Le billet de Jean Mouttapa - Le « dialogue » interreligieux n’est pas affaire de bons sentiments

15 Octobre 2024 | 68 vue(s)
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Opinion

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Dans la deuxième partie du XXème siècle, après la catastrophe absolue de la Seconde guerre mondiale, de la Shoah et d’Hiroshima, les religions semblent avoir accompagné la recherche universelle d’un équilibre pacifique entre les peuples, et même y avoir activement contribué : du pape Jean XXIII rompant avec 2000 ans d’antijudaïsme chrétien jusqu’au pape Jean-Paul II rassemblant d’innombrables représentants religieux à Assise, du Mahatma Gandhi jusqu’au Dalaï Lama, grandes figures du combat politique non-violent, en passant par le pasteur Martin Luther King, aidé dans son geste héroïque pour les Droits civiques par le rabbin Abraham Heschel et le trappiste Thomas Merton, et jusqu’aux nombreux groupes de dialogue qui se créèrent dans les années 80 et 90 entre juifs israéliens et musulmans (ou chrétiens) palestiniens, et qui faillirent réussir à mettre fin à un conflit séculaire… tous ces exemples pouvaient exalter des sentiments d’espérance, et couronner les traditions religieuses de lauriers humanistes. Le pape Paul VI se sentait légitime à affirmer devant l’Assemblée générale de l’ONU que l’Église était « experte en humanité », et en fait, à cette époque, les autres religions semblaient participer aussi d’une telle expertise, ce qui les rapprochaient et les incitait au dialogue entre elles.

Inutile de faire le récit effrayant de l’effondrement de ces espoirs au cours de ce premier quart du XXIème siècle. Non seulement les religions se sont révélées incapables de porter les perspectives de paix des générations précédentes, mais partout ou presque, de l’Inde à la Russie, de l’Iran à la Turquie, d’Israël au Proche-Orient arabe, des États-Unis à la Chine redevenue confucéenne, sans excepter l’Europe, l’Amérique du Sud et l’Afrique, ce sont les plus fondamentalistes et intégristes qui attisent les haines interreligieuses et nationalistes. Surtout, ils sont aujourd’hui tellement nombreux et influents qu’ils peuvent être efficacement instrumentalisés par des pouvoirs despotiques (à moins que ce ne soit l’inverse…), tandis que dans les démocraties ils favorisent ouvertement les dérives illibérales.

Ne nous voilons pas la face : nous, les croyants humanistes et ouverts aux autres, nous sommes, chacun dans sa sphère culturelle, passés d’une situation de minorité ayant le vent de l’histoire en poupe, à celle de groupuscule qui « y croit encore » contre toute évidence. Et n’imaginons pas que les appels pathétiques à la compréhension mutuelle, les rencontres fraternelles (mais de plus en plus clairsemées), les références ferventes à la figure d’Abraham ou aux « âges d’or » de Cordoue et de Bagdad auront la moindre efficience. Il faut avant tout se demander, je crois, ce qui en nous, dans nos démarches de bonne volonté, n’a pas fonctionné. Car l’impasse n’est pas seulement le fait de ce monde de fureur dont il aurait été de toute façon bien difficile d’empêcher les errements, elle est aussi peut-être l’effet de nos propres insuffisances.

Sans vouloir donner de leçon à personne (puisque je m’inclus dans ce regard critique), je dirais que dans leur désir de faire progresser la paix, ou au moins de freiner les forces de guerre et de haine, les croyants partisans du dialogue se sont souvent laissé aller aux pétitions de principe et aux déclarations exaltant le sentiment de fraternité. Oubliant par là même que, comme nous l’enseignent les récits bibliques et les mythologies de toutes les cultures, la condition de « frères » est toujours problématique, qu’elle n’est pas une donnée mais une promesse, qui implique engagement et travail sur soi. Le dialogue n’est donc pas affaire de bons sentiments, il implique un exercice collectif, des études, des explorations en vue d’un approfondissement.

Ce que j’ai pu constater dans les groupes de dialogues que j’ai côtoyé depuis une trentaine d’années, c’est que les « questions qui fâchent », trop souvent mises sous le boisseau, sont de deux ordres : celui de la justice, indispensable à toute perspective de paix ; et celui des sciences humaines, indispensables pour construire le dialogue sur du réel, et non sur des mythes. Voilà nos deux « péchés » : nous n’avons pas assez osé nous mêler de politique, de peur que celle-ci ne perturbe un dialogue interconfessionnel déjà bien fragile en lui-même ; et nous n’avons pas osé étudier ensemble nos histoires croisées, les étudier sérieusement, scientifiquement, de peur que la méthode historique ne vienne brouiller nos identités respectives, voire nos credos.

