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Published on 25 March 2024

L'entretien du Crif – Gilles Kepel : la « course de vitesse » à Gaza et un « aléatoire après », avec « le rôle central » de l’Arabie Saoudite

L’essayiste Gilles Kepel vient de publier Holocaustes. Israël, Hamas et la guerre contre l’Occident (Éditions Plon). Le très renommé islamologue décrypte ici la source et la signature islamiste de l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre qui, relève-t-il, « reste le plus grand pogrom subi depuis la Seconde Guerre mondiale » et constitue « un traumatisme sans précédent » (trop oublié en France) pour la population israélienne. Il évoque les objectifs du Hamas, consistant à isoler Israël sur la scène internationale, et ceux du gouvernement de Benyamin Netanyahou, notamment celui d’éliminer le numéro un du Hamas, Yahya Sinouar. Ce type de résultat militaire apparaît, dans l’analyse de Gilles Kepel, comme l’une des conditions préalables, pour Benyamin Netanyahou, à la suspension des opérations de Tsahal contre le groupe islamiste. D’où « la course de vitesse » actuelle. En réponse aux questions de Jean-Philippe Moinet, l’islamologue souligne « le rôle central » que joue l’Arabie Saoudite dans la perspective d’un « après », « l’intérêt » du Royaume saoudien, observe-t-il, étant un retour de la paix dans la région avec le projet d’un État palestinien qui ne soit pas sous-direction du Hamas pro-iranien. Il relève l’importante influence de l’Égypte à Gaza, notamment en matière de renseignement, et analyse l’attaque terroriste de l’État islamique (Daech) en Russie.

Le Crif : Votre livre, qui analyse les origines et les conséquences de l’attaque terroriste du 7 octobre, commence par le décryptage historique du mot référence « razzia », quelle est cette référence ?

Gilles Kepel : Dans le récit de « la vie du Prophète », la « razzia » contre l’oasis de Khaybar (située aujourd’hui en Arabie Saoudite) a consisté à attaquer une tribu juive avec laquelle le Prophète avait fait signer « le pacte de Médine », pacte qui a ensuite été dénoncé. Avant la bataille de la Mecque, le Prophète attaque cette oasis juive, considérée comme riche, pour financer sa guerre sainte : cette attaque tourne mal pour les Juifs, un certain nombre d’entre eux ont été massacrés avec une grande cruauté, leurs dirigeants torturés, tout cela a été décrit dans la biographie du Prophète Mahomet, où on peut lire aussi que les femmes ont été capturées et emmenées à dos de chameaux dans les harems.

Ce qui est significatif aussi est que le cri « Khaybar », terme spécifique aux attaques islamistes contre les Juifs – « Khaybar, khaybar, l’armée de Mohamed est de retour ! » – est le nom d’un missile iranien conçu pour frapper Israël. Ce nom est donc à la fois issu d’un imaginaire très ancien et d’une référence islamiste très actuelle, que l’on retrouve dans l’attaque du Hamas le 7 octobre. Cette invocation de l’oasis juive attaquée est particulièrement violente. Dans l’historique originel activé par les islamistes les plus radicaux aujourd’hui, les femmes et les enfants sont faits prisonniers et soumis aux sévices.

Dans le cas de l’attaque du Hamas s’ajoute au lexique religieux la volonté nationaliste de reconquérir des terres qu’ils considèrent comme originellement palestiniennes. Ce qui est frappant, c’est l’extrême cruauté mise en œuvre, qui n’est pas sans rappeler ce récit originel de la vie du Prophète, où l’offensive frappait celles et ceux qui refusent la religion musulmane et, à ce titre, doivent subir la « punition » divine.

 

 

Le Hamas cherche « à provoquer l’isolement d’Israël sur la scène internationale »

 

 

Le Crif : Cette signature islamiste radicale du 7 octobre, tragique dans son application effective, n’a-t-elle pas aussi été aveuglante pour ces fanatiques : comment n’ont-ils pas perçu que la réplique de l’armée israélienne pouvait être redoutable pour eux, n’y avait-il pas quelque chose de suicidaire pour les dirigeants du Hamas ?

Gilles Kepel : La stratégie de Sinouar, le chef militaire du Hamas, était de faire exploser Israël et notamment de l’isoler internationalement, objectif au moins partiellement réussi à ce jour.

 

Le Crif : Pour autant, même si des divisions ont naturellement cours en Israël qui reste une démocratie, un cabinet de guerre d’union nationale s’est immédiatement mis en place en Israël et, même s’il est provisoire, la fracturation d’Israël n’a pas eu lieu.

Gilles Kepel : C’est vrai mais dans l’optique le plus important du Hamas actuellement est de provoquer l’isolement d’Israël sur la scène internationale. On constate que, même aux États-Unis, la réprobation du Hamas n’est pas unanime et que le Président Biden est gêné dans sa campagne pour la réélection, un activisme propalestinien mettant efficacement en cause le soutien inconditionnel à Israël qui était unanimement de rigueur dans la politique américaine.

