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Le Crif : Vous êtes présente tous les vendredis, depuis le 7 octobre au Trocadéro, pour la manifestation et l’appel à la libération de tous les otages du Hamas. Beaucoup, près de six mois après l’attaque terroriste, semblent malheureusement avoir oublié le pogrom et le calvaire des otages. L’oubli serait-il l’allié du terrorisme ?
Anne Sinclair : En effet, le choc initial du 7 octobre, de cet abominable pogrom, le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah, s’est évaporé bien vite. Si j’osais, je dirais même que dès le lendemain, le 8 octobre, Israël était déjà désigné comme le responsable des troubles dans la région. Comme si Israël ne pouvait pas être victime, et qu’il était à jamais coupable, des malheurs du monde et de ses malheurs propres.
Or on ne le répètera jamais assez, et quelques soient les ravages effroyables que la guerre inflige à la population de Gaza et les dizaines de milliers de morts civils auxquels nous ne pouvons pas rester indifférents – le Hamas est à l’origine de cette guerre ; le Hamas l’entretient et la prolonge ; et c’est le Hamas qui est le premier responsable des malheurs de la population qu’il était censé protéger.
Quant à l’ampleur du massacre commis au festival Nova et dans les Kibboutz de Be’eri, Kfar Aza et dans toutes ces régions du sud d’Israël, il est sans précédent, aussi bien dans le nombre de civils volontairement assassinés (1 200 hommes, femmes, enfants, vieillards), que dans la sauvagerie de ces exécutions, ou dans l’inhumanité supplémentaire que fut l’enlèvement de centaines d’otages emmenés de force à Gaza. C’est un crime au regard du droit international qui devra être jugé. 132 otages restent aujourd’hui aux mains des terroristes, dont trois Français. Toutes les familles sont sans nouvelles et pour ces hommes, ces soldats, ces femmes, ces grands-parents, ces enfants, depuis six mois le pire est à craindre.
L’oubli n’est peut-être pas l’allié du terrorisme mais l’émotion se disperse à toute allure et les opinions occidentales, pour lesquelles la vie continue, s’habituent à ce décompte des jours que les otages, eux, vivent dans leur chair, dans les tunnels et entre les mains des terroristes. Voilà pourquoi nous nous attachons à faire en sorte, avec nos pauvres moyens et notre faible voix, en miroir de l’action magnifique de tous ceux en Israël qui se mobilisent, qu’on ne les oublie pas.
Le Crif : Une partie des otages détenus à Gaza, sans doute dans des conditions épouvantables, sont des enfants – l’un d’entre eux a un an ! – et des jeunes femmes. Avez-vous des précisions sur le nombre d’otages encore vivants et leurs conditions de vie, ou survie ?
Anne Sinclair : Nous savons l’identité de chacun et de chacune. Kfir Bibas, le plus jeune bébé au monde otage de terroristes, est devenu comme notre bébé à tous. Enlevé à dix mois, il a maintenant près d’un an et demi. Un bébé otage, ces deux mots accolés sont monstrueux ! Et nous imaginons, par les récits que certains otages ont pu révéler lors de leur libération en novembre, les conditions effroyables de la détention de ceux qui restent. Certains sont âgés et malades ; et nous avons tout lieu de penser que les jeunes filles et jeunes femmes encore entre les mains de leurs geôliers, subissent de terribles souffrances physiques et psychologiques.
Le Crif : La libération des otages est présentée par le gouvernement israélien comme l’une des conditions d’un cessez-le-feu à Gaza, mais pas la seule : le démantèlement des infrastructures militaires du Hamas est aussi avancé comme un objectif. N’y-a-t-il pas un terrible dilemme, certains disent une contradiction, entre ces deux objectifs ?
Anne Sinclair : Les deux objectifs sont en effet ceux affichés par le gouvernement de Benyamin Netanyahou. Mais beaucoup en Israël, et c’est mon cas comme celui de nombre d’entre nous qui nous retrouvons le vendredi, pensent que la libération des otages devrait passer avant toute autre considération. Bien sûr, qui ne souhaite l’éradication du Hamas ? Mais on voit déjà qu’il se reconstitue au fur et à mesure dans le nord de Gaza et qu’il est hélas toujours présent. Qu’au bout de six mois, ni Yahya Sinouar, ni les autres chefs criminels responsables de l’attaque terroriste du 7 octobre n’ont été tués ou capturés. Alors jusqu’à quand poursuivre la guerre qui accroît les malheurs d’une population prisonnière du Hamas et de sa stratégie suicidaire ? Qui accroît aussi les dangers auxquels sont soumis les otages qui ne sont pas à l’abri des bombes ?
La libération des otages est plus importante que tout. Il faut mettre fin à leur calvaire qui n’a que trop duré. Les Juifs attachent un prix absolu au sauvetage d’une seule vie. Quand il a fallu récupérer Gilad Shalit, tout a été fait à l’époque, en 2011, pour que les négociations aboutissent. Il s’agit désormais, comme on l’a dit, de 132 Gilad Shalit qu’on ne peut pas laisser aux mains sanguinaires du Hamas. Je crains personnellement que l’agenda de certains suprémacistes soit une guerre jusqu’auboutiste, quel qu’en soit le prix, pour les Palestiniens mais aussi pour les Israéliens toujours otages à Gaza. Car pour Benyamin Netanyahou, cesser la guerre, c’est risquer la survie de son gouvernement et l’enquête judiciaire sur les responsabilités du 7 octobre. Et notamment dans l’erreur stratégique fatale qui a été de favoriser le Hamas au détriment de l’Autorité Palestinienne, et de dégarnir le Sud des forces de sécurité envoyées pour protéger les colons de Cisjordanie.
