Jean Pierre Allali

Jean-Pierre Allali

Le billet de Jean-Pierre Allali – Il était une fois... Les Tunes : Regards sur les Juifs de Tunisie

21 Mars 2025 | 36 vue(s)
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Opinion

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Illustration : La Grande Synagogue de Tunis (Collection JPA)

 

Le temps est hélas bien loin où Guy de Maupassant, en visite dans la capitale tunisienne, pouvait écrire dans La vie errante (Éd. La Table Ronde, 2000) : « En vérité, Tunis n’est ni une ville française, ni une ville arabe, c’est une ville juive. C’est un des rares points du monde où le Juif semble chez lui comme dans une patrie, où il est le maître presque ostensiblement, où il montre une assurance tranquille, bien qu’un peu tremblante encore. C’est lui, surtout, qui est intéressant à voir, à observer dans ce labyrinthe de ruelles où circule, s’agite, pullule, la population la plus colorée, bigarrée, drapée, pavoisée, miroitante, soyeuse et décorative, de tout ce rivage oriental ».

En 2025, il n’y a pratiquement plus de Juifs en Tunisie et le président Kaïs Saïed ne manque pas une occasion de fustiger Israël et le sionisme. Retour sur une histoire millénaire.

La présence juive en Tunisie à des époques particulièrement reculées est attestée par des traces matérielles tangibles et irréfutables. C'est ainsi qu'ont été découvertes, notamment par le révérend père Delattre, à la fin du siècle dernier, des lampes juives en terre cuite décorées du chandelier juif, la menorah et datées du 2e siècle de notre ère. De la même époque date une plaque en marbre blanc trouvée à Carthage. Les symboles juifs qu'on y distingue sont nombreux : chandeliers à sept branches, loulav, ethrog, shofar et, pour couronner le tout, une inscription en hébreu : « Chalom ». À Gammarth, une nécropole juive datant du 4e siècle a été révélée en 1833. La synagogue Naro à Hammam-Lif, datant du Ve siècle, avec ses mosaïques somptueuses, a été mise à jour en 1880 par le capitaine Prud'homme.

Enfin, plus récemment, l'équipe du professeur Mounir Fantar a découvert les restes d'une synagogue datant, elle, du 5e siècle avant J.-C. à Kélibia, dans la région du Cap Bon, à 110 kilomètres de Tunis.

Parallèlement à ces vestiges authentiques et scientifiquement datés, il y a bien évidemment la légende, la petite histoire. On raconte, par exemple, que la bourgade de Salammbô, immortalisée par Gustave Flaubert, tirerait son nom de l'hébreu « Chalom Po » (La paix est en ce lieu), que Carthage renvoie, quant à elle, à « Karta Hadacha » (Ville nouvelle) ou encore que, lorsque les Juifs voulurent s'installer à Tunis intra-muros au 10e siècle, ils sollicitèrent le juriste tunisien Sidi Mahrez. « Combien êtes-vous ? » demanda Sidi Mahrez. « Hara » (Quatre) assura précautionneusement le délégué juif. Et Sidi Mahrez, dit-on, de lancer au loin son bâton en disant : « Où mon bâton tombera votre « Hara » s'installera ! ». De là viendraient le nom et le lieu du quartier juif de Tunis, la « Hara ».

Légende mêlée d'histoire, aussi, que cette reine judéo-berbère, la Kahéna, héroïne de la résistance à l'invasion arabe. À la tête de la tribu berbère judaïsée des Djéraoua, elle serait morte au combat à l'âge canonique de 125 ans.

