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Publié le 30 Janvier 2025

Études du Crif – Article de Rudy Reichstadt : La théorie du complot : objet d’un débat ?

La théorie du complot n’est pas considérée que comme une réalité politico-sociale délétère, comme beaucoup tendent à le croire. Rudy Reichstadt, qui rappelle l’histoire des mots « complot » et « conspiration » dans la langue nous montre comment elle fait l’objet d’un débat – médiatique, savant et/ou militant. Une pluralité de discours cohabite aujourd’hui sur la question complotiste où se distingue notamment ceux qui la combattent à ceux qui la relativisent voire la nient.

 

« Conspiration » et « complot » dans l’histoire et la langue

 

Si « conspirationniste » a fait son entrée dans le dictionnaire en 2011 (Le Petit Larousse illustré, 2012), cinq ans avant « complotiste », c’est ce dernier terme qui a peu à peu supplanté le premier, probablement pour des raisons assez prosaïques : il comporte deux syllabes de moins et renvoie plus immédiatement que « conspirationnisme » à l’expression – française – « théorie du complot », soit un syntagme dont on trouve les premières occurrences dès le début du XXe siècle. Aujourd’hui cependant, les mots « conspirationniste » et « complotiste » sont devenus, dans le langage courant, totalement interchangeables. Entre les deux termes, une légère variation de sens est induite par le changement du radical. En effet, une conspiration (du latin conspirare, « souffler ensemble ») n’a pas forcément besoin d’une tête, d’un cerveau. Tentaculaire par nature, elle est partout où sont ses agents. Un complot figure au contraire une organisation que l’on se représente plus volontiers comme pyramidale, hiérarchisée, dotée d’un centre de commandement et de ramifications, tel un marionnettiste tapi dans l’ombre agitant des pantins depuis de ténébreuses coulisses. Plus lâche, plus décentralisée, une conspiration unit sans qu’ils en aient toujours pleinement conscience des acteurs disparates à des degrés divers. Plus qu’un plan d’action savamment orchestré, c’est d’abord une convergence d’intérêts. La notion de « conspiration » renvoie ainsi à une pluralité d’entités qui accordent clandestinement leurs violons pour poursuivre un but qui peut être amené à être redéfini et n’est pas forcément borné dans le temps.

La notion de « complot » suppose quant à elle l’existence d’un but défini précisément et circonscrit dans le temps et dans l’espace. Il suit de là que le « conspirationnisme » tient avant tout d’une représentation du monde accordant une place déraisonnablement grande aux intrigues et aux ententes secrètes voire simplement discrètes, dans laquelle les choses sont davantage le résultat d’ententes préalables et clandestines que l’effet de circonstances non-intentionnelles ; tandis que le « complotisme » désigne plus spécifiquement une préférence voire une croyance clairement affirmée à un complot imaginaire ou, à tout le moins, non prouvé et très peu probable. De sa forme la plus lâche à sa forme la plus sophistiquée, on ne peut parler de complot que lorsque ceux qui y prennent part ont conscience de la connivence qui les unit, c’est-à-dire de partager des objectifs et des intérêts communs mais dont le caractère inavouable les conduit à agir clandestinement : puisque le but du complot est fondamentalement répréhensible, l’entente qui lie les conjurés doit nécessairement être confidentielle. C’est la raison pour laquelle le complot suppose un pacte de silence, une promesse, un serment – comme le retient l’étymologie du mot « conjuration » (de conjurare, cum jurare, « jurer avec »).

