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Publié le 8 novembre dans FranceInfo
À l'occasion du 30e anniversaire de la chute du Mur, samedi, FranceInfo a recueilli les témoignages de différents acteurs et témoins de l'époque. Laissons-leur le soin de vous narrer les 48 heures qui ont fait basculer l'Allemagne dans une nouvelle ère.
Le SED, parti d'obédience communiste de la République démocratique d'Allemagne (RDA), s'est réuni toute la journée. Vers 18 heures, Günter Schabowski, le porte-parole du bureau politique, s'adresse aux journalistes, au centre international de presse de Berlin-Est.
Bénédicte de Peretti, correspondante en Allemagne pour La Tribune : Günter Schabowski doit nous expliquer le contenu de la réunion du SED et clarifier une nouvelle loi controversée, qui réglemente les départs à l'étranger des résidents d'Allemagne de l'Est. En fait, un certain nombre d'étrangers travaillent dans les ambassades – notamment à Budapest, à Prague – et du coup, il faut régler le problème des déplacements de ces personnes.
Günter Schabowski, porte-parole du politburo du SED, lors de la conférence de presse du 9 novembre 1989, à Berlin-Est (ex-RDA). (DPA / AFP)
La réunion touche à sa fin, quand Riccardo Ehrman, journaliste italien à l'agence Ansa, demande à Günter Schabowski si la loi va également concerner les Allemands de l'Est. Il hésite un peu, sort un petit papier de sa poche et répond : "Mais normalement, on vous a transmis un document dans lequel on vous explique tout." Sauf qu'on n'a rien eu du tout. Ehrman poursuit alors : "Sans passeport ? À partir de quand ?" Nouveau malaise. Schabowski finit par lâcher : "Unverzüglich." ("Immédiatement.")
"Je suis assise au bout de la salle, à côté de quelqu'un du service de presse du ministère français des Affaires étrangères. Je lui dis : "Ça veut dire quoi ? Je n'ai pas très bien compris". Paniqué, il me répond : "Je n'en sais rien !""
Nous sommes 80 journalistes à foncer dans les cabines téléphoniques et au Palast Hotel, où nous logeons pour la plupart, afin d'avertir nos rédactions.
Saskia Hellmund, adolescente est-allemande : Je regarde la conférence de presse avec ma famille, dans notre maison de Römhild (Thuringe), à sept kilomètres du rideau de fer et de la Bavière. À cet instant, on n'imagine pas que le Mur sera ouvert dans la nuit. Avec mes parents, on se demande plutôt quand on pourra aller à l'Ouest et quelles démarches il faudra faire pour s'y rendre.
La télévision de la RDA annonce la mise en place de nouvelles règles de déplacement au cours du journal télévisé Aktuelle Kamera, le 9 novembre 1989. (DB / DPA / AFP)
Bruno Doizy, étudiant français à Berlin-Ouest : Je bois une bière chez des amis, à une vingtaine de minutes du poste-frontière Checkpoint Charlie. Mon allemand est encore fragile, alors je leur demande si j'ai bien compris : "Vraiment ? Il n'y a plus besoin de visa ?" Je tente de les convaincre, en vain, de m'accompagner au checkpoint. Sur place, il n'y a presque personne. Un journaliste de la BBC me pose des questions, mais je ne sais pas trop quoi répondre. Il a l'air un peu vexé.
Christian Bourguignon, responsable du centre franco-allemand Talma : Je ferme les portes du centre quand un homme ivre passe sur le trottoir en chantant "Deutschland, Deutschland" – le vieil hymne national allemand. Chez moi, j'allume la télévision et j'écoute la chaîne allemande ARD. Le chancelier Helmut Kohl annonce qu'il écourte un voyage en Pologne pour regagner d'urgence le pays.
Jutta Scheffer, étudiante allemande en sciences politiques à Berlin-Ouest : Ce soir-là, la musique est vraiment sympa au Dschungel, une boîte de nuit emblématique de Berlin-Ouest. Je suis en train de danser, quand la musique s'arrête et les lumières s'allument. Le DJ prend le micro, très ému : "Eh les gars, c'est incroyable ! Le Mur est tombé ! La frontière est ouverte, vous pouvez entrer et sortir librement. À partir de maintenant, c'est 'open-bar' pour tout le monde, dites-le aux Berlinois de l'Est si vous en croisez." On se regarde tous, on ne veut pas rater ça ! En 15 minutes, la boîte est vide.
