Jean Pierre Allali

Jean-Pierre Allali

Le billet de Jean-Pierre Allali – Les Juifs d'Argentine au pays des ancêtres de Shiri Bibas

17 March 2025 | 135 vue(s)
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Opinion

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Illustration : La Grande synagogue de Buenos Aires

 

S’il y a dans le monde un pays ami d’Israël, c’est bien l’Argentine. Le 16 décembre dernier, les deux pays ont célébré les 75 ans de leurs relations diplomatiques lors d’une cérémonie spéciale organisée par l’Ambassade d’Argentine en Israël, au ministère des Affaires étrangères à Jérusalem.

En présence notamment du président Herzog, du ministre des Affaires étrangères, Gideon Sa’ar et du président de la Knesset, Amir Ohana, l’ambassadeur d’Argentine en Israël, Axel Wahnisch, a lu une missive du président argentin, Javier Milei, qui, en février dernier, avait été reçu à Jérusalem par Benyamin Netanyahou. Javier Milei, qui avait alors annoncé qu’il reconnaissait Jérusalem comme capitale d’Israël, rappelait, dans cette lettre, que l’Argentine avait été le premier pays d’Amérique latine à reconnaître Israël, lors de sa création. Le président argentin a fustigé le Hamas, organisation terroriste, responsable du pogrom du 7-Octobre. La chose est peu connue : la malheureuse Shiri Bibas, assassinée avec ses deux enfants, née Silberman, était d’origine argentine Récemment, Yamil Sangoro, membre du Conseil municipal de Buenos Aires, a introduit un recours pour que la rue Palestine de la ville soit rebaptisée en « rue de la famille Bibas ».

 

Par ailleurs, l'Argentine est l'une des rares contrées à travers le monde qui aurait pu être le foyer d'un État juif ressuscité. En effet, lorsque, au début du XXe siècle, l'idée d'un foyer national, d'un havre de paix, d'un lieu privilégié où se retrouveraient, pour vivre en harmonie, tous les Juifs chassés et persécutés, l'Argentine, à l'instar du Birobidjan, imaginé et créé par Staline, de l'Ouganda évoqué par Theodor Herzl lors d'un Congrès Sioniste voire du Fouta Djalon proposé par les Peuhls de Guinée, a failli accueillir l'embryon d'un État juif. L'Histoire, heureusement, en a décidé autrement, permettant au peuple juif de retrouver sa terre ancestrale. Cela n'empêche pas l'Argentine d'avoir une population juive importante et originale dont le parcours millénaire mérite d'être contée.

Si nombre de Marranes, de Juifs cachés, s'établirent incontestablement en Argentine après l'expulsion des Juifs d'Espagne, on considère généralement que l'origine de la communauté juive de ce pays remonte à une période récente, celle de la fin du XIXe siècle.
Fuyant les pogroms, aidés tout à la fois par l'Alliance Israélite Universelle, par la JCA (Jewish Colonization Association) et par le baron Maurice de Hirsch, mécène généreux et déterminé, des dizaines de milliers de Juifs « russes » se sont transformés en gauchos et en pamperos, établissant des villes nouvelles aux consonances juives ou en rapport avec la famille Hirsch et qui existent encore de nos jours : Moïsesville où furent rapidement érigées quatre synagogues et un hôpital, Mauricio, Clara, Feinberg.

En 1860, la communauté religieuse s'organise avec la création de la CIRA (Congregacion Israelita de la Republica Argentina). Entre 1860 et 1865, ce sont des Juifs alsaciens qui sont à leur tour tentés par l'aventure. Puis viennent aussi des Juifs marocains et des Juifs turcs. Des Juifs italiens également et même des Juifs d'Arménie.

Plus tard, dans les années trente, l'arrivée de Juifs politisés, marqués à gauche, issus du Bund ou du communisme, imprime une tonalité plus laïque au judaïsme argentin. Des écoles juives se multiplient. On y enseigne aussi bien l'hébreu que le yiddish. Colporteurs, commerçants et petits artisans à leurs débuts, les Juifs argentins ont, petit à petit, rejoint les classes moyennes. Des clubs sportifs voient le jour : Hebraïca, Maccabi ou Hacoaj ainsi qu'un Country Club. Plus tard s'installeront les écoles professionnelles de l'ORT.