 

 

« On oublie, en Europe et ailleurs, que le traumatisme majeur du 7 octobre persiste en Israël, même s’il est occulté par les dizaines de milliers de morts – on ne sait pas combien au juste – à Gaza »

 

 

Le Crif : On voit bien en effet que des fissures – un euphémisme – apparaissent dans les démocraties occidentales quant à la poursuite de la guerre à Gaza mais le principe d’un soutien défensif d’Israël, dont l’existence n’est pas aujourd’hui considérée, pour le court terme, comme menacée, ce principe de défense perdure quand même, du côté des États-Unis en particulier.

Gilles Kepel : Israël a quand même, le 7 octobre, vécu le plus grand traumatisme, subi l’attaque la plus efficiente depuis sa création en 1948. Sinouar et les combattants du Hamas ont profité des divisions internes de l’État hébreu, cristallisées autour du projet de réforme de la Justice portée par Benyamin Netanyahou, son gouvernement étant soumis aux pressions des suprémacistes favorables à l’extension des colonies en Cisjordanie : une minorité de quatorze députés à la Knesset constitue la clé de sa majorité.

Le transfert de forces militaires de la frontière de Gaza en Cisjordanie a été perçu par les dirigeants du Hamas comme une opportunité, dont ils ont profité pour attaquer par surprise, à l’aube du Shabbat le 7 octobre, dans la zone dès lors trop faiblement défendue au sud d’Israël. La méprise de Netanyahou, qui pensait que le Hamas financé par le Qatar « aboyait mais ne mordrait pas », a conduit à une vulnérabilité catastrophique pour l’État juif.

On oublie, en Europe et ailleurs, que le traumatisme majeur du 7 octobre persiste en Israël, même s’il est occulté par les dizaines de milliers de morts – on ne sait pas combien au juste – à Gaza. La « razzia » du 7 octobre reste le plus grand pogrom subi depuis la Seconde Guerre mondiale, le « plus jamais cela » ayant été à l’origine de la création de l’État hébreu. Pour la population juive israélienne, ce qui est arrivé est donc vécu comme une désillusion tragique.

Depuis ce pogrom, le Premier ministre israélien promet une éradication du Hamas mais cet objectif de guerre n’est pas vraiment atteint. Je ne pense pas que Benyamin Netanyahou puisse accepter un cessez-le-feu durable avant qu’il ait quelque chose de tangible à annoncer à sa population. Cela peut être, après l’élimination du numéro trois du Hamas, celle du numéro deux et du numéro un, Yahya Sinouar. Cela pourrait accélérer le démantèlement de la chaîne de commandement militaire du Hamas. Sinon, pour Benyamin Netanyahou, cesser les combats sans obtenir ce type de résultat s’apparenterait à un suicide politique. C’est pourquoi, dans les discussions avec les États-Unis par exemple, il tente de gagner du temps, mettant à profit la campagne présidentielle.

Le cynisme politique existe côté israélien à propos de la dramatique situation humanitaire à Gaza mais il faut noter aussi le cynisme du Hamas qui ne souhaite pas que l’aide humanitaire venant de l’étranger lui échappe : il mise sur l’énorme pression internationale due à la famine qui s’installe pour que cessent les combats à Gaza et que l’offensive israélienne à Rafah n’ait pas lieu.

 

« Les Palestiniens, de Gaza en particulier, ne sont-ils pas les victimes de la radicalité islamiste du Hamas et de son chef militaire Sinouar ? C’est ce que vient de déclarer le Fatah de Mahmoud Abbas »

 

 

Le Crif : Dans le voisinage arabe de Gaza, aucun pays n’abonde dans le sens guerrier djihadiste du Hamas. Les pays signataires des Accords d’Abraham par exemple semblent même s’activer en coulisses pour préparer un « après » pacifique…

Gilles Kepel : Oui, mais les scenarii de « l’après » sont complexes car le consensus minimal qui réunit les pays arabes est la création d’un État palestinien. Le plus important d’entre ces États, l’Arabie Saoudite, a stipulé qu’il était prêt à reconnaître Israël à la condition de la proclamation d’un État palestinien. Hypothèse à laquelle s’oppose Benyamin Netanyahou pour des raisons sécuritaires, avivées après le 7 octobre.

Toute la difficulté est : quel État palestinien et quelles conditions sécuritaires ? Les Palestiniens, de Gaza en particulier, ne sont-ils pas les victimes de la radicalité islamiste du Hamas et de son chef militaire Sinouar ? C’est ce que vient de déclarer le Fatah de Mahmoud Abbas, qui accuse Sinouar de ne pas avoir mesuré les conséquences désastreuses de son attaque et de la riposte israélienne qui en résultait sur le bien-être du peuple palestinien. Ces deux mouvements sont toujours en opposition côté palestinien, malgré la réconciliation tentée à Moscou. Le résultat de leur affrontement n’est pas établi à ce jour.  