Sur le premier point, qui remue des questions terribles dans notre pays, exacerbées depuis le 7 Octobre 2023, je me limiterai à témoigner de mon regard sur les milieux chrétiens actifs pour le dialogue avec les deux autres monothéismes. Trop souvent j’ai observé que la question du Proche-Orient était soit taboue, soit subitement pomme de discorde lorsque l’actualité la faisait malgré tout revenir sur la table. C’est ainsi que j’ai souvent vu à l’œuvre dans le monde chrétien ce que j’appellerai une « logique du tiers exclu » : dans le dialogue judéo-chrétien, on se gardait bien d’évoquer la nécessité d’un juste traitement de la question palestinienne, sous prétexte que celle-ci n’est pas à proprement parler religieuse (et c’est presque la vérité… sauf qu’il y a Jérusalem !) ; et dans le dialogue islamo-chrétien, la sympathie envers une population musulmane souvent défavorisée socialement est allée parfois jusqu’à comprendre, puis accepter, voire adopter la rhétorique antisioniste de certains interlocuteurs, sans voir qu’on préparait ainsi le retour d’un antisémitisme « de gauche » qui éclate au grand jour aujourd’hui.

Je n’irai pas plus loin sur ce point, d’une part faute de place, d’autre part parce que, pour avoir été proche d’André Chouraqui, je sais bien que le principe même de la Fraternité d’Abraham est d’aller à l’encontre de cette logique du tiers exclu. Ce qui m’importe ici est le deuxième type de « questions qui fâchent » évoquées plus haut, et l’affirmation qu’aucun discours sérieux, en politique comme en religion, ne peut être construit sans l’aide des sciences humaines. Et c’est sur ce postulat, je crois, qu’il faut refonder ce que l’on appelle le dialogue : celui-ci ne peut reposer durablement sur des mythes, même « positifs », car le mythe, par son écart avec le réel, par la place qu’il laisse à l’irrationnel, permet certes de mobiliser les bonnes volontés. Mais il permet aussi aux passions des uns et des autres de s’enkyster dans des certitudes qui, à terme, ne peuvent que s’affronter.

Prenons un seul exemple : la convivencia, censée avoir régné dans l’Espagne d’Al Andalus, revient souvent dans les échanges interreligieux, notamment judéo-musulmans. Bien que l’idée soit née tardivement dans l’Europe moderne, elle est tout de suite devenue un mythe positif qui semble répondre à notre désir actuel de « vivre-ensemble » (qui en est l’exacte réplique linguistique) ou de multiculturalisme à l’anglo-saxonne. Mythe « positif », puisque a priori il fait mémoire d’une ère d’harmonie interreligieuse. Mais en réalité, il a été instrumentalisé tant par des discours musulmans (pour montrer que la cohabitation des religions sous l’égide de l’islam, continuée au Maghreb après la Reconquista, avait été irénique et exemplaire) que par des discours juifs orientalistes, jouant sur la nostalgie d’un paradis perdu pour mieux critiquer la condition juive en régime chrétien. Or, les historiens ont bien montré que ce concept de convivencia n’est pas opérationnel, induit de graves erreurs et confusions sur un monde radicalement inégalitaire et plus violent que ce que le mot semble le dire. Par conséquent il n’a rien d’un « modèle », et ne peut être une référence pour le temps présent. Il n’y a pas eu d’ « âge d’or », nulle part, et l’histoire seule peut nous décrire la complexité des contacts entre les religions, qui n’ont jamais été simples.

Ce n’était là qu’un exemple, pour dire que les mythes « positifs » sont aussi faux que les négatifs (c’est-à-dire toutes les narrations fondant des préjugés discriminatoires et haineux), et qu’ils ont autant d’effet pervers. Pour arracher nos discours à ces idées toutes faites, il faut entrer dans la complexité par le biais de l’histoire, de la géographie humaine, de l’anthropologie appliquées à nos religions. Les sciences humaines nous apprennent tout d’abord que nos communautés, nos institutions, nos croyances, nos rites, n’ont pas toujours été ce qu’ils sont, et que même nos textes « révélés » ont une histoire (sans parler de leurs interprétations officielles qui furent plus changeantes qu’elles ne veulent bien l’avouer). Elles nous apprennent aussi qu’il y a une part de violence en toute entité religieuse. Mais elles nous apprennent enfin que malgré cette violence et les traces qu’elle a laissées, cicatrisées ou pas, chaque entité possède une part de l’autre en elle. Dès lors, elle ne peut plus s’imaginer posséder une « identité » détachée de l’autre, car même dans la controverse et l’adversité - à défaut de nous aimer les uns les autres - nous nous sommes profondément influencés les uns les autres.

Une telle étude (avec l’aide de savants confirmés) du mélange et de la complexité qui caractérisent l’histoire de nos religions d’aujourd’hui serait, à mon sens, le meilleur moyen d’œuvrer contre la violence interreligieuse. Est-ce une utopie, n’est-ce pas trop demander aux fidèles des différentes traditions ? C’est en tout cas une nécessité pour que le dialogue puisse se (re)construire sur des bases solides.

 

Jean Mouttapa, éditeur, qui a dirigé pendant 35 ans le département Spiritualités d’Albin Michel, donnera un séminaire d’octobre à décembre aux Facultés Loyola Paris (anciennement Centre Sèvres) sur le thème : « La rencontre des religions dans l’histoire de la mondialisation culturelle ».

 

Séminaire ouvert à tous en présentiel ou distanciel, sur inscription :  https://www.loyolaparis.fr/agenda/la-rencontre-des-religions-dans-lhistoire-de-la-mondialisation-culturelle/

 

Article paru dans la Revue Fraternité d'Abraham en octobre 2024. 

 

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