Rappelons que le mot « complot » est utilisé dans la langue française à partir de la fin du XIIe siècle. Avant de désigner une « intelligence entre des personnes », il aurait eu le sens de « foule compacte ». Dans sa forme féminine aujourd’hui oubliée, « complote », le terme renvoyait à un rassemblement dans une bataille. « Complote » aurait été formé à partir de « pelote » (comme le suggère peut-être l’évolution du mot anglais « plot », mot qui désignait uniquement à l’origine un terrain, « plot of land » signifiant par exemple « lopin de terre »). Comme une pelote, un complot peut avoir quelque chose d’indémêlable, comme des fils de tissu enroulés sur eux-mêmes ou une boule de lacets inextricables. Le Dictionnaire historique de la langue française indique que « la pelote étant primitivement constituée d’une boule de cordelettes très serrées recouverte de peau, un verbe com-peloter aurait pu signifier "mettre ensemble de petits bouts de corde en les serrant autour de l’un d’eux" : ces trois éléments de sens, "assemblage", "serré" et "recouvert", donc "caché", sont bien réalisés dans complot » [1]. Le « complot » renvoie à un collectif, à la notion de « collusion », plutôt qu’à un simple projet séditieux : on peut former dans l’intimité de son esprit les desseins les plus noirs mais on ne complote jamais seul. Si Machiavel distingue les complots d’« une seule personne » et les complots qui en impliquent plusieurs, il concède rapidement que comploter seul « est moins une conspiration que la ferme résolution prise par un homme d'ôter la vie à un prince » [2].

Le mot « conspiration » souligne mieux encore le caractère concerté du complot (écrire « conspiration d’une seule personne » serait une contradiction dans les termes). Conspirer, c’est intriguer, accorder ses violons. Le complot définit donc une entente, mais pas n’importe quel type d’entente. Une entente « frauduleuse ». Par nature, un complot est toujours préjudiciable à un tiers, il se fait toujours au détriment d’une partie. Il est sinon légalement du moins moralement répréhensible : en droit américain, « conspiracy » est un chef d’accusation qui correspond peu ou prou à notre « association de malfaiteurs ». Il s’agit de se livrer à des actions illégales en bande organisée. De 1958 à 1993, la Constitution de la Ve République faisait une référence explicite à la notion de « complot contre la sûreté de l’État ». C’est en vue de nuire que l’on complote [3] ; nuire au bien public en général ou à des intérêts particuliers. C’est d’ailleurs le sens que le mot complot va conserver par la suite, notamment lorsqu’il passe en italien (complotto), en espagnol (complot), en allemand (Komplott) ou, à la fin du XVIe siècle, en anglais : « plot » commence à prendre le sens du mot français « complot » – probablement sous l’effet de leur proximité orthographique. Autrement dit, nul « complot du bien » qui tienne, « à moins que l’on ne souhaite que le complot recouvre les affirmations d’existence du Père Noël comme de la petite souris, ou puisse décrire des amis préparant un anniversaire-surprise » (Mathias Girel) [4]. De cela, il découle qu’une théorie du complot formule toujours une accusation.

 

 

Lorsque les historiens du futur se pencheront sur notre époque, ils classeront probablement la question du conspirationnisme parmi les grandes querelles intellectuelles de ce début de XXIe siècle. La plupart des courants qui électrisent notre champ démocratique ont été amenés ces deux dernières décennies à produire un discours sur le conspirationnisme. Que ce soit pour l’absoudre, le condamner ou tenter de composer avec.

 

 

Le complot poursuit enfin, dernière caractéristique, un objectif bien précis dont il vise à assurer le succès au moyen d’un plan. En d’autres termes, comploter n’est ni seulement élaborer un stratagème, ni se réunir à huis-clos, ni poursuivre un même but à plusieurs, ni instiguer une action innocente. Qu’on le définisse à la manière de Peter Knight, comme « un petit groupe de gens puissants [qui] se coordonne en secret pour planifier et entreprendre une action illégale et néfaste, affectant particulièrement le cours des événements » [5] ou, à la manière de Mathias Girel, comme « une entente intéressée et explicite d’un petit groupe en vue d’une certaine fin répréhensible et à l’insu du plus grand nombre » [6], le complot réunit toujours ces quatre critères irréductibles. Comploter, c’est se concerter à plusieurs, de manière clandestine en vue d’un objectif dont la poursuite est répréhensible.

