L'écrivain Michel Bernard se souvient de Maurice Ravel, engagé volontaire en 1916, qui a su faire entendre la souffrance des hommes par sa musique.
Par Michel Bernard, écrivain, publié dans le Figaro le 18 mai 2016
Il y avait des musiciens et des chanteurs à Verdun, en 1916. Maurice Ravel, engagé volontaire à 40 ans, y conduisait un camion... Arrivaient là chaque jour des blessés, croûteux de boue, avec, sur leurs plaies, les pansements hâtivement posés dans les postes de secours. Il aidait à les transporter, vaquait à d'humbles tâches: le nettoyage des brancards, le ravitaillement en charbon. La nuit, il montait la garde. La lueur des explosions au loin semblait soulever le ciel noir, et le bruit moelleux de la canonnade, coupé de brusques élévations de ton, avait à ses oreilles un charme étrange. Un jour, dans le vestibule du château-hôpital, il aperçut un piano. Alors qu'il n'avait pas touché un instrument, ni lu, ni écrit une seule note de musique depuis un an, il s'assit, découvrit le clavier et se mit à jouer Chopin, par cœur. C'était il y a un siècle exactement, ce jour où des combattants meurtris, épaves rejetées par la bataille de Verdun, entendirent monter vers eux le son des valses et des préludes interprétés par un camarade. Surent-ils jamais que Maurice Ravel était au piano?
Tout cela est vrai, s'est réellement passé comme cela. On y avait pourtant peu prêté attention jusqu'à présent. Maurice Ravel était un homme sans vanité, discret. Il était fier de ce qu'il avait fait pendant la guerre, mais estimait que c'était la moindre des choses. À ceux qui étaient dans les tranchées, à ceux qui avaient payé le prix du sang, la reconnaissance et l'honneur. Elles leur étaient déjà trop chichement mesurées. Maurice Ravel ne parlait pas de sa guerre. Il avait rangé son casque et son bidon au grenier, son couteau de soldat dans le tiroir de la cuisine de sa maison de Montfort-l'Amaury. Pourtant, ce jour de la fin de l'été 1929 où il reçut, depuis Vienne, de Paul Wittgenstein, la commande d'un concerto pour la main gauche, il se mit aussitôt à la tâche. Quand l'œuvre fut terminée, le compositeur invita, chose rare, le commanditaire à venir en prendre livraison chez lui. Assis côte à côte dans le petit cabinet de travail, devant le piano, avec ses deux mains l'ancien soldat français montra à l'ancien soldat autrichien comment jouer la partie de piano avec la main que lui avait laissée la guerre.
C'est une très grande œuvre. Le piano émeut profondément, d'une manière particulièrement intense, poignante. L'orchestre fait entendre la bataille, le grondement du bombardement, ses intonations moelleuses dans l'air humide et froid de Verdun, ses déflagrations soudaines, effrayantes, le roulement des camions et des canons. Le piano dit le souvenir de la vie. Au pied des collines funèbres, Maurice Ravel a entendu cela et l'a vu. Il y était. On doit à cet artiste somptueux, à cette âme noble, l'œuvre la plus élevée, la plus déchirante issue de la Grande Guerre, ces quelques minutes de musique où le musicien français a déposé la bataille de Verdun, la souffrance et le désespoir des hommes. On peut l'écouter aujourd'hui et comprendre d'où vient l'irrésistible sensation qui étreint aux larmes lorsque le pianiste, de la seule main gauche, effleure quelques notes claires, comme échappées de l'enfer.
Daniel Barenboim, le 29 mai prochain, dirigera l'orchestre du Divan à Douaumont. Il jouera peut-être de la musique de Maurice Ravel. Rien ne serait davantage à sa place....
Lire l'intégralité.