Lettre ouverte de François Heilbronn à Christophe Barbier

11 Février 2015 | 7463 vue(s)
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France

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Le Hors-série de L'Express numéro 28, "Regards sur l'Histoire" consacré aux Juifs de France a mis en émoi une partie de la communauté juive, François Heilbronn, professeur des universités associé à Sciences-Po Paris et Président des Amis français de l'université de Tel-Aviv lui a adressé deux lettres ouvertes publiées dans l'Arche.
 

 

 

Premier courrier

Cher Monsieur,

Abonné à votre journal depuis plus de 20 ans. Admirateur de Raymond Aron, je découvre atterré la couverture de votre édition spéciale sur les Français juifs (photo en PJ).
Je suis français depuis le 27 septembre 1791. En titrant, comme hélas l’avait fait le Monde, le 21 janvier: Juifs de France, vous me renvoyez à mon statut pré-émancipation, de Juif d’abord et défini uniquement par une appartenance territoriale, la France: apatride donc!!

Ma famille est française depuis 1791. Je suis la sixième génération sans discontinuer à être décorée de la Légion d’honneur. Mon grand-père et mes arrières grands pères l’ont été à titre militaire. Nous sommes des Français patriotes avant tout et aussi de confession juive.

De quel droit, pouvez vous nous renvoyer à un statut géographique, territorial et non national?
Le journal le Monde , chose rare d’ailleurs, a présenté ses excuses à ses lecteurs, jugeant son titre “Juifs de France” du 21 janvier 2015, “malheureux et maladroit”
Pour aggraver la confusion, votre couverture est illustrée d’une jeune femme qui brandit un drapeau israélien. Vous entretenez ainsi toutes les confusions d’esprit les plus dangereuses.

Je suis officier de réserve parachutiste. Je brandis toujours le drapeau tricolore. Tous les Juifs habitant la France sont Français et se considèrent comme tel. Ils l’ont prouvé par leur héroïsme, leur sens public, leur créativité. Comme la très grande majorité d’entre eux, j’aime et je soutiens activement Israël, mais d’abord comme Français et comme démocrate, ensuite comme Juif.

Enfin vous sous-titrez “une assimilation exemplaire”. Auriez vous osez dire cela à Rachi de Troyes au 12ème siècle, à Bernard Lazare, à Léon Blum, à Georges Mandel, à Marc Bloch, à Pierre Mendès-France ou encore à Raymond Aron.

Monsieur Barbier, je connais votre culture et votre sensibilité, je suis d’autant plus surpris que vous ayez pu laisser passer une telle couverture.
Un telle image nous renvoie au ghetto et nous blesse.

Veuillez accepter, cher Monsieur, l’expression de ma considération attristé.


François Heilbronn


Réponse de Christophe Barbier

Cher lecteur,

J'ai bien reçu votre lettre et vous remercie de l'attention que vous avez portée au numéro 28 de notre collection "Regards sur l'Histoire", consacré, en effet, aux "Juifs de France". Comme l'indique son nom, cette série retrace la présence dans L'Express, au fil de soixante années, de grands sujets d'actualité, en apportant aussi une vision historiographique. C'est pourquoi l'intitulé "Juifs de France", que nous avons retenu après une longue discussion éditoriale, est parfaitement justifié et pertinent.

En effet, nous parlons dans ces pages des Français de confession juive, mais aussi d'habitants de la France qui n'étaient pas reconnus citoyens de plein droit du fait de leur religion, jusqu'en 1791, ainsi que des populations juives installées en Algérie et qui ont dû attendre le décret Crémieux de 1870 pour obtenir la citoyenneté française : c'est donc bien "Juifs de France" qu'il faut dire pour embrasser, et toute la période historique, et toutes les personnes concernées. Nous évoquons aussi les étrangers, juifs, qui sont venus vivre, voire se réfugier, en France et qui ont été abandonnés ou trahis, souvent livrés aux nazis par l'Etat français, ou au contraire aidés par la population. Ceux-là n'étaient pas français mais considéraient qu'en France, patrie des Lumières, rien ne pouvait leur arriver: leur destin a donc bien été celui de "Juifs de France venus d'ailleurs". 

