Hostage Crisis Center, un immeuble réquisitionné pour être consacré à la situation des otages. Dans ce bâtiment règne une effervescence. Alors que nous nous installons dans l'auditorium, Dany Shek, ancien Ambassadeur d’Israël en France, prend la parole pour introduire la rencontre : « Nous attendons trois choses de votre part. La première, c’est de témoigner à votre retour. La deuxième, c’est de faire pression pour que la Croix-Rouge puisse avoir accès aux otages. La troisième, je ne la connais pas : c’est la solution que chacun de vous va devoir trouver ».
Par ces mots, le ton du voyage est donné. Nous ne sommes pas seulement venus pour voir, nous sommes aussi venus pour agir. Les nouveaux témoins que nous sommes sont alors amenés à entendre les récits de plusieurs familles. Daniel Toledano nous parle de son frère, Elya, toujours captif. Hadas Calderon nous parle de ses enfants, Erez et Sahar, libérés quelques jours plus tôt, et de leur père, Ofir, toujours captif. Eli Shtivi nous parle de son fils, Idan, toujours captif. Les familles sont épuisées. Depuis près de deux mois, elles parcourent la ville, le pays, le monde pour certains, pour raconter aux visiteurs leur histoire. « Fermez les yeux et imaginez », nous demande Eli. Chacun, à sa façon, essaye de nous faire ressentir sa douleur et ses sensations, comme si, le temps d’un instant, leur calvaire pouvait un peu devenir le nôtre.
Éprouvés par ces récits, nous nous rendons sans tarder à l'hôtel pour la prochaine conférence. Il n'y a pas de temps à perdre : le voyage est court et le programme est intense. Le colonel Olivier Rafowicz et l'officier Telma Obadia, porte-paroles de Tsahal, effectuent une présentation de la situation sécuritaire et stratégique. Un extrait du film des atrocités nous est montré durant trois minutes. Les images, toutes plus insoutenables les unes que les autres, défilent aux sons des Nocturnes de Chopin. Je m'y accroche pour supporter ce que je vois, écoutant les notes du piano se fondre avec les cris d'Allahu Akbar. Ce soir, le sommeil sera difficile à trouver.
Le lendemain, nous partons pour le sud du pays à bord de cars blindés. Chacun est équipé d'un casque et d'un gilet pare-balles. Nous arrivons en milieu de matinée à Sdérot, ville israélienne la plus proche de Gaza, sous un soleil de plomb et le bruit récurrent des déflagrations. C'est une ville fantôme que nous découvrons. Les rues sont désertes. Les cabanes de Souccot sont toujours installées devant les maisons. « C'est un peu comme si vous retrouviez les décorations de Noël au mois de mars », nous dit Motty, notre guide. Autour de nous, tout raconte l’horreur vécue : les impacts de balles sur les bâtiments, les témoignages glaçants livrés par des habitants, restés cloîtrés chez eux durant plusieurs jours, l’emplacement vide du commissariat, entièrement rasé à l’issue des affrontements… Une attelle au bras, Ronen, chef de la sécurité de la ville, retrace le combat héroïque qu’il a livré ce samedi matin pendant près de six heures. Blessé par les tirs du Hamas, il devrait être à l’hôpital mais préfère venir s’exprimer devant nous. « Être là est ma thérapie », affirme-t-il. La reconstitution des images de vidéosurveillance nous permet de voir le sauvetage de deux fillettes, devenues orphelines quelques minutes auparavant. Ronen est un héros.
Nous nous rendons ensuite en direction de Nir Oz, l’un des kibboutz attaqués par le Hamas au matin du 7 octobre. La route nous offre un spectacle peu ordinaire. Sur notre gauche s’élance une interminable file de chars. À droite, nous apercevons Gaza, ses minarets et quelques colonnes de fumée. Une sensation inconfortable s’empare de moi lorsque je réalise que nous nous trouvons sur les mêmes routes que celles empruntées par les terroristes quelques semaines plus tôt.
