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Publié le 21 janvier dans le JDD
Vous qui vivez sous la menace, quel état des lieux feriez-vous de l'intolérance dans la France de 2019 ?
La question de l'intolérance est fondamentalement reliée à la Terreur. La France et la République sont devenues une seule et même chose pendant la Révolution. Dans les convulsions de cet accouchement, Robespierre prend le pouvoir et la Terreur s'installe au nom de l'égalité. Cette passion de l'égalité – non pas l'égalité des droits, l'égalité métaphysique – est la matrice du totalitarisme. C'est elle qui triomphe après 14-18, quand les intellectuels et les artistes adhèrent aux idéologies égalitaires que sont le fascisme et le communisme – à quelques merveilleuses exceptions près, comme Camus, Aron, Gary, Giono, Colette ou Malraux, la plupart ont vendu leur âme.
L'islamiste n'accepte de laisser vivre que ceux qui sont égaux à lui devant Dieu. Au nom de cette égalité fantasmatique, on peut commettre des crimes et interdire aux gens de dire, de faire, d'aller, de venir, de penser. En France, il y a un atavisme robespierriste islamo-compatible. C'est souvent inconscient, comme chez certains Gilets jaunes, mais il y en a aussi qui s'en réclament ouvertement : les fascistes et les communistes, ou Jean-Luc Mélenchon.
Dans votre livre, vous dénoncez une trahison des intellectuels. Pourquoi ?
Dans les années 1960, 1970, 1980, ils ont choisi d'offrir à la jeunesse Che Guevara et Mao comme figures paradigmatiques : un tueur fiévreux et un criminel contre l'humanité. S'ils leur avaient donné des posters de Jean Moulin et de Churchill, on n'en serait pas là ; les Gilets jaunes radicaux et les islamistes trouveraient un terrain moins favorable. L'islamisme n'aurait pas pris de la sorte en France si la jeunesse n'avait pas été convaincue par les intellectuels que le mouvement islamiste était un mouvement social. À leurs yeux, Khomeyni ne faisait régner la terreur que pour rétablir l'égalité.
Est-ce à dire que les Français seraient trop tolérants ? Ce serait paradoxal…
Quand ils citent Voltaire pour exalter la tolérance, ils disent : "Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous puissiez le dire." Or Voltaire n'a jamais écrit cela! Il avait une pensée assez ferme pour dire : "Je vais m'opposer aux âneries que tu dis." Quand on voit ce qui fleurit aujourd'hui sur Internet, on n'a pas envie de se battre pour qu'ils puissent le dire.
Vous, ancien directeur de "Charlie Hebdo", considérez-vous qu'il faille limiter la liberté d'expression ?
Non. La loi française est bien faite. J'y ai été confronté plus de vingt fois, je trouve que le système est intelligent, il a compris que les mots encouragent le passage à l'acte. Quand les temps sont brutaux, l'appel à la haine et la diffamation peuvent mettre des vies en danger. En 1789, on a dit : "La liberté des uns s'arrête où commence celle des autres." Pas seulement la liberté, mais la sûreté. À ceux qui prétendent "on peut dire n'importe quoi", je réponds non. La Liberté, c'est la liberté d'aller et venir, de penser et d'exprimer sa pensée dans les limites où elle ne met pas en danger la sûreté d'autrui. Ça laisse déjà pas mal de marge pour s'exprimer ; ça permet d'être Einstein, Picasso, Proust ou Blanche Gardin.
Quand vous avez publié les caricatures de Mahomet, certains dessinateurs se sont désolidarisés. Plantu a revendiqué l'autocensure au nom du respect du sacré. Vous le désapprouvez?
Il fixe la limite au mauvais endroit. Si je dis des choses sur vous qui peuvent exciter la colère ou nuire à votre vie, c'est normal que la loi sanctionne. Le sacré, c'est autre chose, c'est une vision du monde. Et une vision du monde qui ne serait pas critiquable, c'est une allumette pour les bûchers. Si on n'avait pas pu critiquer le sacré, on grillerait encore des enfants sur des autels pour plaire aux dieux.
À ceux qui disent qu'il ne faut pas caricaturer l'islam, c'est la lâcheté que vous reprochez ?
C'est leur peur. Au fond d'eux, il y a cette idée qu'en flattant ceux qui terrorisent, en leur disant "on vous comprend", on va échapper au monstre. Hugo, Descartes, Zola ont connu l'exil pour leur liberté, et Diderot a été enfermé à Vincennes. Aragon, lui, était invité à dîner chez Staline et Céline à la Kommandantur – grosse différence.
Vous voulez dire qu'un vrai intellectuel ne doit pas avoir peur ?
On ne peut pas ne pas avoir peur. Quand j'étais très menacé, j'ai eu très peur. Certaines nuits, parce que j'étais seul avec mon fils, j'imaginais des scènes horribles quand j'entendais des bruits. Mais à mon sens, un intellectuel obéit à une nécessité intérieure de sincérité et de liberté.
En quoi le contexte que vous déplorez est-il propice aux islamistes ?
Ils ont une planque culturelle en France mais on le nie. Combien de morts va-t-il falloir? On continue à dire que ça n'a rien à voir avec l'islam. C'est comme si on disait : "La Saint-Barthélemy, ça n'a rien à voir avec le christianisme."
Là, ce ne sont pas seulement les intellectuels qui sont en cause. Pour vous, l'État est-il à la hauteur ?
Mais qui forme les élites politiques ? Les intellectuels, qui sont les patrons de l'enseignement supérieur. On en revient toujours à ça. Or sans l'État, le combat est vain. J'ai été reçu à l'Élysée par le directeur de cabinet d'Emmanuel Macron pour évoquer ma sécurité. Je lui ai suggéré que le Président s'exprime solennellement sur la question des personnes menacées. Je fais l'objet d'un avis de recherche et d'une condamnation à mort d'Al-Qaida pour avoir dénoncé le nouvel antisémitisme! Le débat ne peut-il plus avoir lieu en France? Ce concept de libertés menacées, Macron devrait s'en saisir parce que c'est une atteinte à la souveraineté nationale. C'est une guerre. Les islamistes n'envahissent pas la Pologne mais des territoires de pensée sur lesquels on ne peut plus circuler. Aujourd'hui, des filles non musulmanes se voilent pour sortir de certaines cités et y revenir. Dans ces territoires, que reste-t-il de la souveraineté démocratique?
L'intolérance, elle, se montre sans se voiler…
Je vais bientôt faire une conférence au Crif, puis une autre à la Grande Loge de France. Sur Twitter, on dénonce déjà Val chez les juifs et les francs-maçons. Les auteurs, qui se croient de gauche, ignorent qu'ils reprennent la propagande nazie… Les noces barbares de l'atavisme robespierriste et des réseaux sociaux ont été célébrées. C'est l'égout.
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A l'occasion du triste quatrième anniversaire des attentats de Charlie Hebdo, les Amis du Crif recevront
Philippe Val, écrivain, journaliste, ancien directeur de Charlie Hebdo
Lundi 28 janvier, à 19h30
Le rencontre s'articulera autour du thème "La trahison de la mémoire"
Philippe Val présentera également son dernier livre, Tu finiras comme ton Zola, qu paraîtra le 21 janvier prochain aux éditions de L'Observatoire
La soirée sera animée et modérée par la journaliste Wendy Bouchard.
L'événement aura lieu à l'Hôtel InterContinental Paris Le Grand (Opéra)
Inscrivez-vous à la soirée dès maintenant : ICI