En 1894 est créée l'AMIA (Association des Mutuelles Israélites Argentines).

En 1968, il y avait 500 000 Juifs en Argentine. En 2013, ils ne sont plus que 250 000 et la tendance est à la baisse avec une forte alyah vers Israël où les Juifs argentins sont plus de cent mille aujourd'hui. Les Juifs de la Pampa ont, depuis longtemps, abandonné les chevaux, les tracteurs et le travail de la terre pour les plaisirs modernes de la ville, notamment Buenos Aires où ils sont 165 000. Ils se regroupent dans les quartiers de Once, Abasto, Villa Crespo, Belgrano et Barracas. 70 % d'entre eux sont ashkénazes et 30 % séfarades.

On trouve également des Juifs à Rosario et à Cordoba, à Tucuman et à la Plata (70 000 en tout). De petites communautés subsistent à Santa Fé, Baia Blanca, Parana, Mendoza, Mar del Plata, Corientes, Salta, Posadas et San Juan.

Parallèlement à l'AMIA, un « Crif » local, la DAIA s'est constituée. Elle représente 140 associations. Il existe aussi une fédération des Clubs sportifs, la FACCMA.

S'il est vrai que la tradition hospitalière de l'Argentine, dont la constitution est favorable à l'immigration, a permis aux Juifs fuyant les pogroms d'être accueillis, un antisémitisme latent perdure. Un sondage de l'Institut Germani de l'université de Buenos Aires publié en octobre 2012 a révélé que trois Argentins sur dix ne veulent pas vivre dans un quartier à forte présence juive et qu’un Argentin sur deux ne souhaite pas épouser un membre de la communauté juive.

Sous la dictature militaire, entre 1976 et 1983, deux grandes banques appartenant à des Juifs, la Patricio et la Mayo ont fait faillite. Comme on s'en souvient, des milliers de personnes ont à l'époque disparu. Selon un rapport israélien, les Juifs, qui ne représentaient alors que 0,5 % de la population du pays, ont payé un lourd tribut à cette folie meurtrière avec 12 % de disparus. En 1992, un attentat contre l'Ambassade d'Israël a fait 29 morts dont cinq diplomates israéliens. En 1994, sous la présidence de Carlos Menem, un attentat à la voiture piégée a détruit le siège de l'AMIA faisant 86 morts presque tous juifs.

De 2000 à 2015, l'Argentine, pour la première fois de son histoire, a eu une femme présidente. Il s'agit de Cristina Elisabet Fernández de Kirchner, élue en 2007 et reconduite en 2011. Elle avait succédé à son propre mari, Néstor Kirchner, à la présidence. Certains se sont demandé si, avec un tel patronyme, la présidente argentine n'était pas juive. Il est vrai que par son père, Néstor Kirchner avait des racines suisses. Il est vrai aussi qu'un spécialiste de l'onomastique juive, Claude Mezrahi [1] rattache ce nom à un nom de métier germanique, « kurschner » qui donne « kuschner » en yiddish et « kusnierz » en polonais et qui signifie pelletier ou fourreur. Mais dans ce pays à 91 % catholique, les Kirchner n'étaient pas juifs. On pourra se consoler en notant qu'en mars 2012, une femme juive a été, pendant un jour, la présidente de l'Argentine. Il s'agit de Beatriz Rojkes de Alperovich, vice-présidente du Sénat. Ce jour-là, Cristina Kirchner était en visite officielle en Angola et le numéro deux du pays, le vice-président et président du Sénat, Amado Boudou, était en déplacement à Genève. Beatriz Rojkes de Alperovich a assumé la présidence argentine pendant tout une journée. Il n'est pas inintéressant de rappeler que selon la constitution argentine modifiée en 1994, le président devait obligatoirement être catholique. Autres temps, autres moeurs.

En 2025, sous la présidence de Javier Milei, la grande communauté argentine, plusieurs centaines de milliers d’âmes, semble vivre paisiblement malgré quelques soubresauts antisémites isolés.

 

Jean-Pierre Allali

 

[1] Les secrets et trésors cachés des noms de famille juifs, Éditions A.J. Presse, 2001.
 

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