Ancien Président du CRIF
Les manifestations contre le pass sanitaire nous déroulent un florilège de slogans dont la forme cryptique (« Qui? ») ne masque guère l’intention antisémite. Dilemme cornélien: comment être suffisamment clair pour être compris du plus grand nombre et en même temps suffisamment ambigu pour plaider l’innocence devant les tribunaux? En France en 2021 nous ne sommes plus au bon temps où dessiner un nez crochu faisait l’affaire, mais Soral et Dieudonné ont formé des disciples et les initiés de la complosphère savent que le point d’interrogation ne vise pas à poser une question, mais à fournir une réponse.
Au demeurant, rien de nouveau sous le soleil, les Protocoles des Sages de Sion fournissent le cadre à l’intérieur duquel sont révélés les méfaits des Juifs, valeur sûre depuis des siècles, accompagnés de leurs partenaires pour l’épisode actuel de ce très ancien et souvent dramatique soap opera: les capitalistes, le Big Pharma, Emmanuel Macron et Bill Gates….Bien sûr, un virus, c’est un bon sujet, mais depuis le temps, on se languissait, la peste Noire et l’empoisonnement des puits avaient fait recette, mais c’était il y a sept siècles, et récemment la révélation de la fabrication du SIDA par les Juifs n’avait pas eu le succès escompté, malgré les honorables efforts de Mme Arafat et de quelques uns de ses amis.
Ces pancartes qui suent la haine et le négationnisme restent très minoritaires et n’autorisent pas à incriminer en masse les anti-pass sanitaires. Mais qui peut nier une corrélation entre l’inclination à expliquer les malheurs par l’intervention d’acteurs occultes malveillants et la perméabilité aux slogans antisémites?
Mais qu’en est-il de ces autres pancartes, brandies comme des métaphores du mal, avec des étoiles jaunes, des pass « nazitaires », des croix gammées faites de seringues entrecroisées? Elles ont été reçues comme des gifles par ceux qui en connaissaient la signification. Pour autant, étaient-elles antisémites?
Non. Et c’est peut-être plus grave.Les trois violences auxquelles les militants du travail de mémoire se sont successivement confrontés ont été l’indifférence, le négationnisme et l’amalgame. Les deux premières ont été surmontées. Sommes-nous en train de céder à la troisième?
Assimiler des restrictions imposées par la lutte contre la contamination avec l’extermination d’une population implique en même temps de méconnaître l’horreur de la seconde et de survaloriser les désagréments des premières, si grande est la distance entre ces deux faits.
Certains pensent que l’enseignement de la Shoah a failli en privilégiant le devoir de mémoire et donc la mise en exergue de la victime aux dépens de l’explication politico-historique du projet nazi . Celui-ci, qui visait à anéantir un groupe humain jusqu’au dernier de ses membres, n’est comparable à aucun autre crime, mais une victime est comparable à une autre victime. Amalgamer tous les types de victimes conduit à se voir soi-même comme victime et amalgamer tous les oppresseurs conduit à comparer Hitler et Macron.
Une telle confusion marque aussi l’exacerbation de l’attention à soi et la violentisation d’un discours d’où les nuances sont bannies. Combattre le pass sanitaire car les nazis avaient exclu les Juifs des lieux publics, c’est comme prôner le tabac au motif que Hitler ne fumait pas. C’est la faute logique de la « reductio ad Hitlerum ».
Cet amalgame aurait-il été impossible si l’enseignement de la Shoah avait été moins moralisateur et plus politique? Je n’en suis pas sûr, aussi favorable que je sois à ce type d’exposition.
Il n’y a pas d’histoire sans prise de position éthique et donc sans émotion. Parler des crimes nazis en ne s’attachant qu’à leur logique interne peut trouver des oreilles complaisantes, car d’autres morales que la nôtre obéissent à leur propre logique et malheureusement, elles ont plutôt le vent en poupe en ce moment.
Les survivants ont témoigné dans l’indifférence alors que tant de ceux qui savaient que 6 millions de Juifs avaient été assassinés ne trouvaient pas là, même quand ils étaient des historiens réputés (Braudel), que cela vaille la peine qu’on s’y intéresse. Il a fallu le procès Eichmann pour qu’ils puissent parler et que le monde s’émeuve devant des histoires et des chiffres qui le laissaient indifférent jusqu’alors . L’histoire de la mémoire de la Shoah nous dit beaucoup de ce que nous sommes. La collecte mémorielle n’a pas nui, bien au contraire, à l’analyse historique. Les survivants avaient appris à ne pas prendre la place de l’historien, et ils lui ont fourni une épaisseur émotionnelle qui incrustait son récit.
La persistance de l’antisémitisme dépend de mécanismes répétitifs dont nous comprenons le fonctionnement mais dont nous ne connaissons pas les contre-feux. L’enseignement de la Shoah ne suffit pas parce que le ressentiment, l’égocentrisme et l’attirance pour la causalité maléfique vont très loin dans la psyché humaine.
Si on ajoute à cela que le langage, antisémitisme ou pas, est en train de perdre sa fonction d’échange pour une fonction d’imprécation, la tâche est lourde pour les enseignants. Enseigner la Shoah, c’est aussi apprendre à penser mais penser, ce n’est pas refouler ses propres émotions, c’est en être conscient.
Richard Prasquier