Lorsqu’on arrive à l’aéroport d’Odessa, on est frappé par son nom : Odessa Mama, titre d’une chanson juive locale qui célèbre la ville. On est ainsi immédiatement projeté dans le passé - et le présent - de la vie juive dans cette cité d’un million d’habitants et troisième ville d’Ukraine par sa population.
Créée par Catherine II après la conquête de la rive nord de la mer Noire par les Russes au détriment des Turcs, Odessa est d’abord une ville française. Son premier véritable gouverneur est le duc de Richelieu, descendant d’un neveu du Cardinal ayant fui la Révolution française. A partir d’un village de pêcheurs, il a bâti durant vingt ans une ville selon les règles architecturales et urbanistiques de son temps : édifices néo-classiques et rues se croisant à angles droits. Son adjoint et successeur Langeron continue son œuvre jusqu’en 1824. Ils laisseront leur nom à deux des plus belles artères de la cité : Richelievskaïa et Langeronskaïa.
Odessa reste plus française que russe jusqu’à la guerre de Crimée de 1854, durant laquelle la Russie affronte la France, l’Angleterre et la Turquie. Dès la fin du conflit moins de deux ans plus tard, le port se développe et devient le premier du sud du pays. C’est par lui que s’exportent les blés d’Ukraine et qu’arrivent bon nombre de produits indispensables au développement économique de l’Empire des tsars (acier, machines – outils agricoles et industrielles, etc.). Comme Marseille à la même époque cette activité attire de nombreux étrangers : Grecs, Italiens Turcs…ainsi que des Juifs.
Ces derniers sont des sujets de seconde zone en Russie : soumis à des interdictions professionnelles nombreuses, à des numerus clausus dans les universités et les professions libérales, ils sont astreints à résider dans une zone qui va de la Lituanie à l’Ukraine en passant par la Pologne et la Biélorussie. Odessa les attire : le climat y est bien plus agréable qu’à Varsovie ou Minsk, les règles antisémites sont souvent appliquées avec moins de rigueur et on peut y faire des affaires. Certes la cité est pour beaucoup un miroir aux alouettes : une masse d’ouvriers et artisans juifs mène une existence pauvre sinon misérable dans le quartier de la Moldavanka où les prostituées et les gangsters, si bien décrits par Isaac Babel dans ses Contes d’Odessa, pullulent. D’autres en revanche font fortune dans le commerce, notamment celui des grains, véritable monopole juif, et construisent de superbes hôtels particuliers qui suscitent l’envie des antisémites locaux, qu’ils soient Grecs, Ukrainiens ou Russes. Au tournant du XXème siècle près de la moitié de la population de la ville est juive.
La vie intellectuelle est intense : Pouchkine puis Tchékov séjournent dans la cité et les écrivains juifs s’installent. Ils sont yiddischisants ( Menachem Mendel Sfoïrim, Scholem Aleichem), hébraïsants ( Bialik, Ahad Ha’Am), ou russophones (Isaac Babel). L’école de musique fondée par Piotr Stoliarski accueille le jeune David Oîstrakh et peu avant, en 1907, est fondée la première école de cinéma de Russie.
La communauté est riche de divisions, sociales mais aussi idéologiques et politiques. Les religieux se divisent en deux camps qui se détestent : les Litvaks, disciples du Gaon de Vilna, qui privilégient l’étude des textes, et les Hassidim, émules du Besht, qui mettent en avant l’accès direct à la divinité par la prière, le chant, la musique et le mysticisme. D’autres ne visent que l’émigration vers les Etats-Unis ou l’Argentine pour échapper à la misère ou aux pogroms de 1881 ou de 1903. Certains cherchent l’intégration au monde russe, tandis que d’autres croient que la fin des « Tsouress » -les soucis- viendra du socialisme, qu’il soit marxiste ou bundiste (le Bund, créé en 1898, croît à une autonomie culturelle yiddischisante). Quelques-uns, enfin, minoritaires mais actifs, ne voient de solution que dans la création d’un Etat juif : dès 1881, le médecin odessite Léon Pinsker écrit « Auto-émancipation » qui prône la création d’un Etat Juif. Il est le fondateur du mouvement des « Biluim », jeunes gens qui partent d’Odessa pour aller fonder des centres agricoles en Eretz Israël, quinze ans avant le premier congrès sioniste. Jabotinsky, né à Odessa en 1880, y a passé son enfance.
