Retour sur les lieux du Crime

29 April 2015 | 848 vue(s)
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« Ne pas témoigner serait trahir», Pierre Laurent, journaliste, a participé à la commémoration du soulèvement du ghetto de Varsovie le 19 avril dernier. Article publié dans l'Est Républicain.

 

En ce dimanche 26 avril, Journée nationale du Souvenir des victimes et héros de la déportation, escale en Pologne. D’Auschwitz à Varsovie en passant par Cracovie. Entre là-bas et ici, hier et aujourd’hui. Soixante- dix ans après la libération des camps nazis.

« Ma chère maman, ce matin du 12 juillet 1942, alors que nous prenions notre petit déjeuner, deux policiers de Belfort sont venus te chercher à la maison, et depuis, je n’ai cessé, tout au long de ma vie, de penser à toi, maman. MAMAN, c’est un mot que je peux écrire, mais que je ne peux plus prononcer à haute voix. Tu n’as plus d’adresse, cette lettre partira à Auschwitz, là où l’on t’a envoyée avec des millions de personnes et tant d’enfants ! »
Ce cri, par-delà le temps, est celui d’Arlette Szyferman. Sa mère, Fajga Tabacznik-Celemenski, avait 31 ans lorsqu’elle a été déportée à Auschwitz le 17 juillet 1942, par le convoi n° 6.

Aujourd’hui, sur la Judenramp où elle a été débarquée comme des centaines de milliers d’autres Juifs promis à la mort, un wagon témoigne. Face aux rails, de l’autre côté de la rue, une maison a néanmoins été construite récemment.
Dans le jardin, la balançoire des enfants donne sur la voie, avec, en fond, le mirador de l’entrée du camp d’Auschwitz II-Birkenau.
Un camp où, en ce 17 avril 2015 bruineux, lendemain de Yom HaShoah, Elzbieta Amsler, Polonaise et chrétienne, lit le Psaume 88 face aux ruines du crématoire II.

Membre du comité directeur de l’Amitié judéo-chrétienne de France, son credo est qu’« après 2 000 ans d’enseignement du mépris vis-à-vis des Juifs, il était nécessaire que le christianisme passe à un enseignement de l’estime et fasse repentance. » D’où son engagement et le p s a u m e qu’elle lit en hébreu, face aux vestiges de l’une des chambres à gaz: « Tu m’as jeté dans une fosse profonde, dans les ténèbres, dans les abîmes…»
Originaire de Cracovie (à quelques kilomètres seulement d’Auschwitz et où 65.000 des 68.000 Juifs qui vivaient avant-guerre ont été tués), le Bisontin Ignace Kreisler a péri ici, en 1943, à l’âge de 64 ans. Père du cofondateur du Festival de musique de Besançon Jacques Kreisler (décédé en 2011à95 ans), Ignace Kreisler, casquettier de son état, était arrivé en France au début des années 1900 avant de reprendre avec son beau-frère un magasin de fourrures dans la capitale comtoise ; adresse qui était devenue un phare pour les réfugiés polonais, qui trouvaient là aides et conseils.
C’est ici aussi qu’ont été déportés et tués les parents de l’horloger bisontin Fred Lip, Ernest et Elisa Lipmann, tous deux décédés le 27 novembre 1943.

"Auschwitz n’est ni un musée, ni un lieu de mémoire, ni un cimetière, mais un lieu pour prendre conscience. » Tal Bruttmann Historien

« Il faut bien réaliser que la majeure partie des personnes mortes à Auschwitz ne sont jamais entrées dans le camp », souligne l’historien français Tal Bruttmann.
« Sur 1,3 million de déportés arrivés ici, 900.000 ont été immédiatement assassinés en étant envoyés dans les chambres à gaz. Parmi eux, 890.000 étaient Juifs. Des victimes auxquelles viennent s’ajouter les 400.000 déportés qui sont effectivement entrés dans le camp, et dont 210.000 sont morts. Sans compter les victimes des marches de la mort et les personnes mortes dans d’autres camps après transfert. »
De sorte qu’avec plus d’un million de morts, Auschwitz est le plus grand cimetière du monde. Et l’historien de préciser : « Pour bien comprendre ce qu’il s’est passé ici, il ne faut pas faire la confusion entre Auschwitz camp de concentration et Auschwitz centre de mise à mort. D’un côté, il s’agissait de parquer les gens après les avoir déshumanisés et réduits à l’esclavage pour les utiliser comme main d’oeuvre, notamment au service des industries environnantes. De l’autre, cela procédait d’une politique d’assassinat systématique. Dans le premier cas, la mort du déporté était une éventualité, dans le second, une finalité. À Auschwitz, le processus passait par les chambres à gaz et les fours crématoires, mais ailleurs, c’était par gazage dans des camions mobiles, par balle, à coup de marteau sur la tête, etc. »

Tout ceci procédant de la ‘’Solution finale’’ telle que définie par les nazis lors de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942.