Double attachement
Enfin, nous voyons, à travers des articles aux dates parfois très éloignées les unes des autres, comment s'est développée la relation entre les Français juifs et Israël, nourrissant divers débats sur la double nationalité et, plus récents encore, sur l'alya. Etre français et israélien a un sens très fort pour de nombreux citoyens, sans que ces deux nationalités puissent toujours être, en leur esprit, hiérarchisées.
Ce double attachement est illustré sur la couverture de notre hors-série par la présence des deux drapeaux, français et israélien, et non d'un seul comme vous semblez le dire. La jeune fille au premier plan brandit un drapeau avec l'étoile de David et, juste derrière elle, un autre manifestant agite l'étendard tricolore. L'un derrière l'autre, l'autre derrière l'un, l'un à côté de l'autre: c'est bien là une image qui résume, depuis 1947, les relations passionnelles entre Israël et la France. Vous trouvez que cette photo évoque le ghetto, je considère qu'elle illustre la République. 

A ce propos, puisque vous vous déclarez "admirateur de Raymond Aron", vous n'aurez pas manqué de lire, page 30, le texte qu'il publia dans L'Express du 10 octobre 1980, après les attentats de la rue Copernic et les manifestations qui suivirent. Il écrit : "Je regrette l'absence du drapeau français dans le défilé aux Champs-Elysées, sous le drapeau bleu orné de l'étoile de David". Aujourd'hui, les deux drapeaux sont entremêlés quand il s'agit de combattre l'antisémitisme, comme ce fut le cas lors des manifestations de l'été 2014, où cette photo a été prise, rassemblements qui répondaient aux cris "Mort aux Juifs" entendus dans les défilés des jours précédents, organisés en soutien aux Palestiniens.

Engagement éditorial incontestable
Permettez-moi, à mon tour, de me dire surpris et attristé par votre réaction. Le 6 août 2014, L'Express a publié en Une de son numéro normal, et non d'un hors-série, la même photo, avec pour titre: "Juifs de France : ont-ils raison d'avoir peur?" Vous vous dites, et je m'en réjouis, abonné depuis vingt ans, et pourtant vous n'avez pas réagi à ce moment-là, ce qui me fait penser que vous étiez d'accord avec l'expression et avec l'image. Le cliché n'étant pas alors cadré de la même façon, on voit un deuxième drapeau tricolore (faut-il les compter?), et surtout un écriteau clamant "Français unis contre le terrorisme!": cinq mois avant les attentats de janvier 2015, notre couverture était à la fois tristement prémonitoire et montrait bien notre engagement éditorial, incontestable. Je n'ai pas souvenir que vous m'en ayez, alors, félicité...
Par ailleurs, l'expression "Juifs de France" est reprise, dès la page 6 de notre hors-série, par Alain Finkielkraut, dans son excellente interview, réalisée après les dernières tragédies: lui avez-vous écrit? Est-il suspect d'un quelconque amalgame? Il valide cette expression parce qu'il en a compris le sens large, et non restrictif, comme il me semble que vous l'ayez prise. De même, le 18 septembre 2014, Bernard-Henri Lévy intitule son "Bloc-Notes" du Point "La grande peur des juifs de France": lui avez-vous écrit? Est-il suspect d'un quelconque amalgame? Je pense que votre réaction à la vue de la couverture de notre hors-série, au-delà de sa spontanéité compréhensible, vous entraîne dans un mauvais combat.

Ce qui m'inquiète le plus, c'est qu'une telle polémique, injuste et infondée, peut distraire des luttes impérieuses tous ceux qui combattent l'antisémitisme. L'Express, dans sa totale indépendance, peut être sévère à propos de la politique menée par Israël, critique envers certaines positions des représentants de la communauté juive en France, polémique parfois - je l'ai été récemment à propos de l'alya. Mais jamais L'Express ne cèdera à la moindre indulgence envers les antisémites, jamais L'Express ne faiblira face à l'antisémitisme, qu'il baigne dans l'extrémisme politique issu des années noires, se revendique des conflits du Proche-Orient ou se nourrisse de la folie islamiste. Prenez garde, en cette période de grands périls, à ne pas vous tromper d'ennemi.