 

Le Crif : Même si le Hamas a été très affaibli, militairement parlant ?

Gilles Kepel : Il est probable que beaucoup de combattants du Hamas aient été tués depuis l’offensive de l’armée israélienne à Gaza, il est certifié que le numéro trois du mouvement a été éliminé, probablement sur la base de renseignements recueillis sur place où, dans la situation dramatique de famine et de dénuement, certaines personnes fournissent des informations. D’un autre côté, la situation militaire n’est pas vraiment maîtrisée par Israël : des affrontements viennent d’avoir lieu au nord de la bande de Gaza, autour de l’hôpital Al-Shifa’ qui était censée avoir été sécurisé par Tsahal. Des combattants du Hamas, passant par les tunnels, ont refait surface et attaqué les troupes israéliennes. La résilience militaire du Hamas, qui se fond dans la population civile, reste un problème non résolu pour Tsahal et reste à ce stade une épine dans le pied de Benyamin Netanyahou.

Tous ces éléments rendent donc aléatoires les scenarii de « l’après ». En tout état de cause, pour l’Arabie Saoudite et ses alliés, il n’y aura d’avenir fiable que si les affidés de l’Iran ne sont pas en situation de contrôle du futur État palestinien.

 

 

« L’Arabie Saoudite a un intérêt propre à ce qu’il y ait la paix dans l’enclave de Gaza »

 

 

Le Crif : Le rôle de l’Arabie Saoudite apparaît donc assez central pour l’avenir ?

Gilles Kepel : L’Arabie Saoudite a en effet un intérêt propre à ce qu’il y ait la paix dans l’enclave de Gaza car l’un de ses projets phares, la cité futuriste de Neom, est localisée à une heure de route de la ville israélienne d’Eilat, au bord de la Mer Rouge, également toute proche de Rafah. Le Royaume saoudien a un intérêt direct, à la fois économique et géopolitique, compte tenu de l’influence de l’Iran qu’elle tient à contenir et à réduire dans cette région, à ce que le calme et la paix s’imposent au plus vite à Gaza.

 

Le Crif : Quel est justement le rôle de l’Égypte, sans doute important à Gaza dans ce contexte, notamment en matière de renseignement ?

Gilles Kepel : L’offensive israélienne annoncée à Rafah risque d’ouvrir la frontière entre Gaza et l’Égypte, permettant en ce cas à des dizaines de milliers de Gazaouis de fuir dans le Sinaï égyptien.

Le Caire a annoncé avant le 7 octobre qu’ils avaient prévenu Israël que quelque chose de dangereux se tramait à Gaza. Ses services secrets restent très informés sur l’enclave palestinienne, qui était sous contrôle égyptien jusqu’en 1967.

L’Égypte connaît aujourd’hui de très importantes difficultés économiques, aggravées par les attaques répétées des Houthis – mandataires yéménites de l’Iran – en Mer Rouge. La chute du trafic commercial qui passait par le canal de Suez a fait plonger les revenus de celui-ci. En outre, si la frontière avec Gaza s’ouvrait sans contrôle côté égyptien, l’afflux palestinien pourrait se transformer en une nouvelle vague migratoire illégale vers l’Europe. C’est pourquoi Ursula Von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, accompagnée de dirigeants grecs, italiens, chypriotes notamment, est récemment venue en Égypte remettre un chèque de 7,5 milliards d’euros au Maréchal Sissi pour aider l’Égypte, le cas échéant, à endiguer cette vague migratoire potentielle.

 

 

« L’attaque de l’État islamtique (djihadiste sunnite) à Moscou fait penser à celle qui a endeuillé l’Iran le 3 janvier dernier »

 

 

Le Crif : L’État Islamique (Daech) a revendiqué l’attentat de Moscou. Quel enseignement tirez-vous de cette attaque terroriste frappant en Russie ?

Gilles Kepel : Sous réserve de plus amples informations, cette attaque djihadiste sunnite fait penser à celle qui a endeuillé l’Iran le 3 janvier dernier et qui avait causé également une centaine de morts lors de la commémoration du « martyr » du Général des Pasdarans Qassem Solaymani à Kerman. Cette attaque indique que le fameux « Sud global », dont se réclament les défenseurs du Hamas et qui serait incarné par les BRICS+  – dont font partie la Russie, la Chine, l’Iran, l’Égypte, etc. – est davantage une fiction qu’une réalité.

Il est à noter que Poutine, qui est très gêné dans sa stratégie internationale par cette contradiction, n’a rien dit sur le caractère islamiste de l’attentat qui s’inscrit dans une longue tradition d’attaques sur le sol russe, il a préféré incriminer indirectement l’Ukraine, ses services ayant indiqué que les coupables supposés auraient été arrêtés en tentant de s’enfuir à la frontière de ce pays.

 

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet, le 24 mars 2024

 

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -