Président de France-Israël, Alliance Général Koenig et membre du Bureau exécutif du Crif
Au détour d’un jour où l’histoire de l’humanité semble se réécrire dans le sang et les larmes, j’ai eu le privilège et le fardeau de rencontrer Yarden Bibas. Cet homme, au destin bouleversé, porte la marque indélébile d’un drame personnel et collectif : sa femme Shiri et ses enfants, Ariel et Kfir, le plus jeune otage de l’histoire de l’inhumanité, ont été arrachés à la vie, victimes d’une barbarie sans nom qui s’inscrit dans une série de violences perpétrées ces derniers temps.
Nourri par la mémoire douloureuse du 7-Octobre, ce jour fatidique qui a fait l’effet d’un séisme au sein des communautés juives, ici en particulier en France et à travers le monde, Yarden incarne, par son silence et ses mots, l’appel à la compassion et à la lutte contre une haine souvent insidieuse. En effet, la manière dont il a su faire face à la tragédie qui l’a frappé, tout en pensant à ses frères et soeurs qui subissent chaque jour la montée d’un antisémitisme virulent, nous force à une profonde réflexion sur ce qu’est et ce que doit être la dignité humaine.
Notre rendez-vous s’est déroulé dans un lieu soigneusement choisi, une enclave où la sécurité semblait tenter de mettre un mur contre le tumulte extérieur, mais où l’âme de Yarden était libre de se confier. Le voir
s’avancer vers moi, marqué par une rigueur intérieure, bien que son corps témoignât de la souffrance et même ce visage, jadis animé, semblait aujourd’hui alourdi par le poids des souvenirs, fut un choc, une leçon
de courage silencieux.
La rencontre dura deux heures, deux heures suspendues dans le temps où chaque silence, chaque mot, portait la résonance d’une vie brisée et d’une volonté farouche de se reconstruire. Je m’étais préparé à offrir un soutien moral, à tendre la main dans l’espoir d’alléger ne serait-ce qu’un instant la douleur qui se lisait sur ses traits. Mais ce fut Yarden qui, par sa stature, par son regard, m’offrit à mon tour la force de relativiser nos maux, de comprendre que même au coeur de l’indicible tragédie, l’espoir et la dignité pouvaient naître de la volonté de se relever.
Ce qu’il m’a confié, sans détour, avec une lucidité émouvante, fut qu’au-delà du chagrin immense de la perte de sa famille, il ressentait une obligation morale de veiller sur ses frères et soeurs, d’être le gardien d’une mémoire commune, celle d’un peuple qui, malgré les assauts de la barbarie, refuse de se laisser abattre.
Dans le sillage de ce drame, la solidarité s’est manifestée sous des formes inattendues. Geoffroy Boulard, le maire du 17ᵉ arrondissement de Paris, lors de la libération de Yarden, avait organisé la mise à disposition d’un livre d’or afin que chacun puisse exprimer ses condoléances, ses messages de soutien et son hommage à cet homme et, en filigrane, à l’ensemble d’une communauté meurtrie. En seulement deux jours, le recueil s’est vu rempli de milliers de mots, autant d’échos de l’empathie collective et de l’espoir retrouvé.
Chargé par Geoffroy Boulard, en tant que président de l’Alliance France-Israël, de transmettre ce message de réconfort, j’avais à coeur de porter ce témoignage de soutien en main propre. Ce geste, bien plus symbolique qu’une simple passation de papier, représentait l’essence même d’une fraternité qui transcende les douleurs individuelles pour affronter ensemble les injustices du présent.
Mais l’engagement du maire Boulard ne s’est pas arrêté là : il m’a également confié une vidéo personnelle, un message direct adressé à Yarden Bibas. Ce dernier, profondément ému, n’en a manqué aucun mot. Contrairement à certains responsables politiques dont les déclarations intempestives, irréfléchies, parfois même immatures, livrent une communauté juive déjà psychologiquement affaiblie à la meute, Geoffroy Boulard incarne, lui, ces justes de tous les jours. Chacune de ses paroles, chacun de ses gestes vise à apaiser, à rassurer, à réconforter.
Assis face à cet homme posé, Yarden parlait des fantômes qui le hantaient encore, des souvenirs qui, malgré le temps, persistent comme des cicatrices ouvertes. Il évoqua ses nouvelles phobies, ces peurs qui lui
rappellent inlassablement la fragilité de la vie, mais aussi sa détermination à honorer la mémoire de ceux qui l’ont quitté. Dans ce partage, j’ai compris que ce n’était pas seulement le réconfort que je lui apportais,
c’était bien lui qui insufflait la force de continuer à se battre, de poursuivre un chemin de reconstruction.
Un moment m’a particulièrement bouleversé. Alors que je m’inquiétais de son état, de ses blessures encore fraîches, Yarden s’est empressé de me demander, avec une sincérité désarmante : « Et vous, comment ça se passe avec la flambée de l’antisémitisme ? » Cette inversion des rôles, ce réflexe de fraternité dans la douleur, m’a saisi et j’ai ressenti cette puissante résonance d’un verset talmudique, « kol Israel arevim ze
laze » chaque juif se préoccupe de l’autre, un appel à lutter contre l’indifférence, un appel à l’unité et à l’amour fraternel qui, malgré tout, fait la grandeur d’un peuple.
La fin de notre entretien fut marquée par un silence presque sacré lors d’une étreinte forte et sincère, celle d’un homme qui, en dépit de ses plaies béantes, restait porteur d’un message universel : celui de l’espoir, de la dignité et de la lutte pour la reconnaissance de chaque vie.
Ce jour-là, même si je mettrai plusieurs jours à me remettre pleinement de l’émotion ressentie, il m’est apparu clairement que ce que nous vivons aujourd’hui dépasse la simple tragédie individuelle. Il s’agit d’un appel vibrant, une lettre contre la barbarie et la haine, que doit porter toute une humanité en deuil, une réponse ferme à l’insulte d’un destin si cruel.
L’Alliance France-Israël, fondée sur les principes d’une solidarité sans frontière, continue de rassembler autour d’elle les voix de toutes origines, afin que jamais la douleur d’un individu ne soit oubliée et que chaque tragédie devienne le tremplin d’un engagement pour un monde plus juste.
En racontant cette rencontre avec Yarden Bibas, c’est l’histoire d’une douleur personnelle et collective que je souhaite partager, dans l’espoir qu’elle nous rappellera toute la fragilité de la vie et l’importance capitale de se soutenir mutuellement. Dans les yeux de Yarden, j’ai vu non seulement le reflet d’un passé déchiré, mais aussi l’éclat d’une détermination à renaître, à honorer la mémoire de ceux qui se sont éteints, et à écrire, pierre par pierre, la reconstruction d’un avenir où la dignité humaine ne sera jamais oubliée.
Ariel Amar, Président de France-Israël, Alliance Général Koenig, membre du Bureau exécutif du Crif
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