 

 

De l’usage contemporain de la notion de « complot »

 

Il est devenu d’usage courant d’utiliser le mot « complot » pour parler de « théorie du complot », de la même manière que l’anglais « conspiracy » est utilisé indifféremment pour parler d’une conspiration avérée et d’une conspiracy theory. Mais la métonymie est trompeuse. Volontaire ou non, elle introduit une continuité confusionnante entre des objets réels (l’exécution d’un coup d’État par exemple qui constitue, par définition, un complot) et des objets de fantasmes relevant du domaine de l’immatériel. Elle nourrit dès lors un relativisme faisant de toute « théorie du complot » un complot possible n’ayant tout simplement pas encore été dévoilé : s’en trouvant érigée à la dignité d’une hypothèse recevable, méritant examen et considération, la théorie du complot n’est plus, dès lors, un délire paranoïaque, un modèle explicatif présumé faux ou un discours d’accusation abusif, si déraisonnable soit-elle a priori. Elle ne procède plus du préjugé exagérément soupçonneux de ceux qui, à coups d’arguments pseudo-rationnels, essaient de déguiser une pulsion agressive et une recherche de bouc émissaire en un réquisitoire drapé dans l’apologie du doute.

Rabattant la notion de « théorie du complot » sur celle d’« hypothèse de complot », Charles Pigden, professeur de philosophie à l’université d’Otago (Nouvelle-Zélande), considère ainsi qu’il est superstitieux de voir les théories du complot comme étant, « par nature folles, suspectes ou invraisemblables » [7]. Or, s’il n’y a rien de fou, de suspect ou d’invraisemblable à envisager des hypothèses de complots – l’histoire entière en est tissée, nul ne remet ce point en cause – Pigden manque de noter, à l’instar de la plupart des observateurs, que le propre d’une théorie du complot est de ne jamais relever simplement de la croyance en un complot : le complotisme ne se contente pas d’affirmer qu’un complot existe et qu’il s’agirait simplement de le divulguer. Il affirme aussi que ce « premier » complot s’accompagne d’une conspiration polymorphe qui n’a jamais cessé et empêche qu’on l’évente en muselant ceux qui pourraient le faire éclater au grand jour et en agissant par tous les moyens contre la vérité. Autrement dit, le complot dénoncé n’est pas circonscrit dans le temps et dans l’espace ; il est en cours. Croire à une théorie du complot, c’est toujours croire à une vaste conspiration du mensonge et du silence. De sorte que le complotisme modifie la définition même du mot « complot », non pas en l’altérant mais en la chargeant d’un surcroît de sens : le complot dénoncé par les complotistes est un complot permanent – c’est d’ailleurs justement ce qui les rapproche des paranoïaques. Dès lors, on ne saurait aborder la question du complotisme en faisant comme si « vrais » et « faux complots » relevaient du même plan d’analyse.

 

 

« Complotisme » : une étiquette infamante ?

 

Lorsque les historiens du futur se pencheront sur notre époque, ils classeront probablement la question du conspirationnisme parmi les grandes querelles intellectuelles de ce début de XXIe siècle. La plupart des courants qui électrisent notre champ démocratique ont été amenés ces deux dernières décennies à produire un discours sur le conspirationnisme (ou le complotisme). Que ce soit pour l’absoudre [8], le condamner ou, le plus souvent, tenter de composer avec. Qu’ils viennent de la psychologie, des sciences politiques, de la sociologie, de l’histoire, de la philosophie ou de l’anthropologie, de nombreux experts sont en outre régulièrement invités à s’exprimer sur le sujet.

 

 

Comme pour la pandémie de Covid ou le réchauffement climatique, le complotisme a ses relativistes (« ça n’est pas si grave ! »), ses rassuristes (« ça a toujours existé ! ») et ses dénégateurs (« ça n’existe pas ! »).

 

 

En assistant à l’émergence des conspiracy studies [9] – que Pierre-André Taguieff a proposé d’appeler la « complotologie » –, on a vu se structurer aussi bien un nouveau domaine d’étude qu’un nouvel objet d’intérêt médiatico-politique et, du même coup, un champ de bataille intellectuel. On a pu voir des chercheurs-militants plus préoccupés par l’essor d’un travail critique sur le conspirationnisme que par les progrès apparemment irrésistibles de ce « démon du soupçon » sur lequel alertait déjà Marcel Gauchet dans les années 1980 [10]. Dans le même temps, des journalistes d’abord à peu près complètement indifférents à la question et traitant du sujet à reculons, comme on est contraint de traiter d’une mode insolite vouée à passer avec le temps, ont commencé progressivement à s’en préoccuper.

La suite s’est chargée de montrer qu’il ne s’agissait ni d’un effet de mode ni de la « nouvelle marotte du moment » comme ont pu l’écrire avec la légèreté de ceux qui ont des comptes à régler un groupe d’enseignants et de chercheurs dans une tribune de Libération [11] il y a quelques années. La « mode » n’est pas passée. Et tandis que la séduction du complotisme montait en puissance, une critique du complotisme s’est affirmée sur son terrain d’action privilégié, Internet, par le bas. Des journalistes et des citoyens, toujours plus nombreux, se mirent à investir ce nouveau champ d’enquête, au croisement du fact-checking, du debunking, de l’Open Source INTelligence (ou OSINT, le renseignement en sources ouvertes), de l’éducation aux médias et à l’information, de l’étude de la désinformation, de la prévention de la radicalisation et de la vigilance antiraciste.

Certains ont acquis dans l’exercice une expertise rivalisant en qualité avec celle des universitaires. Ces derniers ont quant à eux fait progresser notre connaissance des ressorts, notamment psychologiques, entrant dans l’adhésion à ces croyances particulières que sont les « théories du complot », livrant quelques estimables analyses où l’érudition le dispute à la hauteur de vue. Trop rechignent cependant à s’aventurer très au-delà de leur champ d'expertise, contraints qu’ils sont parfois par un cloisonnement disciplinaire limitant l’ambition d’embrasser d’un seul regard un objet aux facettes aussi multiples.

 

En somme, cohabite aujourd’hui sur la question complotiste une pluralité de discours, parfois complémentaires, parfois étanches les uns des autres :

1. un discours indéniablement érudit sur le complotisme mais cruellement velléitaire, s’interdisant pratiquement tout jugement de valeur à l’égard d’un phénomène envisagé avant tout comme un fait de société à étudier et à documenter ;

2. un discours anti complotiste engagé voire militant, cuirassé des meilleures intentions du monde mais trop souvent irréfléchi ou dénué du sens des priorités ;

3. un discours vindicatif et sectaire qui tente d’arraisonner la lutte contre le complotisme au profit d’agendas politiques particuliers voire douteux, tout en se laissant parfois contaminer par une vision complotiste du monde, concédant ainsi l’essentiel à ceux qu’il prétend combattre ;

4. un discours de franche justification intellectuelle du complotisme notamment repérable à ce qu’il se fixe pour objectif principal d’en relativiser la gravité aussi bien que l’influence ;

5. enfin, aux antipodes du précédent, un discours intransigeant sur le complotisme, cherchant à mettre en évidence ses conséquences délétères et à en démasquer les intentions inavouables [12].

 

 

Une antienne bien connue consiste à prétendre que la critique du complotisme, en humiliant les complotistes, en les méprisant, serait la vraie cause de leur radicalisation – comme si eux ne passaient pas une partie substantielle de leur temps à humilier la raison et les faits.

 

 

 

Dénégateurs, rassuristes et relativistes

 

Comme pour la pandémie de Covid ou le réchauffement climatique, le complotisme a ses relativistes (« ça n’est pas si grave ! »), ses rassuristes (« ça a toujours existé ! ») et ses dénégateurs (« ça n’existe pas ! »).

Lorsqu’on veut tuer son chien, on l’accuse d’avoir la rage. Dans le climat populiste ambiant, quoi de plus efficace que d’associer, pour les mêler dans la même réprobation, la critique du complotisme aux manœuvres inavouables des élites honnies ? « Complotisme, soutient Éric Zemmour, c’est le mot qui fâche, qui délégitime, qui tue. Enfin, qui veut tuer. Qui doit tuer. Complotisme est le mot des élites, le mot des bien-pensants, l’arme suprême du politiquement correct lorsqu’il est attaqué, contesté, déconstruit. Le mot qui interdit toute analyse iconoclaste » [13].

Un arc allant du Monde diplomatique à la revue Éléments s’échine à présenter la lutte contre le complotisme comme une révolte des gatekeepers [14] : les grands médias se comporteraient comme une douane des idées chargée de filtrer les informations dignes d’être présentées au public ; l’hostilité qu’ils manifestent à l’égard du complotisme ne ferait que traduire leur souci de conserver jalousement leur monopole sur la régulation du marché de l’information ; en labellisant un contenu comme « complotiste », ils jetteraient à peu de frais le discrédit sur les thèses qui déplaisent au « Système ».

Cette tentation existe, indéniablement. Mais l’honnêteté commande d’ajouter que, s’il arrive parfois à la presse mainstream de sacrifier à cette pratique discutable, c’est aussi le cas dans les médias dits « de réinformation » qui, usant de la technique du retour à l’envoyeur, n’hésitent plus à désigner comme « complotistes » (voire « négationnistes » [15]) tous ceux qui ne leur reviennent pas. Les « anti-complotistes » seraient ainsi les pires des complotistes puisque, tout à leur obsession de débusquer des théories du complot, ils finiraient par en voir « partout ». En utilisant à tort et à travers le terme de « complotisme » comme une invective parfaitement interchangeable, on contribue à entretenir une confusion n’ayant d’autre effet que d’accélérer la démonétisation du mot. On n’empêchera jamais que la foire d’empoigne généralisée que sont les réseaux sociaux devienne le théâtre de tels procédés d’étiquetage infamants. On peut le déplorer. On doit s’abstenir d’y prêter son concours. Mais pour disposer d’une image complète de la situation, encore faut-il ne pas perdre de vue que la presse mainstream renâcle bien souvent à qualifier de « complotistes » des contenus pourtant parfaitement éligibles à cette épithète. La douane des idées douteuses compte apparemment dans ses rangs un certain nombre de douaniers complaisants et, s’il existe un contrôle de la circulation des idées chargé de « bloquer » les thèses complotistes, il semble à peu près aussi efficace qu’une passoire [16]. Du reste, ne soyons pas naïfs : les intellectuels, universitaires et chercheurs ne sont pas rares qui, disputant au journalisme de vérification son pouvoir de description de la réalité – autrement dit désireux de réaffirmer leur propre rôle de gatekeeper – ne veulent rien savoir d’un phénomène, le complotisme, avec lequel ils sont eux-mêmes compromis.

Une autre antienne bien connue consiste à prétendre que la critique du complotisme, en humiliant les complotistes, en les méprisant, serait la vraie cause de leur radicalisation – comme si eux ne passaient pas une partie substantielle de leur temps à humilier la raison et les faits. Variante : en luttant contre les théories du complot, ce serait les détracteurs des théories du complot eux-mêmes qui, en imprudents pompiers pyromanes, contribueraient à les alimenter et à les populariser, par simple effet de publicité. Outre que rien ne permet de soutenir une thèse aussi aventureuse (qui équivaut très exactement à prétendre que ce sont les antiracistes qui créent le racisme, les antifascistes le fascisme, les climatologues le climato-scepticisme, etc.), on observe que cet argument est largement partagé par les complotistes eux-mêmes. Mais y croient-ils vraiment ?

 

Rudy Reichstadt

 

Rudy Reichstadt est Directeur de Conspiracy Watch, auteur de L'Opium des imbéciles (Grasset, 2019) et animateur du podcast « Complorama » sur France info.

 

Notes :

[1] Alain Rey dir., Dictionnaire historique de la langue française. Nouvelle édition, Paris, Le Robert, 2010, p. 497

[2] Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Paris, Berger-Levrault, coll. « Stratégies », 1980 [1531], préface de Claude Lefort, Livre troisième, chapitre VI, « Des conspirations », p. 256.

