Bruno Benjamin

Président du Crif Marseille Provence

Le billet de Bruno Benjamin - La Pologne musèle la recherche sur la Shoah

09 Février 2021 | 250 vue(s)
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Pour se laver de toute culpabilité dans la traque des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, Varsovie se dote d’une loi qui rend illégal le fait de blâmer la nation polonaise. Deux courageux historiens sont poursuivis par la justice …

 

Entre histoire et mémoire, la Pologne se refait un cadre mémoriel. Jugeant le passé à travers le présent, ce pays où les vieux démons de l’antisémitisme ressurgissent périodiquement, démontre, une fois de plus, qu’il n’assume pas des faits inscrits dans la tragédie de la Seconde Guerre mondiale. C’est une façon de mettre l’histoire sous tutelle.  

D’un côté, la « Ligue de Défense du bon Renom de la Pologne », puissante association nationaliste au patriotisme exacerbé et « qui défend la fierté nationale », soutenue par les autorités. De l’autre, le rôle de l’historien qui est de remettre les événements en perspective, plus particulièrement l’assassinat de centaines de milliers de Juifs par l’occupant nazi, mais aussi la collaboration des Polonais eux-mêmes, alors hostiles à tous les malheureux pourchassés ou voués à la vindicte populaire. En 1945, trois millions de juifs polonais, soit 90% de la plus grande communauté d’Europe fut massacrée. 

Au centre de la controverse : Malinowo, un village situé à cent kilomètres de Varsovie. Traversé par une route départementale, il est constitué de nos jours de petites maisons et de fermes éparses, avec des champs où paissent des troupeaux, le tout entouré de bois. Terre agricole, Malinowo a gardé son aspect rustique. Sur ce qu’on peut voir sur Internet, rien n’attire le regard : ni un monument, ni un vestige quelconque. Pendant la guerre, ce devait être un hameau banal, comme il en existait des centaines d’autres à travers cette Pologne dont l’occupation par les Allemands le 1er septembre 1939, puis celle des Soviétiques quinze jours plus tard, fut à l’origine du conflit, la France et l’Angleterre déclarant la guerre au Troisième Reich. 

On n’évoquerait pas Malinowo si la personnalité de son défunt maire, Edward Malinowski, ne suscitait quelques interrogations. Son comportement à l’égard des Juifs est aujourd’hui dénoncé par deux historiens Polonais, bien qu’il ait été acquitté après la guerre des accusations de collaboration avec les nazis. Au cours de ce procès, on énuméra les faits : 22 juifs assassinés, mais une femme juive qu’il avait sauvé, Estera Siemiatycka, prétendument en échange d’un paiement, a témoigné en sa faveur, ce qui le sauva.

Cette honorabilité de l’ancien maire est contestée par Barbara Engelking et Jan Grabowski, auteurs du livre « Plus loin, c’est encore la nuit », publié en 2018. Fruit d’une patiente et rigoureuse investigation, cet ouvrage s’appuie sur des documents et des témoignages de survivants jamais étudiés auparavant, d’autant que Barbara Engelking connaît le sujet dont elle parle. Sociologue polonaise, spécialisée dans les études de la Shoah, elle a une œuvre derrière elle, des ouvrages sur l’Holocauste en Pologne qui font autorité. Chacun sait qu’un demi-million d’hommes et de femmes ont été gazés dans les sinistres camps d’Auschwitz, Belzec, Sobibor et Treblinka. Quant à Jan Grabowski, professeur d’histoire polono-canadien à l’université d’Ottawa, c’est un spécialiste des relations judéo-polonaises en Pologne occupée par les Allemands. Courageux, ils démystifient Malinowski en le montrant sous son vrai visage : un salopard antisémite. En effet, écrivent-ils, « en 1944, il a été dit dans le village qu’un groupe de 22 juifs se cachant dans une forêt voisine, avait été trahi par des Polonais et assassiné par les Allemands. Il a été dit que le maire de Malinowo était impliqué dans cette affaire. » 

