Jean-Pierre Allali
Depuis quelques jours, le monde a les yeux tournés vers l’Ukraine. Encouragée et reconnue par le président russe, Vladimir Poutine, la proclamation de deux Républiques séparatistes à l’est du pays, la République Populaire de Donetzk et celle de Lougansk, a entraîné de vives réactions aux États-Unis et en Europe.
Pleins feux sur l’histoire mouvementée de l’Ukraine et de ses communautés juives.
L’Ukraine, 45 millions d’habitants et 600 000 km2, c’est, dans la mémoire populaire, le pays de la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl le 26 avril 1986.C’est aussi, la « Révolution Orange », en 2004, avec son égérie, Ioulia Timochenko, la « dame aux tresses ».
Mais, pour les Juifs, l’Ukraine , c’est avant tout, le « pays des pogromes ».
Comment oublier, en effet, que c'est en Ukraine qu'ont eu lieu, en 1648, les massacres de Chmielnicki qui firent quelque cent mille morts, que le pogrome d'Odessa, en 1903, fut particulièrement meurtrier et que c'est également dans ce pays qu'eurent lieu, dans les années vingt, les pogromes de Proskourov, de Felstine ou de Jitomir. Comment oublier aussi que c'est l'assassinat à Paris, en 1926, de l'ancien président du Directoire ukrainien, l'ataman en chef des armées du pays, Simon Petlioura, par l'horloger juif Samuel Schwarzbard, qui fut à l'origine de la création de la Lica, future Licra. Enfin, c'est en Ukraine, dans le tristement célèbre ravin de Babi Yar que furent fusillés, en 48 heures, en septembre 1941, plus de 30 000 Juifs et que 200 000 Juifs sont tombés sous les balles des Nazis et de leurs supplétifs locaux dans la banlieue de Lvov, au camp de Janover.
Pourtant, des liens très forts unissent depuis longtemps les Juifs et l'Ukraine. C'est là, dans la ville d'Uman, que chaque année, quelque 25 000 pèlerins se retrouvent autour de la tombe du vénéré Rabbi Nahman de Braslav, fondateur du mouvement hassidique du même nom. C'est là aussi, à Medzhybizh, qu'est enterré le fameux Baal Chem Tov.
Sans oublier que le judaïsme ukrainien a donné au monde un nombre exceptionnel de grandes figures. Qu’on songe par exemple à Léon Trotsky (Bereslavska), à Isaac babel (Odessa) à Vladimir Jabotinsky (Odessa), à Yitzhak Ben Zvi (Poltava) qui fut président de l’État d’Israël, au pianiste Vladimir Horowitz (Kiev), au célèbre rabbin loubavitch Menahem Mendel Schneerson (Mikolaïev) ou encore à Golda Meïr ( Kiev), la dame de fer d’Israël.
On considère généralement qu'à l'époque du fameux royaume des Khazars, entre le 7ème et le 10ème siècle, des groupes de Juifs s'étaient installés sur les rives de la Dniepr ainsi qu'au sud de l'Ukraine. Plus tard, au 14ème et au 15ème siècle, venus d'Allemagne et de Bohème où sévissaient des persécutions endémiques, d'autres Juifs les ont rejoints. À la fin du 16ème siècle, il y a déjà près de 50 000 Juifs dans le pays. De 25 communautés organisées au Moyen ge, elles sont 80 vers 1800.
Au 18ème siècle, les Juifs d'Ukraine sont 300 000. Ils atteindront l'apogée de 2 millions d'âmes à la fin du 19ème siècle. La révolution bolchevique de 1917 puis la catastrophe nazie, avec les exils et les assassinats font qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il n'y a plus que 800 000 Juifs en Ukraine, 150 000 à Kiev, 100 000 à Odessa, 80 000 à Kharkov, 50 000 à Dnepropetrovsk, 40 000 à Czernowitz ( où une émission régulière télévisée en yiddish a vu le jour en 1992), 25 000 à Lvov et 20 000 à Donetzk.
En 1991, les Juifs ukrainiens ont été reconnus comme minorité ethnique nationale ayant droit à l'autonomie culturelle. Une université juive dite « Salomon » a été créée à Kiev en 1993.
En 1998, on comptait encore plusieurs centaines de milliers de Juifs en Ukraine dont un quart étaient affiliés à des organisations communautaires. Depuis, l'émigration, notamment vers Israël a été continue avec un rythme de plusieurs dizaines de milliers de partants par an. En 2010, lors de la visite qu'effectua dans le pays, le Grand rabbin Gilles Bernheim, ils étaient encore 300 000. En 2022, ils ne sont plus qu’environ 70 000.