[3] C’est le sens qu’il va conserver pour la suite, notamment lorsqu’il passe en italien (complotto), en espagnol (complot), en allemand (Komplott) ou, à la fin du XVIe siècle, en anglais : « plot » commence à prendre le sens du mot français « complot » – probablement sous l’effet de leur proximité orthographique nous renseigne le dictionnaire étymologique.

[4] Mathias Girel, sur France Culture, « Matière à penser », 6 mars 2019.

[5] Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013, p. 21.

[6] Mathias Girel, sur France Culture, « Matière à penser », 6 mars 2019.

[7] Charles Pigden, « Une superstition moderne : la fausseté en soi des théories de la conspiration », Revue Agone, n° 47, 2012, pp. 15-27.

[8] L’ouvrage aux auteurs anonymes publié au Seuil en 2022, Manifeste conspirationniste, va jusqu’à revendiquer ouvertement le recours au conspirationnisme. Quant au philosophe australien David Coady, qui a dirigé Conspiracy Theories : The Philosophical Debate (Routledge, 2006), il estime que les théoriciens du complot remplissent une fonction sociale utile en démocratie et que ceux qui s’y opposent ne sont que des harceleurs ! Bien sûr, certaines théories du complot sont stériles mais d’autres permettraient de faire avancer notre connaissance, fût-ce sur un mode chaotique. Sylvain Delouvée et Sebastian Dieguez ont bien vu qu’il s’agissait là « de rejouer encore et encore le sketch du bon et du mauvais complotiste » (Le Complotisme. Cognition, culture, société, éditions Mardaga, 2021, p. 307).

[9] Le terme est utilité dans la littérature savante depuis une dizaine d’années.

[10] « Le démon du soupçon. Entretien avec Marcel Gauchet », propos recueillis par Éric Vigne et Michel Winock, Les Collections de L’Histoire, n° 33, octobre-décembre 2006.

[11] Collectif, « La théorie du complot et les pompiers pyromanes », Libération, 22 juin 2016 ;  Une réponse à cette tribune a été publiée sous le titre « Complotisme : qui sont les ‘pompiers pyromanes' ? », Libération, 30 juin 2016.

[12] C’est le cap que s’est fixé l’observatoire que j’ai le privilège de diriger. Association loi de 1901 à but non lucratif, l’Observatoire du conspirationnisme édite depuis 2007 le site Conspiracy Watch. A compter de 2017, la rédaction du site s’est professionnalisée avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et s’est étoffée avec l’arrivée en son sein de l’historienne Valérie Igounet notamment. Conspiracy Watch est depuis 2018 un service de presse en ligne à part entière. J’ai la faiblesse de penser qu’il a contribué de manière décisive à faire émerger en France la problématique du complotisme et ses implications pour la démocratie.

[13] « Éric Zemmour : "Le complotisme, ce mot des élites pour disqualifier toute critique" », Le Figaro, 20 novembre 2020.

[14] Voir Romain Badouard, Le désenchantement de l'Internet. Désinformation, rumeur et propagande, FYP éditions, coll. « Présence/Questions de société », 2017.

[15] Un ancien cadre du Front national a ainsi prétendu dans les colonnes du magazine en ligne Causeur que « les sentinelles du complotisme utilisent la même méthode dialectique [que les négationnistes] : pour stigmatiser une analyse, ils vont prétendre qu’elle est conspirationniste et s’attacher à en critiquer l’absence de preuves reconnues. Il n’y a plus de débat. Ce qui peut être qualifié de complotisme est nié ».
Voir Yves Laisné, « Conspiracy Quatsch, ou le négationnisme bien comme il faut », Causeur.fr, 10 mai 2020.

[16] Une liste exhaustive serait impossible à dérouler mais je pense ici, sans même évoquer ces nombreuses œuvres de fiction littéralement saturées de complotisme, à toutes les incursions du complotisme dans des médias non complotistes, que ce soit par la publication dans de grands titres nationaux d’articles de presse faisant la part belle à la théorie du complot, ou par la programmation sur des chaînes de radio ou de télévision (y compris dépendant du service public) de films à thèse ouvertement complotistes et d’émissions accordant une large part à cette parole.

 

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