La libération des otages est une priorité. Une exigence absolue. Nous ne savons même pas s’ils sont tous vivants. Et les corps de ceux qui sont morts doivent être rendus à leurs familles qui doivent pourvoir faire leur deuil.
Le Crif : Plusieurs témoignages directs et sources documentées ont apporté la preuve de viols commis le 7 octobre et ensuite, pendant la détention des otages. Certaines organisations féministes françaises ont pourtant été très lentes et même muettes sur ces viols, des manifestantes lors de la journée de la femme le 8 mars ont même pris violemment à parti des manifestantes, juives ou non juives, qui voulaient rendre hommage aux femmes victimes du 7 octobre. Comment expliquez-vous cette radicalité, cet aveuglement, qu’est-ce que cela dit sur le climat en France sur ce sujet ?
Anne Sinclair : Le viol comme arme de guerre est une horreur et un crime. Des violences sans précédent ont été commises lors du massacre du 7 octobre, et les corps des femmes vivantes ou mortes ont été suppliciés avec une barbarie inimaginable. Toutes les preuves sont là. Certaines femmes libérées ont même eu le courage de témoigner – notamment auprès du New York Times – des sévices qu’elles ont enduré pendant leur détention. On n’ose pas imaginer ce qui se passe depuis, ou plutôt on imagine trop bien…
Photo : Rassemblement des Mères de l'Espoir du 15 mars 2024 en présence de Yaëlle, survivante du Festival Nova et Patrick, habitant du kibboutz Niz Am
ainsi que d'une délégation de onze Israéliens venus témoigner et raconter l'histoire de leurs proches toujours otages du Hamas.
Il est invraisemblable et scandaleux qu’à deux reprises, en novembre puis le 8 mars, les femmes juives et non juives qui venaient porter cette parole et ces témoignages aient été empêchées de le faire et qu’elles aient même été molestées ! Que sont donc des organisations féministes dont la cause première est de lutter contre les violences endurées par les femmes et qui refusent que le sort des femmes juives ait place dans leur protestation ? Comment peuvent-elles encore se regarder dans la glace ? Le slogan « #MetooUnlessYouAreAJew » est exactement le reflet de cet état d’esprit. Tout cela au nom d’une idéologie dévoyée. J’ai honte pour elles.
Le Crif : Dans une zone radicale de la gauche, à La France Insoumise (LFI) très particulièrement, certains ont rechigné à qualifier de terroriste l’attaque du 7 octobre et la prise d’otages. Comment qualifiez-vous ce déni et pensez-vous que cette dérive est, comme semble l’indiquer les sondages d’intentions de vote, en voie d’être électoralement sanctionnée par les citoyens aux élections européennes ?
Anne Sinclair : Je l’espère et ce serait justice. La gauche a toujours été du côté de ceux qui souffrent. Il est tout à fait légitime que la gauche défende à la fois le droit des Palestiniens à avoir enfin un État et à ne plus souffrir des injustices de l’occupation en Cisjordanie, et à la fois le droit imprescriptible à la sécurité d’Israël en tant qu’État. Les partis de gauche le défendent depuis des décennies dans le monde. Je le pense depuis longtemps et me trouvais à Tel Aviv aux côtés de ceux qui ont protesté avant le 7 octobre contre la « réforme judiciaire » du gouvernement de Benyamin Netanyahou. C’est en effet le discours de l’opposition en Israël même où, bien au-delà de la gauche, de très nombreuses voix s’élèvent pour défendre une stricte séparation, une solution à deux États, ne serait-ce que pour la protection et la sécurité d’Israël, et sa survie comme État juif reconnu comme tel par l’ensemble des nations depuis 75 ans.
Des élections auront lieu en Israël qui diront clairement ce que veut la population. Des négociations auront lieu pour une solution juste pour les deux peuples. Les plans de paix existent et sont connus. C’est la position de tous ceux qui, dans le monde, veulent la paix et la sécurité au Proche-Orient, et j’en suis.
Mais le choix des dirigeants de LFI a été tout autre : non pas de réclamer la paix mais d’avoir une lecture scandaleusement hostile à Israël, en refusant de condamner l’action innommable du Hamas du 7 octobre, en lui déniant son caractère terroriste, et pire, pour certains d’entre eux, en qualifiant de résistance les actes barbares commis.
L’antisionisme est devenu le mot fourre-tout, le mot hypocrite pour dissimuler un antisémitisme qui demeure tabou. Peu de gens osent aujourd’hui encore se qualifier d’antisémites. En revanche, s’affubler du mot antisioniste donne au discours de certains une allure qu’ils croient progressiste. Qu’ils aient au moins le courage de leur vocabulaire ! Cette attitude, inexcusable sur le plan humain est sévèrement jugée, je crois, par les citoyens français qui la voient comme une posture cynique et électoraliste.
En adoptant cette position, qui discrédite la cause des Palestiniens eux-mêmes et leur rend le plus mauvais service, ils font le calcul cynique d’espérer les suffrages des populations des quartiers. Je doute que l’opinion s’y laisse prendre. Les électeurs et les électrices sont plus intelligents que cela. Je reste optimiste. Contrairement à ce mot célèbre de Staline cité par le Général de Gaulle « à la fin c’est toujours la mort qui gagne », je crois profondément le contraire : à la fin c’est la morale qui gagne.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet le 1er avril 2024
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