Je vous adresse, cher lecteur, l'expression de ma considération distinguée.


Christophe Barbier.
(Retrouvez la réponse de Christophe Barbier sur notre site.)

Second courrier

Cher Monsieur,
Je vous remercie d’avoir pris le temps de me répondre personnellement, ainsi que publiquement sur votre site, à mon interpellation sur la couverture de votre magazine consacrée aux « Juifs de France ».
Vous considérez ma lettre, pourtant courtoise et respectueuse, comme « une polémique, injuste et infondée » qui « peut distraire des luttes impérieuses tous ceux qui combattent l’antisémitisme ».
Depuis près de 40 ans, je combats tous les racismes et l’antisémitisme. Mon propos n’est pas de vous combattre ou de distraire qui que ce soit de ce combat vital pour nos sociétés, mais justement d’éviter les amalgames et les préjugés en vous alertant.
Ayant le plus grand respect pour votre magazine, je tenais juste à vous rappeler qu’en ces temps d’ostracisme, d’insécurité et d’indifférence pour les Français d’origine juive, la couverture de votre numéro spécial était blessante pour trois raisons :

1) « Juifs de France » occulte notre citoyenneté. Nous sommes tous des Français, juifs ou d’origine juive.
2) Illustrer la couverture d’une jeune femme brandissant un drapeau israélien, nous renvoie à l’accusation récurrente de « double allégeance ».
3) Enfin, sous-titrer « une assimilation exemplaire », revient à nous renvoyer à un statut d’étranger récemment admis dans la communauté nationale. Qu’en aurait pensé Crémieux, Bernard Lazare, Marc Bloch, Léon Blum ?

Vous me faites ensuite un long exposé sur l’histoire des Juifs en France et je vous en remercie, je n’y ai rien appris.
A l’étranger lors de votre parution du 6 août, lorsque vous aviez déjà titré « Juifs de France », je n’avais pu découvrir ce numéro, et réagir en conséquence. En revanche, ma réaction a été immédiate quand le Monde a titré « malheureusement et maladroitement », de leur propre aveu « Juifs de France », le 21 janvier 2015.
Que BHL et Finkielkraut utilisent eux aussi, comme d’autres, l’expression « Juifs de France » n’enlève rien à sa totale inadéquation, malgré tout le respect que je leur porte.

Depuis que j’ai publié sur Facebook ma lettre ce samedi, elle a été partagée plus de 600 fois. J’ai été surpris d’un tel écho favorable, mais celui-ci démontre que mon malaise face à votre couverture est très largement partagé.
Cette lettre a été relayée par des « Français Juifs » qui se sentent d’abord Français et qui souffrent de cette mise à l’écart progressive par notre société et ses médias.
Elle a également été partagée par d’autres qui spontanément se sont qualifiés de « Catholiques de France », de « Protestants de France », de « Musulmans de France », de « Laïcs de France » (vous mesurez l’aberration de telles expressions), qui ne supportent plus ces coups portés à notre cohésion nationale.
Vous concluez votre lettre de façon péremptoire « Prenez garde, Cher François Heilbronn, en cette période de grands périls, à ne pas vous tromper d’ennemi ».

Vous n’êtes en aucun cas « mon ennemi », ni l’Express que j’apprécie, et c’est pour cela que je me permettais de vous écrire afin de vous alerter.
Mon ennemi, comme le vôtre, est l’extrême-droite française fascisante et vichyssoise, l’extrême-gauche antisémite et rétrograde, l’islam radical et les djihadistes.
C’est à vous de « prendre garde » à ne pas nourrir les préjugés et les attaques antisémites, en nous séparant de la communauté nationale par vos titres, vos choix de photos et vos sous-titres réducteurs et ostracisants.

Veuillez accepter, Cher Monsieur, l’expression de mes salutations républicaines, mais toujours vigilantes.


François Heilbronn