Richard Prasquier

Ancien Président du CRIF

Le billet de Richard Prasquier - "Le Monde" antisémite ? Réflexions sur l’apartheid

25 Novembre 2022 | 380 vue(s)
Catégorie(s) :
France

À l'occasion des 80 ans du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), les membres du Crif ont été reçus à l'Élysée par le Président de la République, Emmanuel Macron, et Madame Brigitte Macron, lundi 18 mars 2024. Le Président du Crif, Yonathan Arfi, a prononcé un discours à cette occasion. 

Pages

Actualité

Vendredi 9 août 2024, s'est tenue la cérémonie en hommage aux victimes de l'attentat terroriste de la rue des Rosiers, organisée par le Crif en collaboration avec la Mairie de Paris. La cérémonie s'est tenue devant l'ancien restaurant Jo Goldenberg, au 7 rue des Rosiers. À cette occasion, le Président du Crif a prononcé un discours fort et engagé dans la lutte contre l'antisémitisme sous toutes ses formes, en dénonçant notamment celle qui se cache derrière la détestation de l'Etat d'Israël.

Pages

Antisémitisme

La 77ème cérémonie du Yizkor organisée par le FARBAND - Union des Sociétés Juives de France s'est déroulée dimanche 2 octobre 2022, à 11h30 au cimetière de Bagneux. 

À l'aube de 5783, découvrez les vœux de Yonathan Arfi pour Roch Hachana. 

Pages

Israël

Chronique de Bruno Halioua, diffusée sur Radio J, lundi 12 février à 9h20.

Pages

Opinion

Mardi 16 juillet 2024, s'est tenue la cérémonie nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites et d'hommage aux Justes de France, commémorant la rafle du Vél d'Hiv organisée par le Crif en collaboration avec le Ministère des Armées. Cette année, à l'approche des Jeux Olympiques, la cérémonie s'est tenue au Mémorial de la Shoah. À cette occasion, le Président du Crif a prononcé un discours fort et engagé, dans un contexte national et international difficile.

Pages

Cet article a été publié dans le Dossier spécial de Tribune juive du 21 novembre 2022 : « Le Monde-Israêl: Un lynchage sans fin »

 

Poser l’hypothèse que les journalistes hostiles à Israël, et ceux du Monde en particulier, seraient mus par l’antisémitisme me parait inutile et, sauf preuve du contraire, diffamatoire.

Inutile parce que je préfère analyser des actions ou des déclarations plutôt que de suspecter des arrière pensées, inutile parce que quand, cas non exceptionnel,  les accusés sont juifs, je déteste recourir à la problématique souvent fumeuse de « haine de soi », et inutile enfin parce que je connais suffisamment l’histoire des Juifs pendant la guerre pour savoir que certains des Justes les plus admirables, je pense par exemple à  Zofia Kossak Szczucka, fondatrice de Zegota, avaient un passé antisémite, alors que d’autres, prétendument amis des Juifs, n’étaient pas au rendez-vous du sauvetage.

Diffamatoire, parce que l’antisémitisme, la haine envers des individus non pas en raison de ce qu’ils ont fait, mais parce qu’on les a essentialisés comme Juifs, n’est pas une opinion, mais une absurdité, une tare et un délit.

Quant au rapport avec Israël, qui se situe au coeur du débat, je n’utilise qu’avec grande parcimonie le terme d’antisionisme. Il impliquait  dans le passé que l’on pensait que l’établissement d’un Etat des Juifs, traduction précise du livre de Theodore Herzl (Judenstadt) était une idée mauvaise et pessimiste: bien des Juifs dans le monde espéraient que l’assimilation et le patriotisme seraient un rempart  contre l’antisémitisme, d’autres recherchaient une autonomie culturelle mais non politique (Bund), certains  attendaient l’arrivée du Messie pour les conduire à Jérusalem, beaucoup enfin trouvaient  ces considérations dépassées, une fois la révolution mondiale achevée. La guerre ébranla, c’est peu de le dire, certains de ces espoirs, élimina un pourcentage gigantesque de Juifs, imposa l’idée que les Juifs avaient une communauté de destin qui les qualifiait comme peuple au-delà de considérations uniquement religieuses, poussa au départ beaucoup de survivants qu’aucun pays n’était vraiment enthousiaste à recevoir et leur imposa l’idée qu’il était dangereux  de ne compter que sur le bon vouloir des nations.

La guerre déclenchée par les pays arabes coalisés à la suite de la résolution de l’ONU créant un état juif aboutit à la victoire des sionistes, à l’indépendance d’Israël reconnue par les Nations Unies et au refus de ses voisins, une fois l’armistice signé, de reconnaitre cette indépendance.

