Tribune
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Publié le 12 Novembre 2014

Romain Rolland et Stefan Zweig: deux humanistes face à la barbarie de la Première guerre mondiale

Par Maurice-Ruben Hayoun, Historien, publié dans le Huffington Post le 11 novembre 2014

Depuis quelques mois, on assiste à une sorte de renaissance de ces deux auteurs, jadis liés par une amitié si indéfectible que même les horreurs et les folies de la Première guerre mondiale n'ont pas réussi à détacher l'un de l'autre. Et pourtant, les tentations et aussi les occasions de se haïr et de s'entre-déchirer furent nombreuses. Certes, certains échanges épistolaires entre Rolland et Zweig ne furent pas à l'abri de vives tensions mais les deux hommes ont toujours réussi à les surmonter.

Comment ces deux grandes figures du monde littéraire germanique et français du début du XXe siècle, se sont-ils connus? Ce fut, je crois, Zweig qui découvrit, nous dit-on, chez une amie vivant à Rome l'oeuvre monumentale de Rolland, Jean-Christophe. Sa lecture fit sur lui l'effet d'une découverte, d'une véritable renaissance: dès lors, il s'ingénia à se rapprocher de l'auteur, lui rendit visite à Paris et s'ingénia à en favoriser la traduction allemande afin de créer un canal humaniste entre les deux pays et les deux cultures.

Mais les écrivains ne vivent pas dans un monde éthérique, ils sont aussi concernés par ce que leurs gouvernements respectifs décident pour eux, et parfois, hélas, ils décident de partir en guerre. Et c'est bien en cette année fatidique de 1914 que commence leur échange épistolaire... Lors des premiers mois, les sujets sont convenus entre deux écrivains qui s'estiment et se considèrent mutuellement: plus jeune que son idole, Zweig est dans le rôle d'un disciple admiratif qui considère Rolland comme une sorte de divinité tutélaire de son esprit (Schutzgott seines Geistes), cela peut paraître grandiloquent mais c'était bien vrai.

On a tendance à l'oublier que la Première guerre mondiale n'a pas innové dans le seul domaine des tueries de masse, quand on envoyait chaque matin à l'assaut des tranchées ennemies des milliers de fantassins qui étaient alors hachés menu par les mitrailleuses françaises ou allemandes... La Première guerre a aussi innové en matière de désinformation: les rumeurs courant sur les actes de barbarie de l'autre camp étaient innombrables et plongeaient l'arrière, les opinions publiques, dans des états seconds, de véritables transes où la haine et la détestation atteignaient des paroxysmes. Un exemple qui dresse les cheveux sur la tête: on avait accusé les troupes allemandes d'avoir inutilement bombardé la cathédrale de Reims, d'avoir tout détruit sur son passage dans la Belgique voisine, pourtant neutre à l'origine, et, dernier mais non moindre, d'avoir tranché la main droite à plus de 4000 jeunes Français âgés de 14 à 17 ans ! Des journaux se sont même fait l'écho de la découverte de pieds de soldats français dans la musette d'un Allemand fait prisonnier...

Mais toutes ces horreurs réelles ou inventées ne sont rien par rapport au débat sur la nécessité ou non de porter secours aux soldats allemands blessés sur le champ de bataille en France. On lit chez les deux amis des raisonnements alambiqués sur le fait qu'un ennemi blessé n'est plus en mesure de porter les armes et même la guerre ne saurait oblitérer cette part d'humanité commune à tout homme (alles, was Menschenantlitz trägt).

Deux intellectuels, unis par des valeurs culturelles très fortes assistent au divorce sanglant de leurs nations respectives. L'un est mobilisé dans sa ville natale à Vienne où il travaille pour les archives de l'armée (Zweig n'était pas de très bonne constitution physique) et Rolland s'était réfugié à Genève où il travaillait bénévolement pour le comité international de la Croix-Rouge ; il logeait dans le quartier de Champel. Le plus navrant est que Zweig, nettement plus prolixe que son aîné lui annonce la mort sur le champ de bataille de grands écrivains qui vécurent comme un terrible traumatisme l'idée de combattre d'une tranchée à l'autre leurs collègues et amis devenus leurs ennemis. À leur corps défendant, ils prenaient part à la barbarie. Si Zweig avait moins eu à souffrir chez lui, en Autriche, pour ses amitiés françaises et sa franche francophilie, Rolland qui avait une assise bien plus large (il décrochera le prix Nobel en 1915) du se réfugier au calme à Genève, car, chez lui, on le stigmatisait comme étant "l'ami des Allemands", ce qui, à l'époque, revenait ni plus ni moins à l'accusation de traîtrise et d'esprit antipatriotique… Lire la suite.