Ancien Président du CRIF
Dans le déluge d’informations consécutif au décès d’Élisabeth II, certaines, qui ont été largement partagées dans la Communauté juive, font état de liens privilégiés et anciens entre la royauté anglaise et les Juifs. Les Windsor seraient-ils des marranes ? La vérité est moins prestigieuse mais l’histoire réserve quelques surprises…
Le premier épisode se situe autour de 1530. Il n’y a alors aucun Juif dans la péninsule britannique, car ils en ont été chassés en 1290 après deux siècles de persécutions et de massacres. Le Roi d’Angleterre est Henri VIII de la Dynastie des Tudors, fondée par son père Henri VII après des décennies de guerre civiles (la Guerre des Deux-Roses). Pour asseoir la légitimité fragile de sa lignée, Henri VII avait marié son fils aîné Arthur à Catherine d’Aragon, fille cadette des Rois catholiques d’Espagne, dont le prestige était alors au plus haut : c’était après la prise de Grenade, la découverte de l’Amérique… et l’expulsion des Juifs. L’union ne dura que cinq mois : le jeune Prince fut emporté par une maladie infectieuse mystérieuse (la « suette ») à laquelle son épouse échappa. Que faire de la veuve, âgée de 15 ans ? La renvoyer en Espagne aurait obligé à rendre la dot. Catherine fut donc, quelques années plus tard, mariée au nouvel héritier, frère cadet de Arthur, qui devint le célèbre Henri VIII. La reine poursuivra six grossesses, une seule parviendra à terme, c’est malheureusement une fille, la future Marie Tudor. Henry VIII pense (c’était longtemps avant Me too…) que son épouse lui a jeté un sort et cherche à s’en débarrasser, d’autant qu’il s’est pris de passion pour une de ses suivantes, Anne Boleyn. Le divorce est exclu dans le monde catholique, il faut trouver un motif d’annulation du mariage. Et si le mariage était illégal ? En épousant l’épouse de son frère mort, Henri VIII n’avait pas respecté le commandement de Lévitique 20.21 qui interdit cette union. D’un autre côté, le Deutéronome recommandait cette union (Yiboum : lévirat) de façon à perpétuer le nom, si le premier mariage n’avait pas produit d’enfants, sauf à ressortir à la procédure humiliante de la halitza (déchaussement). Tout cela était bien compliqué et pendant les années de procédures entre Henri VIII et le Pape, de nombreux experts furent sollicités. Parmi eux, il y eut même des Juifs puisqu’ils étaient des spécialistes du Talmud et que celui-ci contenait un traité consacré à ce problème (Yévamot). Un Talmud (par le célèbre éditeur vénitien Daniel Bomberg) fut même acheté par l’Abbaye de Westminster. Il y eut bien sûr des experts talmudistes pour arguer en faveur du Roi et d’autres en faveur du Pape, mais il est plus qu’abusif de prétendre que leur rôle ait été prédominant dans la décision finale : comme on le sait, Henri VIII se fit nommer chef suprême de l’Église nationale (ce que fut encore Élisabeth II), répudia Catherine son épouse pendant 24 ans, se maria avec Anne Boleyn, qu’il fit d’ailleurs décapiter peu après : l’Église anglicane était née. La lubricité d’un Prince a rarement eu des conséquences historiques aussi durables, mais les Juifs n’y sont pour rien.
Le deuxième épisode, bien plus important pour les Juifs, eut lieu à Londres en 1655. Menasse ben Israël, Rabbin à Amsterdam (et maître de Spinoza qui reçoit le herem pendant son absence), vient à Londres où il est accueilli par des amis millénaristes, qui lui avaient suggéré que le retour des Juifs serait possible dans une Angleterre parlementaire, dirigée par Oliver Cromwell. Le Rabbin est en effet l’auteur d’un livre, L’Espoir d’Israël, où il explique que des descendants des dix Tribus perdues ont été retrouvés dans les forêts amazoniennes et que le retour des exilés hâtera l’avènement du Messie. Cromwell est sensible à l’argumentation (et peut-être au développement du commerce entraîné par l’arrivée de Juifs) et grâce à lui, Juifs sont désormais bienvenus en Angleterre. Menasse ben Israël venait en effet dans un contexte favorable : les courants messianiques se développaient au sein du protestantisme anglais. Certains d’ailleurs estimaient que l’Angleterre elle-même était peuplée de descendants des dix tribus (le terme « Berith, alliance en hébreu…). En outre beaucoup de Juifs européens, traumatisés par l’Inquisition, les ravages de la Guerre de Trente ans, puis par les massacres des Cosaques de Khmelnytsky en Ukraine, sont sensibles à la prédication messianique de Shabbataï Tsevi.
