Ancien Président du CRIF
La chute de Assad a entraîné un torrent de commentaires. Elle a, nouvelle malchance pour Emmanuel Macron, rejeté dans l’ombre le haut fait de sa présidence, à savoir le pari réussi de la reconstruction de Notre-Dame.
Les noms de ceux qui sont aujourd’hui les maîtres d’une Syrie où régnait depuis 54 ans une dynastie impitoyable, protégée par deux régimes qui font peur, la Russie et l’Iran, étaient inconnus il y a quinze jours. Ils se sont emparés d’un couloir stratégique fait de quatre grandes villes du nord au sud dont l’existence remonte à la nuit des temps, Alep, Hama, Homs et Damas, qui ont été le centre de l’empire omeyyade et les bastions de l’Islam contre les croisés.
En août 2012, Obama avait déclaré que l'utilisation d'armes chimiques par la Syrie constituerait une « ligne rouge » à ne pas franchir. Un an plus tard, alors qu’une attaque aux gaz neurotoxiques avait fait des milliers de victimes, le même Obama préféra un « deal » naïf, moralement et politiquement désastreux, à une opération militaire, et accepta une proposition de Poutine qui marquait le retour russe au Moyen-Orient. La Syrie s’engageait à liquider ses stocks d’armes chimiques. Inutile de préciser qu’elle ne l’a pas fait, et il faut saluer l’opération aérienne israélienne actuelle de destruction de ces stocks.
Les experts ne donnaient pas cher à Assad quand la guerre civile a commencé dans l’été 2011, alors qu’étaient renversés ses collègues Ben Ali, Moubarak et Kadhafi en Tunisie, Égypte et Libye. Ils se sont trompés et ils n’ont pas non plus prévu l’écroulement actuel du régime.
Assad fut soutenu massivement par l’Iran, puis, depuis 2015 par la Russie, qui prétendait lutter contre un terrorisme soutenu par les occidentaux, mélangeant à dessein les opposants modérés à Assad et les milices islamistes radicales.
Cette guerre a été terrible, 500 000 morts, encore plus de blessés et mutilés. En combinant les sept millions de réfugiés et les sept millions de déplacés internes, plus de la moitié des Syriens se sont enfuis, vingt fois plus que les réfugiés palestiniens de 1948. Depuis près de dix ans, les réfugiés syriens en Turquie donnent à Erdogan un levier de chantage sur l’Europe, qu’il a utilisé magistralement.
Le régime de Bachar ne contrôlait pas tout le territoire syrien.
Au nord ouest, jouxtant la frontière et sous protection turque, c’était la poche d’Idlib d’où sont partis les insurgés. Sa population avait triplé lors de la guerre civile et atteignait quatre millions de personnes, deux fois plus d’habitants qu’à Gaza, mais sur une superficie dix fois supérieure. Les troupes syriennes, malgré l’aide russe, n’étaient pas parvenues à prendre cette poche. Entre les parrains turc et russe, un « gentlemen’s agreement » avait été signé en 2018 car Erdogan était trop utile à Poutine pour qu’il laisse éclater une vraie guerre. La passivité actuelle de la Russie vient aussi de ce choix de préserver ses relations avec la Turquie.
Le mouvement HTS (Hayat Tahrir al-Cham, HTS ou HTC suivant qu’on transcrit le mot Sham « Syrie » avec un S ou un C) qui contrôle Idlib, et aujourd’hui la Syrie, est qualifié de terroriste non seulement par les États Unis, mais aussi par la Turquie qui le soutient par ailleurs, continuel double jeu de Erdogan. On dit que le financement du HTS provient en grande partie du Qatar…
Le chef de HTS depuis sa création il y a douze ans sous le nom de al Nosra, est Abou Mohamed al-Joulani, fils d’une famille de la bourgeoisie syrienne, qui coche toutes les cases du djihadisme : prison d’Abu Ghraib, allégeance au sanguinaire Abu Moussab al Zarqawi, puis à Abu Bakr al-Baghdadi, le chef de Daech, puis à Ayman al Zawahiri , successeur de Ben Laden à al-Qaida, mais depuis plusieurs années il semble bien avoir rompu avec ces mouvements qui prônent le djihad global. Il dit vouloir se concentrer sur la situation en Syrie. Dans ce cas, il lui reste fort à faire, car peu de pays sont dans un état économiquement et humainement aussi catastrophique.