Venu de Brooklyn en 1990, le Grand rabbin Yaacov Bleich, un Hassid de la mouvance dite « Karliner » a redonné souffle et vitalité à une communauté qui était sur le déclin. De douze communautés organisées à travers le pays, on est rapidement passé à soixante-dix dont soixante-deux d'obédience orthodoxe. Les organisations culturelles, sociales et religieuses se sont développées. On en a compté, à l'aube de l'an 2000, environ quatre cents. À Kiev, capitale de l'Ukraine, la Maison de la Jeunesse Juive abrite des organisations aussi diverses que le Bné Akiva, le Betar ou le club sportif Maccabi. On y trouve aussi bien des écoles juives y compris un lycée pour jeunes filles, qu'un théâtre, une troupe de danse, un ensemble musical. Une « Union des Organisations Juives d'Ukraine » chapeaute l'ensemble des activités et, pour ce qui est du domaine plus social, le Fonds Hessed Avot est très actif.
S'il est incontestable que la majeure partie des Juifs ukrainiens vivent aujourd'hui à Kiev sous l'autorité du président Alexander Levin, on trouve aussi de nombreux Juifs en Crimée, à Simféropol, à Lvov (où existe une loge du B'nai Brith) et à Brody. À Uman, un jardin d'enfants a même ouvert en 2013.
En octobre 2013, le tribunal de Kiev a ordonné la restitution à la communauté juive de 18 rouleaux de la Torah qui avaient été volés par le NKVD soviétique.
Les Juifs d’Ukraine connaissent, régulièrement, des moments difficiles : ainsi, en mai 2013, des individus appartenant au parti néonazi Svoboda, vêtus de tee-shirts sur lesquels on pouvait lire « Battre les Youpins », ont tabassé violemment un avocat juif dans la ville de Tcherkassy, au sud-est de Kiev. L'incident survenait après que des nervis de la même mouvance avaient manifesté contre le pèlerinage d'Ouman. En octobre, c'est un homme d'affaires qui a accusé la police de l'avoir tabassé au seul motif de son judaïsme. Plus tard, en novembre 2013, alors qu'une nouvelle synagogue venait d'ouvrir à Sébastopol, sous la direction du rabbin Benyamin Wolf, deux têtes de cochons ont été jetées sur le bâtiment. En 2014, les actes antisémites se sont multipliés. Un professeur d'hébreu a été attaqué à Kiev en janvier. Une semaine plus tard, c'est un étudiant du kollel qui a été poignardé. En février, des cocktails Molotov ont été lancés contre une synagogue à Zaporijia, à 600 km au sud-est de Kiev et, en Crimée, à Simféropol, la synagogue Ner Tamid a été taguée : une croix gammée et l'inscription « Mort aux Juifs ».
Au plus fort de cette vague antisémite, le Grand rabbin de Kiev, Moché Reuven Asman, a conseillé aux Juifs de quitter le centre de la capitale pour se réfugier dans des endroits plus sécurisés et suggéré aux écoles juives et aux centres culturels de fermer momentanément leurs portes. Les synagogues, elles, ont continué d'organiser leurs offices. De son côté, l'Agence Juive, par le biais de son président d’alors, Nathan Sharansky, a décidé de fournir une aide d'urgence afin de renforcer les mesures de sécurité des institutions juives du pays.
Parmi les bonnes nouvelles de ces dernières années : l’Ukraine a eu, de 2016 à 2019, un Premier ministre juif, Volodymyr Groïsman. Et, cerise sur le gâteau, le nouveau président élu, le 28 mai 2019, Volodymyr Zelensky est juif. Certes, l’acteur, humoriste et entrepreneur du spectacle, devenu président se déclare juif mais avant tout ukrainien ». Certes, il a fait baptiser ses enfants selon le rite chrétien orthodoxe. Mais, pour le rabbin Asman, on est en présence d’un véritable miracle.
Pour le quotidien israélien Haaretz, cette victoire aura été « une tentative d’articuler un nouveau sens de la nation ukrainienne, plus en paix avec son passé trouble, ses minorités et ses voisins ».
En 2022, à l’heure du séparatisme et des bruits de bottes, la communauté juive ukrainienne a toutes les raisons d’être inquiète.
Jean-Pierre Allali
Illustration : La grande synagogue de Kiev