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Languedoc, terre d’accueil
Il convient d’évoquer l’apport des Juifs andalous en pays d’oc : en 1140, fuyant les persécutions des Almohades, et trouvant à Narbonne et à Lunel des lettrés juifs locaux, cette « Internationale andalouse » traduit de l’arabe en hébreu, se révélant des passeurs de culture entre l’Ibérie musulmane et la chrétienté féodale, opérant des « transferts culturels » dans les domaines biblique, exégétique, talmudique, poétique et scientifique (médecine, astronomie, mathématique).
En 1160, c’est à un Juif navarrais, Benjamin de Tudèle, que l’on doit de posséder une relation descriptive des communautés juives du Languedoc-Provence, groupe minoritaire inséparable de la majorité chrétienne englobante. Ses descriptions définissent le XIIe siècle, d’essor économique, de prospérité sociale et spirituelle. Les paisibles collectivités qu’il décrit dans les années 1160 dans son Carnet de route (Sefer Massaot) abritent nombre d’érudits juifs et d’écoles talmudiques célèbres.
Narbonne, « ville ancienne de la Torah » où vivent de grands lettrés (lignage andalou Kimhi), puis Béziers « où les sages abondent », enfin Posquières et Lunel auraient compté des collectivités juives réputées et hospitalières pour les étudiants itinérants. Posquières (l’actuelle Vauvert) est « une grande ville avec quarante Juifs et une grande école talmudique ». C’est du Languedoc qu’émanent les premiers documents kabbalistiques de l’Histoire, signés de Rabbi Abraham ben David de Posquières (RABAD), d’Isaac l’Aveugle, son fils, et de Rabbi Yaakov Hanazir de Lunel.
Pourquoi le Languedoc est une terre de Kabbale ?
Pour le professeur Moshe Idel, de l’Université hébraïque de Jérusalem, spécialiste éminent de la Kabbale depuis Gershom Sholem, maintes fois reçu à Montpellier sous l’égide de l’Institut Maïmonide, « le Languedoc est le lieu où des traditions anciennes et orales ont été, pour la première fois, portées par écrit. Pourquoi est-ce à cette époque qu’a lieu ce passage de l’oralité à l’écriture ? Le XIIe siècle est celui d’une renaissance dans les milieux chrétiens qui inspire le monde juif. Il y a également le fait que le Languedoc et la Provence sont des régions carrefours où circulent voyageurs et idées. »
À Lunel, selon Tudèle, vivait « une sainte communauté d’Israël penchée sur la Torah jour et nuit ». Insistons ici sur le rôle des Tibbonides (quatre générations de savants) qui ont livré la plus grande partie de la production philosophique et scientifique d’origine arabe en Languedoc. À Juda, premier installé, qui traduisit en hébreu au XIIe siècle les grandes œuvres de Saadia Gaon, succéda une lignée prestigieuse : Samuel, le fils, traduisit en 1204 à Lunel, le Guide des Perplexes de Maïmonide ; Moïse ibn Tibbon, fils de Samuel, traduisit au XIIIe siècle des ouvrages en hébreu (philosophie, médecine, sciences exactes). Et le dernier, Jacob Tibbon (XIIIe- XIVe siècles), Profacius judeus en latin, Don Profiat en occitan, fut l’auteur de traductions et travaux originaux. Son activité se déroula à Montpellier (en hébreu Ir ha Har, la « ville du Mont », Har Gaash, la « ville du tremblement »), où il se révéla grand astronome et seul auteur à avoir écrit en hébreu sur des matières scientifiques.
Les Juifs du Midi constituent donc « les assises les plus anciennes du judaïsme français ». À Montpellier, leur présence pourrait remonter à la fondation de la ville (985). Durant la période médiévale, ils y possèdent un quartier dont il subsiste le bâtiment juif synagogal (classé monument historique) avec un bain rituel (mikveh), restauré lors du millénaire de la cité en 1985, ainsi qu’une synagogue (XIIIe siècle) en cours de réhabilitation, dans un processus de revalorisation de l’espace juif médiéval (création, rue Barralerie, de l’Institut Maïmonide en 2000, délocalisation de la nouvelle Gallia Judaica(CNRS/EPHE) de Paris à Montpellier en 2003, restauration de la synagogue).
Les Juifs et la médecine
Les Juifs furent actifs dans le domaine du commerce, de l’artisanat et du prêt à intérêt : le « crédit juif » acquit, à la fin du XIVe siècle, les qualités d’un crédit agricole et artisanal. Ils pratiquèrent surtout la médecine : Isaac ben Abraham, Meshulam et Shem Tov ben Isaac, ces noms sont inscrits à l’entrée de la faculté de Médecine dans la liste des premiers et illustres médecins montpelliérains (XIIe - XIIIe siècle). De même, Ibn Zabbara, Arié Harari, Moïse et Jacob Tibbon. À l’instar de Montpellier, les villes occitanes furent une terre d’accueil pour les Juifs – jusqu’à leur exil définitif du royaume de France intimé en 1394 par Charles VI. À compter de cette date et jusqu’à la Révolution française, le judaïsme ne fut plus une religion licite. Pourtant, aux côtés des marranes ibériques, des Juifs arrivaient dans l’Hérault pour la durée des foires (XVIIe - XVIIIe siècle).
Juifs comtadins en Languedoc
Ils sont originaires des « États français du pape », d’Avignon, du Comtat venaissin (Carpentras, Cavaillon et L’Isle-sur-la-Sorgue) où ils sont tolérés dès le Moyen Âge. Malgré une législation restrictive, les Juifs résident librement à Montpellier et à Béziers, Pézenas et Sète, bien avant le décret d’émancipation de 1791.
En 1806, Mossé Vidal-Naquet fut délégué par la communauté de Montpellier à la Grande Assemblée des Juifs, réunie à Paris par Napoléon. En 1808, on compte cent vingt-trois Juifs à Montpellier avec des patronymes tels que Cavaillon, Crémieu, Digne, Lisbonne, Lyon, Milhaud, Montel, Petit ou encore Puget.
Le XIXe siècle est un siècle d’intégration pour les représentants de la loi mosaïque dans les cités du Midi.
À Montpellier, outre le notable Moïse (dit Cadet) Vidal-Naquet, ancêtre de l’historien Pierre VidalNaquet, deux autres personnalités se sont illustrées sur les plans politique et juridique : les avocats Israël Bedarride et Eugène Lisbonne.
Montpellier et le sionisme politique
Fin XIXe, de nombreux étudiants juifs d’Europe de l’Est fondent l’Association des étudiants sionistes. Leur nombre s’accroît sensiblement dans la période de l’entre-deux-guerres. Montpellier a toujours joué un rôle dans le mouvement sioniste politique contemporain. Le meilleur exemple : la présence en 1897 au Ier congrès sioniste, à Bâle (Suisse), de quatre délégués montpelliérains sur douze Français.
Après la Grande Guerre, Montpellier et Béziers voient arriver des séfarades de Turquie et de Grèce, et, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les deux premières communautés – seules structurées de l’Hérault – comptent respectivement trois cents et cent cinquante membres. Exception faite de notables appartenant à la fonction publique – Benjamin Milhaud, Maire de la ville (1929-1935), et les professeurs Lisbonne, Godechot et Guenoun (facultés de médecine, de sciences et de droit), les Juifs montpelliérains sont commerçants ou artisans. En 1940, suite à la défaite, les effectifs de la communauté explosent avec l’arrivée de réfugiés français et étrangers. Le fichier établi par la préfecture de l’Hérault (début 1942) contient 1 153 noms : 819 Français et 334 étrangers. Si les Juifs français sont d’abord touchés par la perte de leur emploi et par les spoliations, les Juifs étrangers le sont par les internements, et les uns et les autres par les rafles et déportations. En cause : l’implacable arsenal législatif répressif du régime de Vichy, calqué sur les lois aryennes nazies, mais d’inspiration française. C’est dans les centres d’accueil montpelliérains, qui leur avaient offert un premier refuge, que seront arrêtés les Juifs étrangers, envoyés aussitôt au camp d’Agde. Destination première pour l’accueil de réfugiés espagnols, celui-ci se transforme en une immense prison où, sur un total de près de 6 000 internés, on comptera 3 000 Juifs.
La rafle des Juifs de l’Hérault : échec partiel
Dans le cadre de l’application de la Solution finale en France, de la livraison des Juifs par le régime vichyste aux nazis, et donc de l’organisation des grandes rafles de l’été 1942, celle des Juifs de l’Hérault se singularise.
Elle eut lieu le 26 août, au petit matin, avec la participation de la police, gendarmerie, des gardes mobiles et pompiers. Le recensement, opéré par Vichy le 2 janvier 1942, des israélites entrés en France après le 1er janvier 1936 servit de base pour la constitution de la liste. La rafle prévoyait l’arrestation de 1 010 hommes, femmes et enfants, d’après une information transmise par le gouvernement de Vichy à la police et la gendarmerie du département de l’Hérault), établis dans soixante-deux localités, dont cent quarante à Montpellier.
En fin de journée, 419 personnes sont conduites au camp d’Agde ; c’est un échec partiel dû à une vigilance accrue après les rafles parisiennes et à l’humanité de gendarmes et policiers alertant les personnes en péril. Dans le camp de transit agathois, après tri, trois cent soixante-dix Juifs raflés dans l’Hérault furent envoyés à Rivesaltes, et une partie de ces derniers déportés vers les camps d’extermination de Pologne, via la zone nord.
La Résistance : le rôle des organisations juives
Résistance active ou passive, le rôle des organisations juives est à mettre en exergue : Comité d’assistance aux réfugiés, Œuvre de secours aux enfants, Organisation ReconstructionTravail, Éclaireurs israélites de France et Mouvement de la jeunesse sioniste. Par ailleurs, parmi les nombreux Juifs d’origine étrangère qui ont trouvé refuge dans l’Hérault et ont eu une activité résistante, retenons le nom de Georges Charpak.
L’aide de la population
Dans le combat pour la survie, les Juifs ont bénéficié de l’aide active d’une partie de la population héraultaise. À Montpellier, le professeur Balmès, outre la protection aux étudiants juifs à la faculté de Médecine, a ainsi caché des familles juives. Même attitude courageuse des sœurs protestantes Atger, du père Parguel, de Raymonde Demangel, des sœurs dominicaines du monastère des Tourelles, de la famille Pallarès, de l’abbé Prévost soutenant Sabina Zlatin (monitrice de la colonie des enfants réfugiés de l’Hérault, plus connue sous l’appellation « Enfants d’Izieu ») en recueillant les enfants juifs qu’elle faisait sortir des camps d’Agde et de Rivesaltes, en coordination avec l’OSE.
On ne peut clore cette énumération sans évoquer Camille Ernst, secrétaire général de la préfecture de l’Hérault pour son engagement en faveur des réfugiés juifs étrangers. Déporté et rescapé de Dachau, il fut fait Juste parmi les Nations en 1971, par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem.
Certaines personnalités héraultaises, par leur action d’entraide et de sauvetage des populations pourchassées, ont accédé au rang des figures de la Résistance.
Entre ostracisme et humanisme, c’est la mémoire de collectivités méridionales ou de rencontres judéo-chrétiennes réussies, héritées de la tradition de tolérance de Montpellier et du Languedoc, qui continue de vivre.