Parmi les organisations coopérant avec HTS, il y a l’Armée nationale Syrienne, un nom trompeur pour des milices entièrement à la solde de la Turquie. Elles seront le fer de lance d’une offensive probable contre les Kurdes qui occupent un grand territoire au Nord Est de la Syrie, qu’ils appellent le Rojava. Là se trouvent le pétrole syrien et les prisons où sont détenus les djihadistes de Daech. L’Union démocratique, le parti kurde modéré qui y prédomine est considérée par Erdogan comme un faux nez du PKK, son ennemi juré.
Les Kurdes ont été les meilleurs alliés de l’Occident dans la lutte contre Daech et les Américains ont gardé 900 soldats dans la région, ainsi que, tout près en Jordanie et à la frontière irakienne, la Tour 22, une importante base militaire.
Le 10 décembre, HTS a repris aux troupes de Bashar, Deir el Zohr, la grande ville de l’Est syrien, et vient ainsi au contact des Kurdes. Un face à face avec les Américains alors qu’il a fait reculer les Russes ne peut que faire plaisir à Erdogan. Il est possible, probable même, que les Américains refuseront l’affrontement et que les jours de l’autonomie kurde au Rojava sont comptés.
Provenant des montagnes à l’ouest du pays, les Alaouites forment 10 % de la population syrienne, les Assad en font partie.
C’est une secte ésotérique historiquement méprisée par l’Islam sunnite. Leur vénération pour Ali, gendre du Prophète, mais surtout, l’intérêt d’une alliance avec Hafez el Assad, ennemi acharné de l’Irakien Saddam Hussein, avec qui Khomeini était en guerre, avait poussé ce dernier à proclamer opportunément dans une fatwa que les Alaouites faisaient partie du chiisme duodécimain, celui de l’Iran.
L’excellence des relations des sunnites du Hamas avec l’Iran et le régime Assad ne se transpose pas aux fondamentalistes sunnites syriens. Ceux-ci gardent la mémoire du massacre de Hama en 1982 perpétré par Hafez el Assad contre les Frères Musulmans. Pour Joulani, les Alaouites sont des hérétiques, même s’il déclare ne pas vouloir s’en prendre à eux. Quant aux Iraniens, le saccage de leur ambassade dit l’hostilité populaire. Le lien syrien entre l’Iran et le Hezbollah est donc rompu et il est à prévoir que des règlements de compte auront lieu à Téhéran à la suite de l’anéantissement du grand projet d’axe chiite.
Aujourd’hui, des témoignages indiquant que la charia n’est pas appliquée à Idlib avec rigueur s’ajoutent aux déclarations apaisantes de Joulani et alimentent les espoirs des optimistes. Les pessimistes rappellent les illusions sur l’arrivée de « Talibans modérés » à Kaboul et les plus anciens se souviennent des déclarations sur la liberté qu’allait apporter l’ayatollah Khomeini au peuple iranien.
Aujourd’hui aussi, il y a unanimité en France sur l’horreur du règne des Assad. Mais dans le passé, les complaisances furent nombreuses et ne se limitent certainement pas à Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon. Quant à l’ONU, suivant UN Watch, l’Assemblée Générale a voté depuis 2015, 156 résolutions contre Israël et onze contre la Syrie. Assad a été réélu en 2021 avec 95 % des voix et ce truquage, finalement internationalement banal, n’a entraîné aucune sanction.
Bachar el Assad a été un mauvais dictateur qui avait la cruauté, mais pas l’intuition du rapport de forces. Laissant son armée en déshérence, il s’est reposé sur ses protecteurs, qu’il s’est de plus parfois mis à dos. La Russie ne lui a offert qu’un asile « humanitaire ». Comme elle veut préserver sa base navale de Tartous, la seule en Méditerranée, et sa base aérienne de Hmeilmim, près de Lattaquié, elle a vite accepté le changement de drapeau sur l’Ambassade de Syrie à Moscou.
Enfin, chacun comprend que l’évaporation du Hezbollah et des forces iraniennes a été provoquée par les coups que Israël leur a portés, facteur majeur et paradoxal du succès des islamistes. Ceux-ci sont désormais à la frontière d’un Golan d’où est issu leur chef, car Joulani signifie en dialecte syrien, l’homme du Golan.
Mais pour Israël, cette proximité est gérable et tout ce qui affaiblit l’Iran est bon à prendre…
Richard Prasquier, Président d’honneur du Crif
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