Jean Pierre Allali

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Lectures de Jean-Pierre Allali - Bilan métaphysique après Auschwitz. Les écrivains incandescents, par Didier Durmarque

07 April 2021 | 101 vue(s)
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Opinion
Le 10 janvier 2023, Yonathan Arfi, Président du Crif, s'est rendu à la cérémonie en hommage aux victimes de la rafle de Libourne du 10 janvier 1944. Il a prononcé un discours dans la cour de l'école Myriam Errera, arrêtée à Libourne et déportée sans retour à Auschwitz-Birkeneau, en présence notamment de Josette Mélinon, rescapée et cousine de Myriam Errera.  
 
À l'occasion de la fête juive de Hanoucca, découvrez les vœux du Président du Crif, Yonathan Arfi.
 

La 12ème Convention nationale du Crif a eu lieu hier, dimanche 4 décembre, à la Maison de la Chimie. Les nombreux ateliers, tables-rondes et conférences de la journée se sont articulés autour du thème "La France dans tous ses états". Aujourd'hui, découvrez un des temps forts de la plénière de clôture : le discours de Yonathan Arfi, Président du Crif.

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Bilan métaphysique après Auschwitz. Les écrivains incandescents :  Robert Antelme, Piotr Rawicz, Yitzhak Katzenelson, Imre Kertész, Par Didier Durmarque (*)

 

Professeur de philosophie en Normandie, Didier Durmarque se veut un passeur de la mémoire de la Shoah. Son ouvrage « Phénoménologie de la chambre à gaz » a été récompensé, en 2019, par le Prix « Europe » de la Licra. Son nouveau livre marque une approche véritablement originale de son sujet de prédilection. À travers l’œuvre de quatre écrivains qu’il considère comme « incandescents », il nous donne à penser et à réfléchir d’une manière autre. L’incandescence, d’ailleurs, n’est pas uniforme. Incandescence du pli chez Robert Antelme, elle devient incandescence de la fureur du style chez Piotr Rawicz, incandescence froide au bord de la folie chez Yitzhak Katzenelson et, enfin, incandescence de la pensée chez Imre Kertész. Dans ce petit livre, on découvre ou on redécouvre quatre phares de la littérature de la monstruosité que fut la Shoah.

Si Auschwitz fut littéralement un « trou noir », les écrivains incandescents sont là pour nous brûler. Une brûlure qui est précisément le bilan métaphysique après Auschwitz. Un bilan qui, force est de le constater, bouscule l’idée que l’on pouvait jusqu’alors se faire de l’homme et de Dieu. Un Dieu qui, nous dit Durmarque, n’a pas répondu  au Chema Israël, « aux prières devant les chambres à gaz ou devant les immenses fosses creusées par les victimes de la Shoah par balles ». «C’est la raison pour laquelle les écrivains incandescents sont ceux qui tiennent le Verbe contre son abandon, contre l’immonde et contre l’insupportable. Les écrivains incandescents sont ceux qui font exister le langage, le logos, l’Être contre Dieu, au cœur de la destruction».

Voici, tout d’abord, Robert Antelme, auteur de « L’espèce humaine » qui osa écrire qu’ « on peut brûler les enfants sans que la nuit remue ». Quand un déporté décharné s’apprête à satisfaire un besoin élémentaire sous l’œil d’un soldat allemand, comment ne pas imaginer qu’il se dise, au fond de lui, « je pisse donc je suis ». Terrible remarque de Durmarque qui constate que « La pisse est ce qui reste de l’Être quand on n’arrive plus à exister, mais qu’on se réduit à sa pure présence au monde » C’est dire si la notion d’humanité a été brisée à Auschwitz !

On peut dire que Piotr Rawicz va encore plus loin dans l’innommable. Rawicz, qui s’est suicidé d’une balle dans la bouche,  le 21 mai 1982 à l’âge de 62 ans, nous a laissé, avec « Le sang du ciel », «un vertige himalayen, un abîme sans fond, une épreuve émotionnelle, intellectuelle, psychique, métaphysique».

Dans ce que certains pourraient appréhender comme une véritable obscénité, voire un scandale, Rawicz nous assène que, tout compte fait, « la Shoah n’est qu’une histoire de queue ». Entendez par là que la circoncision des Juifs est une alliance qui les a conduits aux fours crématoires. Bref, « Le sang du ciel » doit être considéré comme un révélateur des faux débats autour de la Shoah.

Piotr Rawicz, rappelons-le, a été, non pas en tant que Juif mais en tant qu’Ukrainien, sous le pseudonyme de Peter Heller et avec le matricule 102679,  torturé par la Gestapo, déporté à Auschwitz en 1942 puis transféré à Leitmeritz, en Bohême, en 1944.

Pour Durmarque, avec Rawicz, l’infini ou la métaphysique de la Shoah, se ramène, ni plus ni moins à une «histoire de bites».

Voici à présent, Yitzhak Katzenelson, auteur d’un « Journal du camp de Vittel » et surtout de «Le chant du peuple juif assassiné». 

Auschwitz, première et dernière lettre de l’alphabet, de A à Z. « L’œuvre de Katzenelson est prodigieuse pare qu’elle permet à l’homme de sauver le Verbe, de repenser le langage contre son abandon, contre la trahison métaphysique de Dieu ». Reclus dans le ghetto de Varsovie, militant sioniste du Dror, il travaille dans un atelier avec son fils aîné Zvi. Et c’est le drame : son épouse est déportée avec ses deux plus jeunes fils, Benjamin et Bension. Tous trois seront gazés à Treblinka. Malgré son désespoir, Katzenelson n’abandonne pas la lutte. Bien que titulaire, avec son fils, de passeports honduriens, il est écroué au camp de Vittel.

Le chant du peuple juif assassiné se compose de quinze chants. La poétique y est présentée comme «reste».

Quatrième héros incandescent de ce petit livre exceptionnel : Imre Kertèsz qui voit Auschwitz comme le prisme de la modernité, le prisme de l’existence, le prisme de Dieu. « Auschwitz est la réponse à la création divine…Dieu est Auschwitz, mais également celui qui m’a fait sortir d’Auschwitz. Et qui m’a engagé, voire obligé à rendre compte de tout cela, parce qu’il voulait entendre et apprendre ce qu’il avait fait ».

Kertész a obtenu, rappelons-le, le prix Nobel de littérature en 2002.

Une étude véritablement remarquable.

Jean-Pierre Allali

(*) Éditions Ovadia. 2020. 146 pages. 16 €.