Le judaïsme tunisien s'est constitué autour de trois rameaux essentiels. Un rameau « israélien » composé de marchands ou de navigateurs venus de la terre d'Israël qui, pour les raisons les plus diverses, ont décidé de s'installer en Afrique du Nord. Ce groupe sera rejoint par les Juifs fuyant Eretz Israël après la destruction du Temple. Un rameau berbère, composé des tribus locales qui adoptèrent le judaïsme comme les Djéraoua, les Néfoussa, les Fendélaoua, les Médiouna, les Ghiata et les Fazaz. Plus tardivement, enfin, le rameau italo-hispano-portugais, les « Granas », venus en Tunisie dans le sillage des migrations forcées des Juifs de la péninsule ibérique, victimes de l'intolérance de la très catholique Isabelle. Les « Granas » se sépareront des Juifs autochtones, les « Touansas », de 1710 à 1944. On trouvait également en Tunisie une petite communauté achkénaze. Ainsi, à Tunis, la famille polonaise Jakubowicz tenait une cordonnerie et Luigi Beretvas, fils du docteur Léopold Beretvas et futur médecin, qui, avec ses quatre amis, fut sauvé des griffes nazies par un maréchal des logis de la Wehrmaht, Richard Abel, et qui était d’origine hongroise.

Dès les premiers siècles de l'ère chrétienne, on voit les Juifs s'organiser en communautés autonomes sous la direction de gérousiarques. Le judaïsme, en concurrence avec le christianisme, est même prosélyte. Dans une certaine partie de la société tunisienne d'alors, il est souvent de bon ton de judaïser. Hélas, sous le règne de l'empereur Julien, cette convivialité religieuse va se gâter. Honnis, les Juifs deviennent des parias et sont marginalisés. Ils le resteront sous les Vandales et, dans une grande mesure, sous les Byzantins.

Avec l'islamisation de la Tunisie, les populations juives subissent le statut de la « dhimma », qui fait d'eux des citoyens protégés, mais de seconde zone : les synagogues, comme les églises d'ailleurs, doivent être plus modestes et moins élevées que les mosquées avoisinantes ; les Juifs montent des ânes ou des mulets, jamais des chevaux. Les armes leur sont interdites et leur témoignage est sans valeur face à celui d'un Musulman. Ils portent des vêtements distinctifs et paient un impôt spécifique de capitation, la « djezia ».

Il n'empêche. La vie s'organise. L'activité économique des Juifs est florissante. Les communautés se structurent. Un « nagid » dirige la « djamaa », tel Abraham Ben Nathan Ben Ata, qui exerça entre 1010 et 1020. Pour sa part, le rayonnement intellectuel juif est à son apogée. Les commentaires et les traités des savants juifs tunisiens sont appréciés à travers le monde. Qu'on pense à Hananel Ben Hushiel de Kairouan, à la lignée des Ibn Shahun, à celle des Ben Sogmar ou encore à celle des Ibn Jami.

Avec les persécutions almohades, Kairouan, capitale du pays et centre de la vie juive, perd son statut privilégié au profit de Tunis qui devient dès lors le point d'ancrage de la plus grande partie du judaïsme tunisien. Elle le restera jusqu'à la période la plus récente.

Les Juifs exercent alors pour la plupart des métiers artisanaux. Ils sont forgerons, quincailliers, bijoutiers, savetiers, tailleurs, fileurs, colporteurs et, bien sûr, négociants et prêteurs. Certains jouent un rôle charnière de médiation avec l'Europe en général et avec la France en particulier. Les frères Lumbroso, au 17e siècle et, plus tard, les Carillo, les Gallula, les Cohen-Solal et bien d'autres, qui feront de Marseille leur seconde patrie. Les souverains tunisiens, les beys, ont souvent des conseillers, des médecins ou des interprètes juifs.

Avec l'avènement d'Ahmed Bey en 1837, puis de Mohamed Bey, la communauté juive entre dans l'ère des réformes et de la liberté. Le « Pacte Fondamental », en reconnaissant l'égalité de tous les citoyens tunisiens, Juifs et Musulmans, abolit, de fait, la « dhimma ».

Ce texte révolutionnaire dû à la plume du chroniqueur Ahmed Ben Diaf, conseiller du bey Mohamed, fut adopté sous la pression des consuls de France et d'Angleterre, à la suite de la dramatique affaire « Batou Sfez ». Batou Sfez, cocher du caïd des Juifs, Nessim Samama, s'était pris de querelle avec des Musulmans et, dans son emportement, avait maudit le prophète Mahomet. Malgré tous les appels à la clémence, il fut condamné à mort et exécuté. Un récit populaire, « Qinat Batou », a conservé le souvenir de ce douloureux événement.

À l'aube du protectorat français, qui interviendra en 1881, les Juifs de Tunisie sont environ 40 000.

En dehors de la capitale, les Juifs étaient présents dans de nombreuses villes de Tunisie. Selon le recensement du 6 mars 1921, les Juifs tunisiens sont 3 531 à Sousse. Ils sont alors 3 379 à Djerba, 1 540 à La Goulette, 3 331 à Sfax, 2 523 à Gabès, 1 545 à Nabeul, 1 522 à Bizerte, 1 373 à L'Ariana et 1 140 à Béja.

La communauté juive de Djerba, l'« île des Lotophages », installée depuis des millénaires, vénère la « Ghriba », dont les fondations contiendraient, dit-on, des fragments du Temple détruit de Jérusalem.

Les Juifs de Tunisie seront 120 000 au moment de l'indépendance du pays en 1956. L'instauration de la Régence donne le coup d'envoi à l'occidentalisation de la population juive. Le parler judéo-arabe laisse peu à peu la place au français. La « Hara » se dépeuple au profit des quartiers européens plus salubres et plus attractifs. Le complet veston, le canotier, les robes et les tailleurs, supplantent les costumes traditionnels : chéchia et kouffia, kamiza, gebba et pantalons lamés d'or.

Les Juifs, par le biais des écoles du réseau de l'Alliance Israélite Universelle et des lycées français, entrent de plain-pied dans la modernité. Ils deviennent médecins, avocats, ingénieurs, enseignants, écrivains, peintres... Certains se lancent dans la politique. L'organisation communautaire est bien structurée.

Au lendemain du protectorat, un décret du 13 juillet 1888 organise la « Caisse de Secours et de Bienfaisance Israélite de Tunisie ». Neuf membres dirigent alors la communauté dont les compétences vont du culte à l'assistance. Le 30 août 1921 est créé un « Conseil de la Communauté Israélite » élu par l'ensemble des Juifs de Tunisie.

Ce Conseil compte soixante délégués élus (45 « touansas » et 15 « granas » ou portugais livournais) et douze conseillers (9 « touansas » et 3 « granas »). Le 13 mars 1947, le nombre de délégués est porté à quarante et celui des conseillers à dix.

Une Grande Synagogue, celle de l'avenue de Paris, est inaugurée dans les années trente.

C'est au baron De Castelnuovo, chirurgien particulier du bey Sadok, que revient l'initiative de la création d'une synagogue monumentale à Tunis. Construite grâce à un important legs du mécène juif Daniel Osiris et selon les plans de l'architecte Victor Valensi, la Grande Synagogue de l'avenue de Paris dont les douze premières pierres avaient été posées le 8 juin 1933 à Tunis a été inaugurée en 1938. Elle fut investie par les Allemands en 1942 lors de l’occupation du pays pendant six mois et saccagée par la foule en colère, le 5 juin 1967, pendant la Guerre des Six Jours. En 1996, le président Ben Ali a donné le coup d'envoi de sa restauration. La publication, par les postes israéliennes, en 1971, d'un timbre représentant cette synagogue a déchaîné la colère du rabbinat car le nom de D.ieu y apparaît sur le fronton au centre de la « Maguen David ». Tous les timbres ont été retirés de la vente et enfermés pour l'éternité dans un coffre-fort.

Parmi les Juifs de Tunisie qui se sont distingué, au cours des siècles, une reine guerrière, Damia Ben Nifak Cohen alias La Kahéna, un rabbin miraculeux, Haï Taïeb Lo Met, un peintre de renommée internationale, Albert Braïtou Sala, un aviateur héroïque,  Max Guedj, un inventeur de génie, Albert Samama, prince de Chickly ou encore David Galula, stratège militaire de premier plan.

Plus près de nous, l'écrivain Albert Memmi, le comédien Michel Boujenah sont des exemples parfaits de la réussite des « Tunes » en dehors de leur pays d'origine. Sans oublier l'économiste Jean-Paul Fitoussi, le cinéaste Serge Moati, les frères Pariente, fondateurs de Naf-Naf, Jules Ouaki, créateur des magasins Tati. Et comment oublier que la contribution des Juifs et des Juives à la musique, à la danse et au chant en Tunisie, est légendaire. De Habiba Msika à Cheikh El Afrit, en passant par Acher Mizrahi, les sœurs Chemama ou Leila Sfez.

L'avènement d'Adolf Hitler en Allemagne, la Seconde Guerre mondiale et l'instauration du régime de Vichy dirigé par le maréchal Pétain vont avoir de lourdes conséquences sur la vie des Juifs en Tunisie. Dans un premier temps, à l'instar de ce qui sera mis sur pied en France, un Statut des Juifs est imposé avec ses mesures infamantes : numerus clausus et interdictions de toutes sortes. Puis, pendant six mois, de novembre 1942 à mai 1943, la Tunisie sera occupée par les troupes allemandes. Les Juifs connaîtront alors les lourdes amendes collectives, les réquisitions de biens, le travail obligatoire, les assassinats et même, pour certains, la déportation dans les camps de la mort. Arrêté en France, l'ancien champion du monde de boxe, idole des Juifs tunisiens, Young Perez, mourra à Auschwitz.

La fin de la Guerre ouvre une époque d'insouciance, de joie de vivre et de pleine participation aux activités les plus diverses. Avec une ombre au tableau : la catastrophe d'Oslo. Un avion transportant des enfants juifs de Tunisie s'écrase à Oslo, en Norvège. Tous les passagers périssent. Il n'y a qu'un seul survivant, le petit Isaac Allal.

Les titres de presse juifs, qui se sont comptés par dizaines en Tunisie, aussi bien en français qu'en arabe ou en judéo-arabe reparaissent. Certains comme Le Judaïsme Nord-Africain Illustré, dirigé par Joseph Cohen-Ganouna, se distinguent, depuis 1919, par la richesse, l'abondance et la qualité de leurs rubriques.

La Gazette d'Israël, hebdomadaire engagé de tendance sioniste, est l'un des titres de la presse juive aux côtés de La Voix Juive, L'Écho Juif, Le Réveil Juif et bien d'autres encore. Les patrons de presse et les journalistes juifs sont nombreux.

Les équipes sportives juives, Alliance, Herzellia, UST..., collectionnent les bons scores et les titres, le scoutisme juif est en plein essor avec l'U.U.J.J. (Union Universelle de la Jeunesse Juive), les E.I.F. (Éclaireurs Israélites de France) et les nombreux groupes sionistes de jeunes. Théâtre, cinéma, peinture, littérature, la contribution des Juifs à tous les domaines culturels est sans commune mesure avec leur importance numérique. Les solennités juives rythment la vie de la cité.

À Kippour, les villes sont mortes et les rideaux des magasins tirés. À Pourim, les pétards et autres « fouchics » ou « banni-banni » éclatent partout et, à Pessah, la Pâque juive, la population, dans son ensemble, est amenée à boire du « Coca-Cola cacher le Pessah », ce qui ne dérange personne.

C'est le temps des surprises-parties, des bals au Casino du Belvédère, des « communions » et des mariages dans les endroits les plus huppés du pays.

Ce temps de bonheur tranquille sera, hélas, de courte durée.

Inscrite dans l'Histoire, l'indépendance de la Tunisie sera reçue comme un électrochoc par une communauté juive qui ne s'y était pas vraiment préparée. De nombreux Juifs, certes, optèrent de bonne foi pour la cause nationaliste, jouant la « carte tunisienne ». Deux ministres juifs, Albert Bessis puis André Barouch, feront partie des premiers gouvernements de l'autonomie interne et de l'indépendance. Mais cette « idylle » n'eut qu'un temps. Après l'indépendance, le 11 juillet 1958, le Conseil, dissous par un décret présidentiel, a laissé la place à une association cultuelle et à une commission provisoire de gestion. L'arabisation accélérée des institutions, la destruction du cimetière juif de Tunis et sa transformation en un jardin public, la dissolution du Tribunal Rabbinique et celle de la Communauté organisée dont maître Charles Haddad sera le dernier président, l'affaire dire de « Bizerte » enfin, un conflit entre la France et la Tunisie qui ne concernait en rien, au demeurant, les Juifs, entraîneront un exode progressif des populations juives vers la France, vers Israël et, dans une moindre mesure, vers les États-Unis, le Canada et l'Italie.

À propos des cimetières juifs de la capitale, on notera que dans le cimetière juif intra-muros de Tunis, les ossements des défunts, à quelques rares exceptions près, sont demeurés sur place, broyés par les bulldozers. Quant au cimetière du Borgel qui porte, comme le village où il a été édifié, le nom du Grand rabbin Éliaou Borgel qui dirigea la communauté de 1870 à 1898 et dont le fils, Moïse Borgel, joua un rôle de premier plan en 1942-1943 pendant l'occupation de la Tunisie par les Allemands, il est, de nos jours, dans un triste état. Une association, l'AICJT, dirigée par le généticien Marc Fellous, tente, par tous les moyens de restaurer les tombes endommagées laissées à l'abandon.

Par la suite, au gré des guerres israélo-arabes, des poussées de fièvre anti-juive accompagnées de violence et, parfois, de meurtres, pousseront une grande partie des derniers membres de la communauté à l'exil. Le 6 juin 1967, la Grande Synagogue de Tunis a été saccagée tandis que l'usine de fabrication des pains azymes de la rue Arago à Tunis a été détruite par des émeutiers. Plus tard, au fil des ans, d'autres lieux de culte, ici et là, seront vandalisés.

Signe d'un certain dégel : en octobre 1992, le Grand rabbin de France, originaire de Tunisie, Joseph Haïm Sitruk, accompagné d'une délégation consistoriale, sera reçu par le président Ben Ali.

D'une manière générale, sous la présidence d'Habib Bourguiba comme de Zine El Abidine Ben Ali, nombreux seront les Juifs tunisiens, y compris de nationalité israélienne, qui reviendront au pays en touristes pour sentir le sable chaud de La Goulette, de Khérredine et de Raouad, ou dans le cadre de pèlerinages comme celui de Lag Ba Omer à Djerba ou encore lors de la hiloula de Rabbi Haï Taïeb au cimetière du Borgel. On verra même d'anciens Tunisiens voyager avec leurs passeports israéliens et un Bureau d'Intérêts Israélien dirigé par un quasi ambassadeur, Shalom-Charles Cohen, s'ouvrir à Tunis en 1996. Le président Ben Ali ordonnancera la réfection de plusieurs synagogues, la Ghriba de Djerba et celle du Kef ainsi que la grande synagogue de la capitale. L'hospice de l'OSE à La Goulette sera également réaménagé aux frais de l'État. Insolite : pour la première fois à Djerba, un restaurant cacher, « La Colombe Blanche » ouvrait ses portes. Mais cela n'aura qu'un temps. La violence latente va exploser et tout bouleverser.

En 2002, un attentat contre la vénérable synagogue de la Ghriba de Djerba a fait 21 morts et de nombreux blessés.

Le 17 décembre 2010, l'immolation par le feu d'un jeune Tunisien , Mohammed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et légumes dont la marchandise avait été confisquée par les autorités,  dans la localité de Sidi Bou Zid,  va déclencher un mouvement irréversible de contestation. Le peuple réclame le départ du président Ben Ali et l'instauration d'un régime démocratique. C'est ce qu'on a appelé la « Révolution du Jasmin », mouvement de révolte qui va se répandre et faire tache d'huile dans le monde arabe. Au demeurant, les Juifs de Tunisie, ceux restés sur place comme ceux de la « diaspora » bien que toujours prudents face aux changements de régime, ont accueilli favorablement la Révolution tunisienne.

Mais ils déchanteront rapidement. En embuscade, les islamistes du parti Ennahda, dirigé par Rached Ghannouchi, attendaient une occasion pour prendre le pouvoir. Ce sera fait depuis l'élection de l'assemblée constituante de 2011 où, avec 89 députés, la formation islamiste est devenue la première force politique du pays.