Le devoir de vérité

Entre devoir de mémoire et devoir d’histoire, Engelking et Grabowski ont choisi une troisième voie : le devoir de vérité. C’est justement ce qui offusque les Polonais, actuellement en quête d’une certaine virginité au regard des déportations et des massacres perpétrés contre les Juifs. Si bien que poussée, dit-on, par des membres de la Ligue mentionnée plus haut, la nièce de Malinowski, Filomena Leszczynska, 80 ans, a porté plainte contre nos deux historiens en vertu d’une loi votée en 2019 qui rend illégal le fait de blâmer la nation polonaise pour les crimes nazis et qui expose ceux qui le font à des poursuites civiles. Elle demande une indemnisation d’environ 26 000 dollars. La dernière audience du procès au tribunal du district de Varsovie a eu lieu le 12 janvier dernier. Pour sa défense, Engelking a souligné, preuves à l’appui, qu’un même individu pouvait à la fois sauver des juifs et dénoncer des juifs. Qui fait l’Ange, fait la Bête… S’agissant de Malinowski, l’historienne a été formelle : « Je n’ai pas écrit que je pensais qu’il avait trahi les Juifs. J’ai rapporté l’opinion d’un témoin. » Que dit-elle de la juive sauvée par Malinowski ? « Je pense que malgré le fait qu’elle eut une mauvaise opinion de lui, elle voulait lui faire une faveur et lui montrer sa gratitude pour lui avoir sauvé la vie. » 

En fait, la loi de 2019 a sa logique qui conduit Varsovie à remodeler, à recomposer le passé en fonction de sa nouvelle grille de lecture des événements. Où l’histoire est interprétée suivant les intérêts d’une Pologne totalement lavée de sa culpabilité. Depuis quelques années, les autorités mettent en œuvre une « politique historique » dans le but de minimiser, voire de nier, la participation de nombreux Polonais à la traque des Juifs. Ces derniers, pour en réchapper, ne devaient compter que sur eux-mêmes. Il est utile, il est même nécessaire de rappeler qu’entre fin 1942 et début 1943, 120 000 à 250 000 juifs polonais parvinrent à s’échapper des ghettos ou des trains de la mort. Beaucoup cherchèrent refuge chez les paysans ou se cachant – comme à Malinowo – dans les bois profonds. Avec le concours des autorités locales et d’une frange de la population, les Allemands organisèrent une chasse à l’homme en instaurant la terreur pour dissuader toute velléité de contestation ou de résistance.

Aujourd’hui, les Polonais réécrivent « leur » histoire en la magnifiant, en l’épurant, en l’imposant comme une vérité absolue, ce que récusent les détracteurs de la loi de 2019, dont le musée Yad Vashem de Jérusalem, qui estiment à juste titre que cette loi étouffe les recherches historiques sur la Seconde Guerre mondiale en Pologne. Ce qui est effectivement en cause, c’est le travail des historiens, les sources et les résultats d’une recherche scrupuleuse des faits menée pendant des années. Et qui font autorité dans le monde entier.

Apportant leur soutien à Engelking et Grabowski, un collectif d’historiens américains et israéliens s’associe aux protestations émanant de confrères d’autres pays. « En se situant sur le terrain judiciaire et en voulant frapper financièrement nos collègues, écrivent-ils, cette irruption pernicieuse, dans le cœur même de la recherche, d’individus acharnés à ne pas admettre les avancées des sciences sociales, est grave car elle vise non seulement à discréditer mais à dissuader de jeunes chercheurs à se diriger vers des problématiques aussi risquées. »

L’affaire est effectivement trés grave. On attend le jugement qui doit normalement être prononcé le 9 février. Malgré les embûches et obstructions, les historiens doivent continuer à travailler et à publier leurs œuvres. Le menteur est celui qui a peur de la vérité. Or en Pologne la vérité ne peut être occultée.

 

Bruno Benjamin