Jean-Pierre Allali
Les Djudyos du 11ème arrondissement de Paris, par Claudine-Esther Barouhiel (*)
Les Djudyos, ce sont les Juifs de culture et de langue hispanique, descendants de ceux qui, lors de la période dramatique de l’Inquisition, furent chassés d’Espagne et du Portugal. Ils se retrouvèrent alors en Turquie, en Grèce, en Bulgarie ou encore en Italie. Les aléas de la vie et les guerres vont conduire bon nombre d’entre eux en France, notamment à Paris et plus particulièrement dans le 11ème arrondissement. C’est là, entre la place Voltaire et la place de la Bastille, autour des rues Popincourt, Sedaine, Basfroi, de la Roquette où encore du passage Charles Dallery, que naîtra la « Petite Turquie » qui abritera, au fil des ans, des milliers de Djudyos et où des cafés porteront les noms de « Le Bosphore », « L’Istanbul » (anciennement « Chez Béhar »), « L’Athènes » « Chez Baco », « Chez Sotil » ou encore « Chez Albert ». Sans oublier l’« Épicerie des Cinq Continents » et « Aux trois cent kilos ».
Tout un petit monde aujourd’hui pratiquement disparu avec ses commerçants aux enseignes typiques, ses marchands forains et ses marchands ambulants, ses personnages truculents aux surnoms savoureux, ses joueurs de cartes invétérés, ses musiciens, sa nourriture spécifique, ses synagogues, ses rabbins et ses dirigeants communautaires.
Pour ce qui est de la nourriture, on se lèche littéralement les babines et on frémit des papilles à l’évocation des fritadas de prasa (gratins de poireaux), des fritadas de espinakas (gratins d’épinards), des minas (tourtes aux légumes) et des boyos (petits gâteaux à l’huile et au fromage ou des guevos haminados (œufs durs). Et les berendjinas (aubergines), les borekas et les borekitas, les havras frescas et les havras con espinakas (haricots), les kalavasas (potirons), les cornichons, les œufs au kashkaval, les tomates, les poivrons et les aubergines farcis, les keftés, les filas et les mezzés, les almodrote de kalavasa (gratin de courgette au fromage), les pépitas (graines de courge), la sarsitchka (saucisson) et l’abudanaho (boutargue). Le tout arrosé d’un bon raki. Quant aux douceurs, la halva pitaga (crème d’abricots), les biskotchas et la confiture d’amandes régalaient leur petit monde.
Si la partie centrale de l’ouvrage de Claudine-Esther Barouhiel est constituée de précieux témoignages de personnes qui ont vécu dans cette « Petite Turquie » et dont, hélas, certains ont quitté ce monde, l’auteure nous propose, en introduction, une histoire générale des communautés juives de la péninsule ibérique avec ses figures de proue comme Don Isaac Abravanel, Maïmonide ou encore Dona Gracia Nasi. Une étude est consacrée aux associations qui se sont constituées peu à peu comme l’Association Amicale des Israélites Saloniciens, la Jeunesse Sépharadite, Aki Estamos, Ozer Dalim et bien d’autres. On découvre avec bonheur la dynamique association Al Syete du 7 de la rue Popincourt. Autre thème abordé, celui de la langue judéo-espagnole, si chère au professeur Haïm Vidal Sephiha, abondamment cité. L’auteure se penche aussi sur les nombreux Justes qui, aux temps tragiques de l’Occupation allemande aves ses rafles, ses arrestations, ses déportations et ses assassinats, sauvèrent de nombreux Juifs des griffes nazies.
Pour ce qui est des témoignages, on est étonné par la diversité des souvenirs et si des recoupements se constatent, on note beaucoup de variété dans les souvenirs des uns et des autres. La grande majorité des intervenants est native de Paris, mais certains viennent de Tunisie, d’Algérie ou du Maroc. Afin que nul n’oublie, ils nous racontent tous le bon vieux temps.
« Le quartier, c’était un village, tout le monde se connaissait plus ou moins et il y régnait une belle ambiance. Les parents de l’un avaient connu la cousine de l’autre… toutes les histoires, toutes les vies avaient l’air de se recouper » dit, fort justement, l’un des témoins, Robert Odjalvo.
De très nombreuses illustrations agrémentent cet ouvrage émouvant et très intéressant. À découvrir.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Glyphe, août 2024, Préface de Jean-Pierre Allali, 252 pages, 22 €
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