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Dans le beau livre, pourtant, que lui consacre Léo, sa femme, dans ce récit, chez Verdier, qui tient de la chronique d’époque, de l’éducation sentimentale, politique et spirituelle partagée ainsi que du roman d’amour (cette phrase au moins, à la fin : « il m’avait confié son corps, je n’ai pas su le garder »), je découvre à peu près tout de l’ami que je croyais connaître…
Le gamin en colère qui, à peine débarqué de son Égypte natale, puis entré à l’École normale de la rue d’Ulm, intègre puis dirige les organisations maoïstes les plus radicales du moment.
Les 36 tomes de Lénine, et ceux du « Capital », méthodiquement mis en fiches par un jeune révolutionnaire qui plaçait déjà la connaissance – savoir ? Étude ? – au-dessus de tout le reste.
L’épisode cocasse (agrémenté d’un bon portrait en pied ou, plus exactement, assis – au milieu du vide, parfaitement immobile, tandis que Paris brûle) de la nuit des barricades, en mai 68, qu’il passe enfermé dans une salle de la rue d’Ulm : trouvait-il, comme, à la même époque, son camarade Pierre Goldman, le mouvement étudiant peu sérieux ? attendait-il, tel le vrai chef bolchevique qu’il rêvait de réincarner, l’entrée en scène des ouvriers ? Ou est-ce juste son statut d’apatride (l’hypothèse ne serait venue à l’esprit d’aucun de ses compagnons d’alors – et pourtant…) qui le minait de l’intérieur, le menaçait de l’extérieur et faisait du généralissime de la nouvelle armée des ombres ce que l’on appellerait aujourd’hui un « sans-papier » exposé, en cas d’arrestation, à l’arbitraire d’une vulgaire expulsion ?
Voici le temps des premiers doutes quand, avec Olivier Rolin et ceux des maos tentés par l’action directe, il s’avise que ces Palestiniens dont il aime dire, par facétie, qu’il les a « inventés » sont capables d’assassiner de sang-froid, à Munich, une délégation d’athlètes israéliens.
Voilà le fou de mots qui croit déjà, sans le savoir, qu’au commencement de tout a été, et sera, le verbe – le voilà qui, à la naissance de son premier enfant, ne pose qu’une question : « quand est-ce qu’il va parler ? »
Et puis ce sont enfin les pages sur la montée vers le judaïsme, beaucoup plus longue qu’on ne le croit, plus tâtonnante, plus incertaine : tel cercle socratique à Paris… tel lieu de pensée dans les Corbières… entre un reportage, avec Sartre, au coeur du Portugal insurgé puis, avec Sartre toujours, une visite au terroriste Baader dans sa prison de Stuttgart, la découverte de l’oeuvre de Levinas… un rav antisioniste qui l’éveille à la Guemara… une yeshiva, à Strasbourg, où il s’initie à l’énigme des lettres de feu… et un premier voyage à Jérusalem… et un deuxième… et le premier contact, sur la peau, du cuir des tefillin… et les visages d’ange indéchiffrés des enfants de Mea Shearim… tout cela prend du temps… beaucoup de temps… nous sommes, si l’on en croit le récit de Léo Lévy, plus près de l’interminable retour de Soljenitsyne en Russie que de la révélation d’un Maurice Clavel se cognant, une nuit, dans ses meubles et voyant, dans un halo, le visage de son Seigneur… et ce qui frappe, au bout du chemin, c’est un mélange de rupture (n’a-t-il pas tué le Grec en lui ?) et de fidélité (ce meurtre en soi du pasteur grec n’est-il pas l’accomplissement du projet de « changer l’homme en ce qu’il a de plus profond » qu’avait jadis nourri le jeune ignorant ?) – ce qui frappe c’est un périple de Moïse à Moïse, en passant tout de même par Mao, qui fait de cette quête de la pierre blanche de Jérusalem l’une des aventures humaines les plus singulières de notre temps.
Un passant considérable dira, après sa mort, le sujet supposé tout savoir qu’était, à ses yeux, Jean-Claude Milner.
Un maître lui-même, un jeune maître pour l’éternité, dit la génération d’apprentis penseurs qui, juifs ou non, de plus en plus nombreux, puisent dans son oeuvre rare, mais dense, terriblement ramassée, des raisons d’espérer et de vivre.
De ce personnage hors normes et secret qu’éclaire la piété d’une femme, de cette parole qu’elle donne à réentendre comme elle le fait, mais par l’archive, dans le minuscule bureau de la rue Kadish Louz, à Jérusalem, dédié à sa mémoire, de ce visage rieur et concentré qu’elle convoque, au fil des pages, et jusqu’au bout, comme s’il était vivant et auquel songeait peut-être, allez savoir, un autre Lévy quand, dans un très ancien roman, il disait de son héros : « au bout de ce visage il y avait le siècle », de Benny Lévy, donc, je pense, moi, qu’il est l’un des êtres les plus impressionnants qu’il m’ait été donné de rencontrer – et dont l’absence laisse un vide que nul n’a pu combler ni, sans doute, ne comblera.
Dix ans, jour pour jour, après sa mort, la parution de ce livre est la plus juste des célébrations.