Arrivés près de notre destination, nous attendons deux heures avant de pouvoir entrer. La trêve vient tout juste de s’achever et la tension est palpable. Ici, notre témoin sera Aviv, qui habite le kibboutz depuis 1966. Il nous relate la journée tragique, nous parle de ces lieux qu’il a contribué à développer, tente de nous faire comprendre l’ampleur des pertes. Des 400 habitants de Nir Oz, un quart ont été assassinés ou capturés. Parmi eux se trouvent les familles Bibas et Calderon. La moitié des maisons ont été détruites ou brûlées. Nous arpentons les allées pour le constater de nos propres yeux. Les maisons les plus proches de l’entrée sont anéanties. Nous pouvons voir, toucher, photographier. Chaque pas que nous faisons se heurte au contact du verre brisé et de la cendre. Une odeur de feu et de mort pénètre dans l’air. De ces maisons-là, il ne reste plus rien.
Les suivantes ne sont pas calcinées mais saccagées, par une oeuvre conjointe des terroristes et des civils venus prêter main forte. Dans ce chaos immobile, le temps semble avoir été suspendu. Des monceaux de meubles et d’objets jonchent le sol. Je vois des médicaments, un paquet de lingettes encore ouvert, des briques de Lego, un trousseau de clés, des livres, des jouets, des photos… La vue de ces objets du quotidien nous permet de nous projeter davantage. Nous nous sentons de plus en plus lourds, accablés par le poids de nos casques, de la chaleur et de notre sidération.
Pourtant, à mesure que nous avançons, un basculement inespéré se produit. Les espaces éloignés du kibboutz, où les maisons ont été les plus épargnées, nous donnent un aperçu de ce à quoi ressemblaient, il y a encore deux mois, ces lieux purs, sereins, aux accents paradisiaques. De l’horreur absolue jaillissent ainsi la quiétude et l’espoir. La nature foisonnante, les arbustes fleuris, les étendues de pelouse verte, les chants des oiseaux, les peintures colorées ornant les murs des habitations, les chats égarés… sont autant de signes le démontrant. « Il reste encore de la vie », me dis-je en moi-même. Malgré leur tentative acharnée, les terroristes n’ont pas réussi à éteindre l’âme de Nir Oz.
À l’issue de cette journée, le peu de temps qu’il nous reste est dédié à d’autres rencontres avec nos interlocuteurs. Chacun est un témoin à sa façon. L’Ambassadeur de France, Frédéric Journès, nous livre un regard diplomatique. Boaz Bismuth, député à la Knesset, nous livre un regard politique. Les ambulanciers de Zaka, Maguen David Adom et Ihoud Hatzala, nous livrent leur regard tout court, car ils sont ceux qui ont tout vu. Mendy et Jamal travaillent tous les deux pour Zaka. L’un est juif orthodoxe, l’autre est arabe israélien. Tout les oppose, et pourtant, ils sont unis par la même volonté d’aider leur prochain. « Nous avons appris à mourir ensemble. Nous devons maintenant apprendre à vivre ensemble », nous dit Jamal avec une simplicité remplie de sagesse.
Parmi les derniers échanges, nous écoutons les femmes de Bonot Alternativa, organisation de lutte contre les inégalités et les violences faites aux femmes, pleinement mobilisées depuis les attaques du Hamas. Elles déplorent le silence des féministes à travers le monde malgré la quantité de preuves récoltées, y compris celles qui ont été livrées par les criminels eux-mêmes. Cet échange nous rappelle que, quoi qu’il arrive, et où qu’aient lieu les conflits, les femmes sont toujours choisies comme la cible la plus frappante, la plus sensible et la plus douloureuse.
Au terme de ces rencontres d’une portée si riche, le voyage s’achève avec un besoin viscéral, pour l’ensemble du groupe, de témoigner. Nul ne pourrait revenir inchangé d’une telle expérience, car malgré tout ce que nous savions déjà auparavant, c’est en venant sur place que nous avons pu partager véritablement la souffrance du peuple israélien. Dans l’avion, je repense à toutes ces femmes et ces hommes que nous avons rencontrés. Tous, sans exception, nous ont remerciés d’être venus les voir. Tous ont laissé transparaître un traumatisme encore très à vif au sein de la population. Nous rentrons à Paris juste à temps pour allumer les bougies de Hannouca. À l’aune de ce voyage, rappelons-nous simplement de la symbolique de cette fête. Il n'existe que trois choses dans le monde qui se démultiplient quand on les transmet : l’amour, la connaissance, et la lumière.
Juliette Duplanil-Weill, en charge des relations avec les élus au Crif
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