Depuis cette date le nom sionisme a gardé sa signification primitive, mais le mot antisionisme a changé de sens: il ne signifie plus aujourd’hui ne pas désirer la création d’une entité nationale juive, mais vouloir la destruction de l’Etat d’Israël, l’entité sioniste, comme le qualifient nombre de ses ennemis pour ne pas utiliser le nom maudit. Destruction, avec ce qu’implique ce terme et que la chanteuse égyptienne Um Khalsum et  Ahmed Choukeiry le représentant palestinien de l’époque décrivaient  de façon explicite  en mai 1967: le sang et la mort. Ce discours d’une violence génocidaire n’a pas disparu 50 ans plus tard. Il est présent dans des textes (charte du Hamas), dans des prêches et dans de la propagande à usage interne d’organisations palestiniennes souvent considérées comme modérées, telle l’OLP. C’est le vrai discours antisioniste. Il enthousiasme les jeunes militants. Le justifier est indubitablement antisémite.

Mais sous la plume de certains, ce discours est édulcoré et «contextualisé » (pour reprendre le mot célèbre « la vérité du contexte » du journaliste responsable de l’affaire Al Durra ). Les paroles deviennent anodines, alors qu’elles sont meurtrières. La pierre lancée pour tuer devient un inoffensif caillou, symbole d’impuissance, et la barrière de sécurité israélienne, qui a prévenu tant d’attentats, prend le nom de mur de la honte. Les rôles des bons et des méchants sont fixés à l’avance et les articles se veulent des  appels pour cette paix qui  pourrait exister si seulement les colons Israéliens arrêtaient leurs exactions contre les Palestiniens et se retiraient de ces lieux qu’ils occupent indûment.

En Cisjordanie, les journalistes peuvent disposer d’une liberté de travail qu’ils ne trouveraient pas dans les pays du monde où se produisent les plus intenses des violations des droits de l’homme. Qui peut filmer librement au Tibet, au Sin Kiang, en Corée du Nord, en Iran ou dans d’innombrables pays  toujours aux premières loges quand il s’agit de critiquer les violations des droits de l’homme d’Israël? Tout événement qui se produit en ces lieux chargés d’histoire, de sens, de spiritualité et d’ambiguïté est en outre assuré d’être répercuté dans le monde entier. Qui s’intéressera à des conflits ethniques en Afrique centrale ou dans l’Asie du Sud Est, ou à des histoires d’esclavage dans des pays loin de nos pensées et de notre culture? Il y a, dit-on, plus de 200 millions d’esclaves dans le monde, qui en parlerait en « Prime time »? La facilité pratique du reportage, combinée à une garantie de retentissement médiatique, oriente d’un poids disproportionné les émotions et les colères du public contre Israël.

Il se trouve de plus, disons que c’est par hasard, que le « méchant », l’israélien, soit Juif…

Il n’est pas question pour l’auteur de ces lignes de prétendre qu’il est neutre sur ce sujet, alors qu’il a toute sa vie mis son sionisme en avant. Il n’est pas question pour lui non plus d’appeler à la moindre censure, ni même de cacher qu’il lui arrive de ressentir de la honte devant certaines manifestations ou actions de militants israéliens extrémistes. Un journalisme libre est le vrai drapeau d’une démocratie  et il n’y a pas de journalisme libre sans critique. Encore faut-il mieux et plus fortement rappeler qu’il y a de nombreux pays où la liberté du journaliste n’existe pas et que dans sa région, Israël est une exception.

Surtout,  il existe plus qu’une nuance entre engagement, critique et information. Cela n’est pas évident à la lecture de reportages de certains journalistes du Monde, oeuvres de militants délibérément anti-israéliens.

Leurs articles orientent de façon unilatérale la description des événements et euphémisent  le bloc inaltéré de haine et de rejet qui depuis près d’un siècle, depuis le mufti de Jérusalem et l’idéologie des Frères Musulmans, s’oppose existentiellement  à toute présence souveraine de Juifs sur cette terre parce qu’elle fut un jour musulmane, idéologie qui n’est pas seulement le soubassement actif du Hamas, mais qui continue d’être prêchée dans les mosquées  et enseignée dans les écoles sous autorité de l’OLP.

Ce mouvement de rejet conçoit des étapes et des trêves tactiques, mais reste fixé sur un objectif unique, débarrasser la terre tout entière de ses occupants illégaux. Il alimente en retour un mouvement messianique juif d’idolâtrie de cette terre. Il transforme tout accord en concession, toute concession en faiblesse, toute faiblesse en tremplin pour obtenir d’autres reculs. Il ne peut être contrecarré que sur le temps long, perspective peu attrayante pour les jeunes, mais qu’un journalisme  éclairé, didactique et sensible à la nuance devrait développer.