C’est ainsi que, conjuguant plusieurs enfers en plus d’avoir été le point de convergence de déportés de l’Europe entière, Auschwitz n’est aux yeux de Tal Bruttmann « ni un musée, ni un lieu de mémoire, ni un cimetière, mais un lieu pour prendre conscience ».
Il est vrai que, par-delà les chants d’oiseaux dans les branches des bouleaux et les lièvres et chevreuils qui gambadent désormais entre les ruines des baraquements, le site, de 190 hectares au total, demeure aussi vibrant que vertigineux. 
Ici s’ancrent et se cristallisent les récits laissés par les témoins et victimes. Et ce sont peut-être les lieux les plus nus et vides qui se révèlent les plus chargés et vibrants. Comme cette clairière au milieu des arbres où ont été enfouis puis exhumés et brûlés les corps des personnes gazées dans le bunker 1 , d i t « Maison rouge ». Ou encore ce vaste champ qui s’étend derrière les restes du bunker 2, également appelé « Maison blanche ».
Une prairie où d’autres corps ont subi le même sort dans des fosses dont le périmètre est encore visible aujourd’hui par satellite.
Autant de victimes qui ne sont en effet jamais entrées dans le camp. Passant en quelques minutes seulement de vie à trépas après avoir subi la « sélection » suite à leur descente du train.

«Ne pas témoigner serait trahir »

Née en 1926 à Besançon, Colette Godchot est, elle, entrée dans le camp. Arrêtée au lycée Pasteur en plein cours d’histoire le 24 février 1944, elle a 18 ans lorsqu’elle arrive ici deux semaines plus tard dans le convoi n° 69 en provenance de Drancy. Dénudée, rasée puis habillée de la tenue rayée, elle se voit tatouer le matricule 15863. Elle mourra quelques semaines plus tard, ainsi que sa mère.
Bisontine elle aussi, Jacqueline Teyssier, 92 ans aujourd’hui, a survécu. Dénoncée, arrêtée et déportée à Auschwitz en mai 1944, alors qu’elle avait 21 ans, voilà maintenant plus d’un quart de siècle qu’elle s’est mise à témoigner inlassablement dans les collèges et lycées. Une mission pour laquelle l’académie de Besançon lui a rendu hommage ce samedi 25 avril. Sur la sculpture de main qui lui a été remise, elle qui n’a de cesse de répéter « la vie est trop courte pour avoir de la haine », a fait graver : «Ne pas témoigner serait trahir ». Une phrase de Denise Lorach(1926-2001), survivante de Bergen-Belsen et initiatrice du musée de la Résistance et de la Déportation de la Citadelle de Besançon.

« La Shoah est un point de non-retour dans l’histoire de l’Europe. Et la visite d’Auschwitz procède du rite de passage. C’est ainsi que nous accueillons 1,5million de visiteurs par an. » PiotrCywinski Directeur du musée d’Auschwitz.

Reste que cette mémoire vive et encore à vif n’empêche pas de devoir être toujours sur le qui-vive.
Si la France connaît une recrudescence de violences antisémites (et l’on a entendu crier « Mort aux Juifs » l’été dernier lors d’une manifestation à Paris), la Pologne n’est pas épargnée. « Ici, l’antisémitisme est très populaire, même s’il n’y a presque plus de Juifs », atteste Marek Grumkowski, président de La
République Ouverte. Basée à Varsovie, cette association lutte contre le racisme et l’antisémitisme en pointant notamment les dérives sur Internet.
Sachant que, si le pays comptait 3,3millions de Juifs avant-guerre, et seulement 300.000 survivants à la Libération, seuls 7.000 personnes se sont fait recenser comme juives aujourd’hui, pour une population globale ayant un lien avec le judaïsme estimée à quelque 20.000.
« Cet antisémitisme ne se traduit pas par des profanations de cimetières ou des agressions physiques », poursuit le responsable associatif, « mais il se propage dans l’imaginaire des gens pour lesquels, dès que quelque chose ne va pas, c’est la faute aux Juifs. »
Pour autant, la population n’était pas seulement juive qui est venue massivement célébrer, dimanche 19 avril dernier, le 72e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie. Fleur de papier jaune à la boutonnière, figurant tant une jonquille qu’une étoile, les participants ont célébré la mémoire des quelques centaines de Juifs (sur les 450.000 initialement cantonnés dans le ghetto), qui ont tenu tête à 2.000 SS trois semaines durant, du 19 avril au 16 mai 1943.Avant d’être écrasés. Mais en ayant semé dans l’esprit des Polonais l’étincelle d’un possible qui se traduira en août 1944 par l’insurrection de Varsovie (que Staline, dont les troupes sont arrivées sur la Vistule, laissera écraser par les nazis sans intervenir).

La commémoration du soulèvement du ghetto est célébrée comme chaque 19 avril face au monument aux Héros du ghetto. Juste devant le musée d’Histoire des Juifs de Pologne qui, inauguré en octobre dernier, retrace plus de mille ans de vie juive dans le pays. Un musée au contenu dense et intense dont les promoteurs ont voulu qu’il soit, « non pas tourné vers lamort, mais vers la vie ».
N’en demeure pas moins que, comme le souligne Piotr Cywinski, directeur du musée d’Auschwitz rencontré la veille au Forum pour la paix entre les nations de Varsovie, « la Shoah est un point de non-retour dans l’histoire de l’Europe. Et en se situant à la rencontre de ces deux authenticités que sont les récits d’une part et les lieux concrets d’autre part, la visite d’Auschwitz procède du rite de passage. De plus en plus de gens en ont conscience. Et si nous avions 400.000 visiteurs en 2000, ils sont actuellement 1,5 million. Dont un quart de Polonais. »

Pierre LAURENT

Sources, en plus des notes prises sur place : « Auschwitz », de Tal Bruttmann, éd. La Découverte ; « Convoi N° 6 », de Mémoires du convoi n° 6 et Antoine Mercier, préface d’Élie Wiesel et Serge Klarsfeld, éd. Le Cherche Midi ; « Atlas de la Shoah », de Georges Bensoussan, éd. Autrement.