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Publié le 10 mai dans La Croix
« C’est passionnant », souffle Mohamed qui réfléchit un instant, puis prolonge : « Mais c’est terrible, aussi, ce que ces gens ont vécu ici». Le gamin de 14 ans sort d’une visite scolaire du camp des Milles avec son établissement, le collège privé musulman niçois Avicenne. Comme ses camarades, il oscille entre le sentiment d’avoir plongé dans un moment d’histoire captivant et celui d’avoir touché du doigt toute l’horreur que celui-ci recèle.
Le camp de Milles. Un austère bâtiment de briques rouges hérissé de deux cheminées. À l’arrêt pendant la Seconde Guerre mondiale, cette tuilerie posée au cœur de la campagne près d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) devient camp de transit, d’internement, puis de déportation, de septembre 1939 à décembre 1942. Dix mille personnes sont enfermées là ; deux mille hommes, femmes et enfants en partent, déportés par le régime de Vichy depuis la gare toute proche, vers le camp d’extermination d’Auschwitz. « C’est le seul camp d’internement et de déportation encore intact en Europe », rappelle Alain Chouraqui, président et fondateur du site-mémorial, titulaire de la chaire Unesco « Éducation à la citoyenneté, sciences de l’homme et convergence des mémoires » qui rassemble des universités et mémoriaux de trois continents. Sous son impulsion, la tuilerie se transforme en 2012, après trente ans de combat mémoriel, en musée et lieu de réflexion : « Nous faisons une présentation pluridisciplinaire et inter-génocidaire unique au monde. » Au fil des salles, la démonstration se fait limpide : qu’il s’agisse de la Shoah, mais aussi des massacres de Tutsis au Rwanda, des Tsiganes comme des Arméniens, l’engrenage des intolérances mène au génocide.
Dans les pas de Matthieu Gay, le médiateur qui pilote la visite, le groupe de collégiens de troisième attrape le fil de l’Histoire en 1933. « On va chercher à comprendre qui on a enfermé ici », pose Matthieu. « Des juifs », répond du tac au tac un jeune garçon dans un sweat gris. « Pas seulement, reprend le médiateur. Il y a eu aussi des homosexuels, des Tsiganes, des handicapés, des étrangers de trente-huit nationalités qui pouvaient être catholiques, protestants, musulmans… »
Les vastes espaces muséaux rappellent les événements qui conduisent à l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler, puis à la guerre et aux massacres de la « solution finale. » Au rez-de-chaussée du bâtiment, s’alignent les fours où les ouvriers faisaient en leur temps cuire briques et tuiles. « C’est des chambres à gaz ? », interroge un garçon un peu inquiet. Avec pédagogie, Matthieu explique que les lieux, s’ils ont été « un des rouages de la machine de mort nazie », n’ont pas servi à l’extermination des prisonniers, mais à leur internement avant leur déportation. Les collégiens s’étonnent de voir qu’un de ces fours voûtés, baptisé Die Katakombe, était devenu un cabaret sous l’impulsion des nombreux artistes qui, comme Max Ernst, ont séjourné entre ces murs.
Au second étage, sous la charpente de béton armé, l’émotion saisit les visiteurs. Dans ces dortoirs, on étouffe en été et on gèle en hiver. D’une fenêtre, élèves et accompagnateurs ont une vue plongeante sur un wagon de bois noir. « On entassait les gens à quatre-vingts là-dedans, souligne Matthieu Gay. Le wagon pouvait rester quarante-huit heures, bondé, avant de partir pour Auschwitz. Alors, de l’endroit où vous vous trouvez, on entendait leurs cris… » Le médiateur rappelle les tentatives de suicide par défenestration, notamment d’une mère et de ses deux enfants, « appelés » pour le prochain convoi. « C’est horrible… », souffle une jeune fille, ébranlée.
« Cette visite, elle prend aux tripes », lâche Obaïda Bensalem, le professeur d’éthique musulmane du collège Avicenne qui encadre la sortie. « Elle s’inscrit dans un certain nombre de projets et d’initiatives interreligieuses que nous menons à l’année. Leur but est d’abord pédagogique : il s’agit de favoriser l’ouverture d’esprit des élèves et leur enrichissement culturel », explicite l’enseignant.
Autour d’une table de bois, des élèves discutent au-dessus de leurs sandwichs. Sous son voile à carreaux, Rayan, 14 ans, confesse y voir plus clair : « Là, c’est réel, on comprend bien ce qui s’est passé. » En face d’elle, Iman, accompagnatrice de 20 ans, abonde. Elle a retenu les différentes étapes qui – de l’expression des préjugés racistes ou antisémites à l’avènement d’un régime autoritaire en passant par les persécutions de minorités et les menaces sur les droits de tous – aboutissent aux crimes de masse. « Pour moi, c’est exactement ce qui se passe maintenant. Regardez comme on pointe les musulmans », se désole-t-elle. Les jeunes filles détaillent les amalgames avec le terrorisme islamiste, la polémique sur le hidjab de course chez Decathlon, le traumatisme lié à l’attentat contre les mosquées de Christchurch… « Nous sommes parfois victimes d’intolérance,témoigne Yousra. On me dit “Apprends à nager et retourne chez toi !” Moi, je suis née à Nice». Mais, avec franchise, ces ados se savent aussi capables d’idées reçues ou de mots déplacés. « Il m’arrive de dire “sale arabe” à une copine, ou “espèce de juif” si quelqu’un fait son radin. Ce sont des blagues, bien sûr. Mais là, je me rends compte qu’il ne faut pas dire ça… », reprend Yousra.
Alain Chouraqui confirme : « Ici ce qui bouscule ces adolescents venant d’univers différents, c’est qu’ils perçoivent bien qu’on parle d’eux-mêmes. L’effet de groupe, les préjugés, ils les vivent tous les jours. À partir du moment où l’on aborde ces jeunes, non pas à partir d’un fait historique dont ils peuvent être lassés, mais de mécanismes qu’ils vivent au quotidien, alors là… l’oreille s’ouvre, la parole se libère. »
Matthieu Gay retrouve les collégiens après la pause sandwich. Sur l’écran d’une salle de conférences, il fait défiler plusieurs expériences psychosociales qui testent notre capacité à nous soumettre à l’injonction d’une autorité ou à la pression du groupe. Le médiateur invite les adolescents à une saine réflexion sur la responsabilité, le conformisme, le rapport au groupe. Il introduit les notions de résistance et de désobéissance à l’autorité. « La première des résistances, c’est de se poser des questions, de faire marcher son esprit critique », martèle-t-il.
À l’heure de reprendre leur bus, les gamins s’attroupent, sourient, décompressent. Ce que Rayan a retenu de sa visite tient en une phrase, dont elle fait le point final de la journée : « Ne rien faire, c’est laisser faire. »