Muriel Gouachon, fille de militaire français : Avec mes parents et des amis, on prend le métro comme un seul homme en direction de la porte de Brandebourg, avec des marteaux. Il fait nuit noire et j'ai l'impression que toute la population va au même endroit. Une fois sur place, on tape, on tape, on tape encore sur le Mur.
Sophie Bornstein, en voyage de classe avec la prépa HEC du lycée Carnot de Paris : On se hisse sur le Mur avec la cinquantaine de camarades, en ordre totalement dispersé. Les profs sont paniqués à l'idée qu'on soit ici. Côté Est, les Vopos [soldats de la Volkspolizei de RDA] sont à nos pieds, lances à eau dans les mains. Ils sont impassibles.
Un ticket de transport, au nom de Sophie Bornstein, valable du 6 au 12 novembre 1989. (CLASSE PREPARATOIRE HEC DU LYCEE CARNOT)
Bruno Doizy, étudiant français à Berlin-Ouest : Il y a pas mal de gens un peu radicaux. Quelques canettes de bière qui volent aussi. Des garde-frontières en tenue militaire, mais sans arme, se tiennent épaule contre épaule, un peu en retrait de la ligne blanche qui matérialise la frontière. Ce qui me frappe, c'est que les policiers de Berlin-Ouest sont également là pour empêcher les passages à l'Est. Les jeunes les provoquent un peu, mais l'ambiance reste bon enfant.
Pierre Crenner, commandant du détachement français de gendarmerie à Berlin : J'ai été avisé dès 21 heures de la formation d'attroupements, un peu nerveux mais enthousiastes, côté Berlin-Est, près des checkpoints. Je n'ai pas davantage de renseignements sur ce qui va se passer. Sur place, les Vopos sont stoïques, l'un d'eux m'assure qu'il n'a reçu aucune directive. Les Russes, eux, sont carrément absents.
Franck Balbi, danseur au Deutsche Oper Berlin : Après une répétition générale à l'opéra, je rentre chez moi vers 21h50, dans le quartier de Charlottenburg. J'allume la télé et je vois sur le journal d'Antenne 2, retransmis en différé vers 22 heures, que les frontières vont être ouvertes. J'écoute Christine Ockrent parler de Checkpoint Charlie et je me demande : "Mais qu'est-ce qu'elle raconte ?"
Bénédicte de Peretti, correspondante pour La Tribune : Une foule s'époumone désormais : "On a le droit de passer ! On veut passer !" Tout à coup, les portes s'ouvrent. Il doit être 22h30 ou 23 heures. Avec une famille de l'Est que j'accompagne, on se laisse porter par la masse. Quand on arrive de l'autre côté, parmi les premiers, tous les Berlinois de l'Ouest sont amassés sur les côtés. On est comme dans un couloir. Tout le monde pleure, s'embrasse. Dans les rues de Berlin-Ouest, les arrivants sont comme des enfants dans un magasin de jouet.
Des Berlinois de l'Est passent un point de contrôle en direction de l'Ouest, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989. (MAXPPP)
Anne-Françoise Flageul, militaire française : En arrivant à Checkpoint Charlie à vélo, je m'attends à une réaction forte des autorités est-allemandes. D'autant que des manifestations ont lieu depuis plusieurs mois déjà dans le pays. Mais, incroyable : toutes les barrières sont levées.
Franck Balbi, danseur au Deutsche Oper Berlin : Les premiers Allemands de l'Est franchissent le poste-frontière, les yeux écarquillés. Soudain, je me souviens qu'il y a chez moi un tas de peluches ramenées du parc d'attractions Disney World en Floride. Je repars les chercher pour les distribuer aux enfants.