Dans la société anglaise chrétienne, l’arrivée au pouvoir des Parlementaires puritains avec l’exécution du Roi Charles Ier donne une visibilité exceptionnelle à un courant messianique dont certains partisans peuvent être qualifiés de « présionistes chrétiens ». Ce courant n’aura pas disparu au cours du XIXe siècle. Le jeune Disraeli, Juif converti anglican à l’âge de 12 ans, publiera un ouvrage sur le retour des Juifs à Sion et une sympathie pour le sionisme d’origine religieuse est clairement visible chez Lloyd George et Balfour, deux personnalités politiques de premier plan des premières années du XXe siècle. Le prélat anglican William Hechler fut un des plus efficaces soutiens de Herzl. Aujourd’hui, les Chrétiens évangéliques sont les successeurs de ces courants.
Le sionisme chrétien a toujours été considéré avec suspicion par les Juifs sionistes, car s’il envisageait avec sympathie le retour des Juifs sur la Terre de leurs ancêtres, il espérait que ce serait aussi le lieu de leur conversion au christianisme, condition de la Parousie (le second retour de Jésus).
Plus encore, certains courants messianiques, enragés par « l’entêtement » des Juifs, ont développé une rhétorique antisémite : le rejet de Jésus par les Juifs témoignerait de leur soumission au Mal, et leur prétention à se proclamer « le Peuple élu » ne serait qu’un mensonge de plus. C’est une route qui avait déjà été suivie par les Marcionites au début de l’ère chrétienne, et qui sera aussi celle de Mahomet et Luther, tous deux ayant développé une théologie anti-juive en raison de la non-conversion des Juifs à leur prédication initiale.
Après leur installation, à une époque où la porte leur est fermée en France, les Juifs, d’abord sépharades d’origine italienne (Montefiore, Disraeli…) puis ashkénazes (Rothschild) sont bien insérés dans la société anglaise et bénéficient d’une réelle prospérité (à rebours des Juifs venus après 1880, à la suite des pogromes tsaristes, installés de façon très précaire dans l’East End de Londres). Disraeli, par sa proximité avec la Reine Victoria joue un rôle majeur dans la création du mythe royal.
Quoiqu’il ait été lui-même circoncis à sa naissance, il est peu probable que Disraeli ait été à l’origine de la circoncision des enfants royaux qui fut apparemment une initiative de la Reine Victoria à une époque où la circoncision était d’après certains médecins censée protéger des maladies vénériennes, du phimosis et d’un comportement libidineux indigne d’un gentleman. L’attribution de cette pratique à l’ancêtre de Élisabeth, le Roi Georges Ier, électeur du Hanovre devenu par hasard Roi d’Angleterre, relève du mythe. À plus forte raison pour toutes les légendes qui relient la Royauté d’Angleterre à la lignée davidique des Rois de Juda en évoquant par exemple l’arrivée en Angleterre du prophète Jérémie accompagnant une princesse judéenne cherchant à échapper à Nabuchodonosor.
Si le Prince Charles a bien été circoncis par un Mohel (M. Snowman, on imagine l’effet publicitaire pour le praticien…), c’est que la Princesse Élisabeth souscrivait aux théories hygiénistes sur la circoncision et qu’elle voulait que l’opération fût réalisée par un professionnel. Les enfants de Charles n’ont pas été circoncis et l’auteur de ces lignes n’a pas d’informations sur la génération suivante…
Les dernières allusions reposent sur les liens de la famille royale avec le nazisme. Ils sont bien établis pour Édouard VIII, partisan de l’apaisement à tout prix, admirateur de Hitler, qui avait une liaison avec Wallis Simpson, une Américaine qui était peut-être un agent nazi. Le fait qu’il ait voulu épouser cette femme deux fois divorcée, ce que l’Église anglicane n’acceptait pas, a permis de le faire abdiquer après moins d’un an de règne, en décembre 1936. Mais une telle accusation de philonazisme ne peut être émise à l’encontre de son frère Georges V et de la fille de ce dernier, Élisabeth II.
S’il ne reste rien des allégations spectaculaires sur les liens de la famille royale d’Angleterre avec le judaïsme, l’histoire des Juifs en Angleterre est donc très particulière. On peut utiliser certaines légendes, établies bien avant l’arrivée des réseaux sociaux, pour réfléchir sur les processus de création de mythes, qu’on appellerait aujourd’hui des fake news.
Depuis leur retour de 1656, les Juifs ont été en Angleterre mieux acceptés que dans la plupart des pays européens. Le sionisme a pu s’y développer favorablement, jusqu’au tournant des années 30 où les révoltes arabes ont poussé les Anglais à restreindre strictement toute immigration juive.
Mais cela est une autre histoire…
Richard Prasquier, Président d'honneur du Crif
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