C’est ce genre de journalisme que beaucoup de ses vieux et inguérissables lecteurs continuent désespérément de rechercher dans Le Monde. Comme la madeleine de Proust, il a le goût du passé. L’engagement des journalistes devrait rester subordonné au désir de comprendre et de faire comprendre, mais il a pris le pouvoir et cherche d’abord à faire adhérer.

Dans le dispositif de délégitimation d’Israël, les mots jouent un rôle essentiel. Ils cristallisent la réalité. Plus exactement, ils l’in-forment. La guerre des mots est aussi vieille que la guerre des armes.

La plus haute victoire des mots contre le sionisme fut remportée le 10 Novembre 1975. Ce jour-là, l’Assemblée Générale des Nations Unies, avec le noble objectif d’ «éliminer toutes les formes de discrimination raciale » vota, par 72 voix (pays musulmans, bloc communiste, Inde, Mexique et Brésil) contre 35 et 32 abstentions, la déclaration   3379 attestant que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale ». Oui, le 10 novembre 1976, quatre mois après que à Entebbe, des militants  qui portaient le  même idéal que les signataires de la résolution de l’ONU, eurent séparé les Juifs des autres passagers, à une époque où le sinistre Kurt Waldheim était Secrétaire Général des Nations Unies. La résolution resta en vigueur pendant 16 ans et fut révoquée en 1991, comme l’avaient exigé les Israéliens avant de s’engager dans les pourparlers de Madrid, mais la nostalgie persistait et la Conférence des ONG à Durban a tenté de la ressusciter.

C’est cet arrière fond historique qu’il faut rappeler quand on observe l’usage du terme d’apartheid de plus en plus  accolé à Israël. La dernière manifestation est une tribune dans Le Monde du 27 octobre 2022. Elle était publiée avec un titre impressionnant « Appel de cinq anciens ministres des affaires étrangères: il faut reconnaitre que les politiques et pratiques  d’Israël à l’égard des Palestiniens équivalent au crime d’apartheid ». Un tel intitulé était clairement destiné à suggérer l’objectivité de la réflexion qui poussait ces anciens très hauts responsables européens à une conclusion dont on sentait qu’elle avait été prise peut-être à contre-coeur à la suite d’une profonde, récente et exhaustive analyse du dossier: cette conclusion se présentait donc comme définitive.

A lire la biographie des cinq signataires un doute apparait: il y a là un politicien slovène qui tint le poste de Ministre des Affaires étrangères pendant cinq mois en 2004, un Finlandais, personnalité politique importante de son pays, pacifiste militant qui déclarait il y a 20 ans déjà que la politique israélienne dans les territoires ressemblait à celle des Allemands contre les Juifs à l’époque nazie, il y a un économiste socio-démocrate danois, ancien ministre des Finances et brièvement des Affaires Etrangères, élu en 2013 au poste honorifique de Président de l’Assemblée Générale des Nations Unies et qui au cours de son mandat fit une visite en Palestine et au Hamas à Gaza sans éprouver le besoin de rencontrer alors aucun dirigeant politique israélien. Il y a Sayeeda Warsi, d’origine pakistanaise, importante personnalité musulmane anglaise, qui fut ministre d’Etat (mais pas des Affaires Etrangères) dans le gouvernement Cameron dont elle  démissionna pour protester contre l’appui de ce gouvernement à Israël pendant la guerre de Gaza de 2014.

Et puis, il y a Hubert Védrine, dont la vieille hostilité à Israël se passe de commentaires.

Ce sont donc là cinq personnalités qui ont choisi leur camp et qui depuis longtemps sont d’avis d’exercer des pressions économiques et des rétorsions politiques sur l’Etat d’Israël. C’est parfaitement leur droit, mais leur titre d’ancien Ministre des Affaires Etrangères ne leur donne pas plus d’objectivité dans ce domaine que ne m’en donnerait ma prétention, à moi, d’avoir un regard objectif sur le sionisme. On parle toujours de quelque part, et là, il y a confusion sur la marchandise d’origine.

L’insistance sur le mot « apartheid » n’a rien de fortuit. Le mot renvoie à un régime méprisé entre tous, celui de l’Afrique du Sud entre 1948 et 1991, régime de ségrégation et de hiérarchisation  raciale entre les Noirs, les Blancs, les métis et les Indiens, s’incrustant dans tous les domaines de la vie et donnant aux Blancs un ensemble de privilèges moralement insoutenable. Il n’est pas étonnant que l’origine sud-africaine  serve de viatique à certains juristes pour faire carrière aux Droits de l’Homme aux Nations Unies et donne à ceux et à celles qui manifestent le plus ouvertement une hostilité à Israël, Mme Navi Pillay en est l’archétype, un écho particulièrement marqué.