Quant au président déchu, Ben Ali, en poste depuis 1987, il s'est enfui le 14 janvier 2011 et s' est réfugié en Arabie Saoudite. Lors d'un procès en juin 2012, Zine El Abidine Ben Ali a été condamné par contumace à la perpétuité par un tribunal militaire, une peine qui suivait d'autres peines de prison prononcées précédemment.

À plusieurs reprises, lors de manifestations islamistes, notamment en 2012, on a crié « Mort  aux Juifs » en Tunisie. Certes, il s'agit souvent de groupuscules que le pouvoir dénonce officiellement.

En mars 2015, la sépulture du vénéré rabbin Messaoud-Raphaël El Fassy, ancien Grand rabbin du pays, décédé en 1774, objet de pèlerinages, est saccagée.

En novembre de la même année, un signe qui ne trompe pas, tout un symbole : le dernier restaurant « cacher » du pays, « Mamie Lily », dirigé par Yaacov Lalusia, a fermé, par crainte d'un attentat.

Lors des terribles attentats de janvier 2015 à Paris, visant Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, plusieurs Juifs d'origine tunisienne ont trouvé la mort : le célèbre dessinateur Georges Wolinski, sa collègue Elsa Khayat, originaire de Sfax, le jeune Yoav Hattab, de nationalité tunisienne, fils du Grand rabbin de Tunis et directeur de l'école Loubavitch de la capitale tunisienne, Benyamin Hattab, Yohann Cohen, petit-fils du chanteur Doukha et François-Michel Saada.

De novembre 2018 à février 2020, un Juif tunisien, René Trabelsi, fils de Perez Trabelsi, président de la communauté juive de Djerba, a été nommé, sous le gouvernement de Youssef Chahed, ministre du Tourisme et de l’Artisanat. Cela n’était pas arrivé dans le pays depuis 1957. D’autant plus que René Trabelsi est franco-tunisien !

On ne compte pas les ouvrages relatifs aux Juifs de Tunisie et les associations d’originaires sont légion. Parmi elles, l’ATPJT, créée et présidée par Bernard Allali, organisatrice de nombreuses « Semaines du Judaïsme Tunisien » et, plus récemment, la Bibliothèque du Patrimoine juif tunisien, lancée par Sylvio Ascoli.

Les Juifs en Tunisie, ne dépassent plus de nos jours le millier d'âmes, essentiellement regroupées dans l'île de Djerba et à Tunis. C'est là que chaque année, contre vents et marées, se déroule, au printemps, le pèlerinage de Lag Baomer. En 2016, le président de la République tunisienne, Béji Caïd Essebsi, a reçu le président de l'Association de la Ghriba, Perez Trabelsi, pour s'assurer de la réussite de la fête et annoncer des mesures draconiennes de sécurité.  Mais, il faut le reconnaître, le cœur n'y est plus vraiment.

Quelques notes d'optimisme peuvent être relevées de temps en en temps : en janvier 2016, l'ambassadeur de Tunisie en France a organisé une rencontre œcuménique à laquelle ont participé plusieurs rabbins. Le mois suivant, la nomination de Khemaies Jhinaoui comme ministre des Affaires étrangères de Tunisie, qui avait représenté son pays comme ambassadeur en Israël, rappelait des temps meilleurs encore qu'en 2014, le ministre tunisien du Tourisme, qui avait osé se rendre en Israël, avait dû démissionner sous la pression de l'Assemblée nationale.

Tout cela, fait que la petite communauté juive de Tunisie, un millier d'âmes, vit dans une certaine peur du lendemain. Rassemblée pendant un certain temps autour de Roger Bismuth, président de la communauté, 90 ans en 2016, elle se fait discrète, attendant que l'orage passe.

La Tunisie juive est désormais dans les mémoires et dans les livres, sur la palette chatoyante des peintres et aussi dans ces rues, qui, miraculeusement, de Paris à Marseille et de Jérusalem à Netanya, ont recréé le parfum du jasmin, de la menthe, du citron doux, des orangers, de la boukha (inventée, au 18e siècle, par Abraham Bokobsa !) et de la brise marine.

Il était une fois, les Juifs de Tunisie.

Jean-Pierre Allali 

 

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