La révolution de 1917, dirigée notamment par Léon Trotski, alias Lev Davidivitch Bronstein,ancien étudiant d’Odessa, chasse les riches, en transforme d’autres en pauvres, combat très vite l’utilisation du Yiddisch mais ne remet pas en cause la présence juive dans la ville qui, avec plus de 100 000 personnes, constitue encore entre le quart et le tiers de la population de la ville. Tout change avec l’arrivée des troupes nazies fin septembre 1941. Près de 50% des Juifs ont pu partir pour se réfugier plus à l’est ou ont été mobilisés dans l’Armée Rouge. Les autres sont pris au piège de l’armée roumaine qui occupe la région et à qui la Wehrmacht a sous-traité le massacre des Juifs. Les soldats du Maréchal Antonescu tuent à qui mieux mieux en pratiquant la Shoah par balles. Il n’y a guère de survivants, et les officiers et soldats juifs de l’Armée Rouge qui reviennent en ville après sa libération en avril 1944 ne retrouvent aucun membre de leur famille. Ils épousent des non-juives et quittent la ville au moment de la Perestroîka pour l’Europe Occidentale, les Etats-Unis (ils créent « Little Odessa » à New-York) ou Israël. Là ils font partie du million de Juifs soviétiques qui s’installent, les plus jeunes servant dans Tsahal, mourant parfois au combat…et se voyant refuser l’enterrement dans les cimetières juifs car leur mère est une Goy…
Aujourd’hui, les Juifs d’Odessa sont un peu moins de 50 000, divisés en trois groupes d’importance à peu près égale : les laïcs, les Litvaks et les Hassidim qui se regardent toujours en chiens de faïence ; chaque groupe religieux a ses institutions, ne fréquente pas l’autre, et leurs membres ne se retrouvent qu’en un seul lieu : le cimetière, qui est commun. La ville est relativement prospère -l’Ukraine indépendante en a fait un port franc en 2000-, mais les coupures de courant existent, immédiatement contrées par les groupes électrogènes qui datent de l’ère Brejnev et font un vacarme de moteurs d’avion au décollage… Les voitures japonaises ou européennes sont présentes, mais roulent à l’essence mal filtrée qui dégage l’odeur caractéristique du temps de l’URSS. Dans la rue, on entend parler au moins autant russe qu’ukrainien et les drapeaux bleu et jaune de L’Ukraine indépendante ne flottent que sur les bâtiments officiels : Odessa n’affiche pas un nationalisme agressif comme à Kyiv ou à Lviv dans l’ouest du pays. Le président de l’Etat, Wolodomir Zelenski est certes juif, mais l’antisémitisme est encore répandu : les monuments commémorant l’Holocauste ( ici on ne dit pas Shoah) et célébrant les Justes Ukrainiens ( il y en a eu quelques-uns) ont été financés par la communauté sans que l’Etat ou la Ville n’aient versé un Hryvnia, la monnaie locale. Les choses commencent seulement à changer, avec la création de lieux de mémoire par les autorités nationales, notamment à Babi Yar près de Kyiv.
Malgré les tragédies passées et les difficultés d’aujourd’hui, il fait plutôt bon vivre à Odessa : le climat y est agréable près de dix mois sur douze, et un petit parfum d’Orient flotte sur la ville - la Turquie est de l’autre côté de la mer-. Il y a visiblement autant de recettes de bortsch (la soupe de betteraves et de pommes de terre) qu’il y a de babouchkas, et on peut même goûter la cuisine laitière des Tatars, autre minorité opprimée par les Russes. Il est aussi bien plaisant de se promener en bord de mer, en surplombant le grand escalier immortalisé par Eisenstein dans son film sur le cuirassé Potemkine (mais on ne met aucun landau à votre disposition). Alors, vivent Odessa Mama et Shtetl-plage qui tiennent tant de place dans nos souvenirs et dans nos cœurs !
Gérard Unger