Il y a, c’est indiscutable, des ségrégations et des discriminations envers les Palestiniens habitant dans les territoires de Cisjordanie. Certaines motivations sont liées aux craintes sécuritaires, lourdement ancrées dans les crimes du passé et les menaces du présent. D’autres proviennent de la volonté de judaïser certains de ces territoires et soulèvent des débats majeurs dans la société israélienne. Le terme de apartheid a pu être utilisé de bonne foi par certains commentateurs qui voulaient insister sur la signification primitive de ce mot dans la langue afrikaans: mise à l’écart, séparation. Ils ont oublié qu’un mot ne fait pas que dénoter une signification isolée et aseptisée; il connote des représentations, c’est-à-dire qu’il charrie un conglomérat construit par l’histoire. Le mot apartheid est particulièrement lourd de ce poids qui a évacué le sens primitif.

Il y a dans les pays arabes une authentique situation d’apartheid vis-à-vis des réfugiés Palestiniens qui n’a jamais, au grand jamais, attiré l’attention des journalistes de la bien pensance et du Monde en particulier. Comment se fait-il que, dans ce Liban qui fut si fier du pluralisme de sa société, 300 000 Palestiniens soient privés d’accès à 74 professions, à l’acquisition de biens immobiliers, à la citoyenneté libanaise et qu’ils soient assignés à vie dans des camps de réfugiés strictement surveillés, alors que nous sommes aujourd’hui à 75 ans de la guerre de 1948 et de ce qu’ils appellent la Neqba? Chacun connait la réponse, qui a été donnée dès 1951 par l’un des premiers Directeurs de l’UNWRA, le Britannique Alexandre Galloway: il s’agit de les conserver comme une plaie béante, une arme contre Israël, et Nasser disait tout haut ce que certains espèrent encore tout bas, que le retour des réfugiés signifierait la destruction d’Israël.

Les discriminations vis-à-vis de certains groupes d’individus définis par leur couleur de peau, leur origine ethnique, leur religion, leur mode de vie sont une des taches les plus sombres et parfois les plus épouvantables de l’histoire des peuples. A juste titre, nous y sommes très sensibles aujourd’hui, mais les organisations internationales et les  journalistes ne choisissent pas de façon neutre les régimes contre lesquels ils tournent leurs protestations les plus vives. Le cas du Qatar, dont 10% seulement de la population bénéficie de l’exceptionnelle rente gazière et dont une partie des travailleurs sont réduits à un esclavage moderne, attire transitoirement l’attention à cause du Mondial, mais le chapitre sera vite fermé. Se pencher sur les Rohyngias de Birmanie ou les ethnies des zones frontalières de la Thaïlande n’attire pas les foules, les Kurdes et les Kabyles se heurtent à des alliances du silence très solidaires et la Chine est trop puissante pour que les politiques de remplacement de population concernant les Ouïgours ou les Tibétains puissent être relayées de façon efficace.

Israël remplit toutes les cases: bons sentiments, coalitions internationales assurées, risques réduits et caisses de résonance assurées.

A cela s’ajoute la douteuse satisfaction de prendre les Juifs au piège même du racisme, eux qui interpellent le monde en raison de la Shoah, ce qui aux yeux de certains comme Mahmoud Abbas, dont il ne faut pas oublier la thèse négationniste, est un privilège insupportable occultant le crime des crimes qu’aurait été la Neqba.

C’est à cause de cette connotation raciste si présente dans le mot apartheid, que les ennemis d’Israël ont fait le choix de marteler ce terme. Ils retrouvent ainsi les beaux moments de la déclaration 3379 énoncée en un temps où les Juifs avaient été chassés de la quasi-totalité des pays musulmans et étaient persécutés dans la quasi-totalité des pays communistes, tous signataires de ce texte. Il n’est pas étonnant que le premier coup sur l’apartheid israélien ait été lancé en 2017 par Richard Falk, ce juriste juif américain fanatique qui compare les sionistes aux nazis et qui avait été chargé de préparer ce dossier par une agence régionale de l’ONU, laquelle agence, cela ne s’invente pas, englobait le Moyen Orient et d’emblée en avait exclu Israël.

Vous avez dit apartheid ?

Richard Prasquier

 

Cet article a été publié dans le Dossier spécial de Tribune juive du 21 novembre 2022 : « Le Monde-Israêl: Un lynchage sans fin »