Bruno Doizy, étudiant français à Berlin-Ouest : J'arrive à discuter un peu en français avec un géomètre qui vient de franchir la frontière. Il est pressé : "J'ai juste quelques heures pour aller voir le Ku'Damm [diminutif de la grande artère commerçante Kurfürstendamm], car je travaille à sept heures du matin." Cette phrase me surprend.
"Le préjugé d'alors, c'est qu'un Allemand de l'Est qui passe la frontière cherche forcément à fuir !"
Pierre Crenner, commandant du détachement français de gendarmerie à Berlin : Les Allemands de l'Est traversent en masse, jettent un coup d'œil, lancent des "unfassbar !" ("inconcevable") et reviennent. Ils reviennent tous ! À ce moment, aucun n'aurait osé partir définitivement. C'est juste un mouvement de flux et de reflux.
Christian Bourguignon, responsable du centre franco-allemand Talma : Devant la porte de Brandebourg, des gens s'entraident pour escalader. J'appuie la pointe de mes chaussures sur une planche de chantier, je m'agrippe au Mur et je donne un bon coup de reins pour grimper sur la plateforme. De là, je suis émerveillé par le spectacle. Les gens de l'Est courent dans tous les sens pour atteindre le Mur, qui fait office de ligne d'arrivée. Un Allemand de l'Ouest agite un drapeau de la République fédérale, en signe de bienvenue. Je reste figé, les pieds collés au béton, sans pouvoir sauter à l'Est. Je n'ai pas mes papiers sur moi, j'ai bien trop peur de me faire arrêter.
Des Berlinois grimpent sur le mur de Berlin au niveau de la porte de Brandebourg, le 9 novembre 1989. (DPA / AFP)
Jutta Scheffer, étudiante en sciences politiques à Berlin-Ouest : Il y a des embouteillages monstres. Impossible de prendre les transports en commun. Il fait très froid aussi, surtout quand on est habillé pour aller en boîte de nuit. Mais qu'importe ! Il y a des stands avec du vin gratuit pour les Est-Berlinois, des pizzas aussi. Certains ont apporté du pétillant Rotkäppchen. On scande : "Die Mauer muß weg !" ("Le Mur doit disparaître.") En face, les officiers semblent perdus et ils se demandent ce qui va se passer.
Thibaud Grand, Français en service militaire : Vers 1h30, je rentre en bus à la caserne Napoléon après une soirée en ville. À un moment, le conducteur doit s'arrêter à un carrefour près de la Straße des 17. Juni [la rue du 17-Juin, une longue avenue derrière la porte de Brandebourg]. Il ne peut plus avancer. Une foule crie : "Le Mur est tombé, le Mur est tombé !" Il me faut plus d'une heure pour rentrer au quartier Napoléon, où j'informe le poste de garde du 46e régiment d'infanterie. Ici, personne n'est au courant, puisque tout le monde dort.
Bénédicte de Peretti, correspondante en Allemagne pour La Tribune : Il est tard, il faut rentrer. Sauf que je n'ai qu'un visa pour une entrée simple à l'Est et pas pour une entrée multiple. Je n'avais pas prévu de passer et de revenir plusieurs fois ! En plein milieu de la nuit, je suis donc obligée de repayer cinq marks ouest-allemands.
Le visa qu'a dû racheter Bénédicte de Peretti, la nuit du 10 novembre 1989. (BENEDICTE DE PERETTI)
Thierry Noir, street-artist français installé à Berlin-Ouest : On reconnaît facilement les Berlinois de l'Est. Pantalon et veste en jean délavé, baskets blanches, cheveux courts et un peu plus longs derrière… Près de Checkpoint Charlie, tout le monde boit de la vodka Gorbatchev dans un chaos complet, mais moi, je tourne au café. Je reste jusqu'au petit matin. Une fois à la maison, ma femme me demande où j'ai passé le nuit. Je dois la convaincre que je n'ai pas fait la tournée des bars. Malgré la démission de l'indéboulonnable Erich Honecker [ancien dirigeant de la RDA], le mois précédent, il est inimaginable de voir ce mur tomber.
Lire les témoignages des jours suivant la Chute du mur, le vendredi 10 et samedi 11 novembre 1989 sur le site de France Info