Jean-Pierre Allali
Illustration : La Grande Synagogue Choral de Kiev
Depuis 2014, la guerre fait rage entre l’Ukraine et la Russie. Tout a commencé en février de cette année à la suite de ce qu’on a appelé la révolution ukrainienne. La Russie a annexé la Crimée et soutenu les séparatistes russes de la région du Donbass. Nouvelle aggravation le 14 février 2024, lorsque les Russes ont encore mis la main sur quatre oblasts : Louhansk, Donetsk, Zaporijjia et Kherson. Mais l’Ukraine tient bon, infligeant de lourdes pertes à l’armée russe. De nos jours, l’Ukraine est dirigée, depuis le 20 mai 2019 par Volodymyr Zelinsky, fils d’Oleksandr et Rymma Zelinsky, Juifs tous les deux. La famille Zelinsky a payé un lourd tribut lors de la Shoah et si le président ukrainien a épousé une non-juive, Olena Kyiachko et élevé ses deux enfants dans la religion orthodoxe, il ne renie pas pour autant ses origines.
Malgré son président actuel d’origine juive qui rêvait de faire ses études en Israël, l’Ukraine a longtemps été et demeure un pays rongé par l’antisémitisme. Comment oublier, en effet, que c'est en Ukraine qu'ont eu lieu, en 1648, les massacres de Chmielnicki qui firent quelque cent mille morts, que le pogrom d'Odessa, en 1903, fut particulièrement meurtrier et que c'est également dans ce pays qu'eurent lieu, dans les années vingt, les pogroms de Proskourov, de Felstine ou de Jitomir. Comment oublier aussi que c'est l'assassinat à Paris, en 1926, de l'ancien président du Directoire ukrainien, l'ataman en chef des armées du pays, Simon Petlioura, par l'horloger juif Samuel Schwarzbard, qui fut à l'origine de la création de la Lica, future Licra [1]. Enfin, c'est en Ukraine, dans le tristement célèbre ravin de Babi Yar que furent fusillés, en 48 heures, en septembre 1941, plus de 30 000 Juifs et que 200 000 Juifs sont tombés sous les balles des Nazis et de leurs supplétifs locaux dans la banlieue de Lvov, au camp de Janover.
Pourtant, des liens très forts unissent depuis longtemps les Juifs et l'Ukraine. C'est là, dans la ville d'Uman, que chaque année, quelque 25 000 pèlerins se retrouvent autour de la tombe du vénéré Rabbi Nahman de Braslav, fondateur du mouvement hassidique du même nom. C'est là aussi, à Medzhybizh, qu'est enterré le fameux Baal Chem Tov. Retour sur une histoire millénaire.
On considère généralement qu'à l'époque du fameux royaume des Khazars, entre le 7e et le 10e siècle, des groupes de Juifs s'étaient installés sur les rives de la Dnieper ainsi qu'au sud de l'Ukraine. Plus tard, au 14e et au 15e siècle, venus d'Allemagne et de Bohème où sévissaient des persécutions endémiques, d'autres Juifs les ont rejoints. À la fin du 16e siècle, il y a déjà près de 50 000 Juifs dans le pays. De vingt-cinq communautés organisées au Moyen Âge, elles sont quatre-vingts vers 1800.
Au 18e siècle, les Juifs d'Ukraine sont 300 000. Ils atteindront l'apogée de deux millions d'âmes à la fin du 19e siècle. La révolution bolchevique de 1917 puis la catastrophe nazie, avec les exils et les assassinats font qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il n'y a plus que 800 000 Juifs en Ukraine, 150 000 à Kiev, 100 000 à Odessa, 80 000 à Kharkov, 50 000 à Dnepropetrovsk, 40 000 à Czernowitz (où une émission régulière télévisée en yiddish a vu le jour en 1992), 25 000 à Lvov et 20 000 à Donetzk.
En 1991, les Juifs ukrainiens ont été reconnus comme minorité ethnique nationale ayant droit à l'autonomie culturelle. Une université juive dite « Salomon » a été créée à Kiev en 1993.
En 1998, on comptait encore plusieurs centaines de milliers de Juifs en Ukraine dont un quart étaient affiliés à des organisations communautaires. Depuis, l'émigration, notamment vers Israël a été continue avec un rythme de plusieurs dizaines de milliers de partants par an. En 2010, lors de la visite qu'effectua dans le pays, le Grand rabbin Gilles Bernheim, ils étaient encore 300 000.
Venu de Brooklyn en 1990, le Grand rabbin Yaacov Bleich, un Hassid de la mouvance dite « Karliner » a redonné souffle et vitalité à une communauté qui était sur le déclin. De douze communautés organisées à travers le pays, on est rapidement passé à soixante-dix dont soixante-deux d'obédience orthodoxe. Les organisations culturelles, sociales et religieuses se sont développées. On en a compté, à l'aube de l'an 2000, environ 400. À Kiev, capitale de l'Ukraine, la Maison de la Jeunesse Juive abrite des organisations aussi diverses que le Bné Akiva, le Betar ou le club sportif Maccabi. On y trouve aussi bien des écoles juives y compris un lycée pour jeunes filles, qu'un théâtre, une troupe de danse, un ensemble musical. Une « Union des Organisations Juives d'Ukraine » chapeaute l'ensemble des activités et, pour ce qui est du domaine plus social, le Fonds Hessed Avot est très actif.
S'il est incontestable que la majeure partie des Juifs ukrainiens vivent aujourd'hui à Kiev sous l'autorité du président Alexander Levin, on trouve aussi de nombreux Juifs en Crimée, à Simféropol, à Lvov (où existe une loge du B'nai B’rith) et à Brody. À Uman, un jardin d'enfants a même ouvert en 2013.
En octobre 2013, le tribunal de Kiev a ordonné la restitution à la communauté juive de dix-huit rouleaux de la Torah qui avaient été volés par le NKVD soviétique.
On retiendra, parmi les événements marquants de 2013 et de 2014 : en mai 2013, des individus appartenant au parti néonazi Svoboda, vêtus de tee-shirts sur lesquels on pouvait lire « Battre les Youpins », ont tabassé violemment un avocat juif dans la ville de Tcherkassy, au sud-est de Kiev. L'incident survenait après que des nervis de la même mouvance avaient manifesté contre le pèlerinage d'Uman. En octobre, c'est un homme d'affaires qui a accusé la police de l'avoir tabassé au seul motif de son judaïsme. Plus tard, en novembre 2013, alors qu'une nouvelle synagogue venait d'ouvrir à Sébastopol, sous la direction du rabbin Benyamin Wolf, deux têtes de cochons ont été jetées sur le bâtiment. En 2014, les actes antisémites se sont multipliés. Un professeur d'hébreu a été attaqué à Kiev en janvier. Une semaine plus tard, c'est un étudiant du kollel qui a été poignardé. En février, des cocktails Molotov ont été lancés contre une synagogue à Zaporijia, à 600 km au sud-est de Kiev et, en Crimée, à Simféropol, la synagogue Ner Tamid a été taguée d’une croix gammée et de l'inscription « Mort aux Juifs ».
Au plus fort de cette vague antisémite, le Grand rabbin de Kiev, Moché Asman, a conseillé aux Juifs de quitter le centre de la capitale pour se réfugier dans des endroits plus sécurisés et suggéré aux écoles juives et aux centres culturels de fermer momentanément leurs portes. Les synagogues, elles, ont continué d'organiser leurs offices. De son côté, l'Agence Juive, par le biais de son président, Nathan Sharansky, a décidé en son temps de fournir une aide d'urgence afin de renforcer les mesures de sécurité des institutions juives du pays. Depuis la guerre avec la Russie, les Juifs ukrainiens ont fui le pays par milliers. En 2025, la communauté juive d'Ukraine vit dans la tourmente.
Jean-Pierre Allali
[1] On pourra lire à ce sujet mon ouvrage, écrit en collaboration avec Haïm Musicant : « Des hommes libres. Histoires extraordinaires de l'histoire de la LICRA. Éditions Bibliophane, 1987.
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