- English
- Français
A l'issue du premier tour de l'élection présidentielle, Emmanuel Macron et Marine Le Pen ont pris la tête de la course et se sont qualifiés pour le second tour, qui aura lieu dimanche 24 avril.
Avec 23,1 % des suffrages, le risque de voir la Présidente du Rassemblement National élue à tête de la République française est réel.
Le Crif, depuis toujours, est fermement engagé contre les extrêmes politiques et s'est largement exprimé sur le sujet, invitant les citoyens à se mobiliser pour le second tour et à faire barrage contre l'extrême droite.
Nous avons interrogé Judith Cohen Solal et Jonathan Hayoun*, co-auteurs de La Main du diable - Comment l'extrême droite a voulu séduire les Juifs de France sur les dangers du parti Rassemblement National pour la France.
Le Crif - Beaucoup de Français juifs ne comprennent pas l'engagement du Crif contre le Rassemblement National (RN). Pourriez-vous rappeler, en quelques faits, les dangers d'un tel parti pour la communauté juive de France.
Judith Cohen Solal et Jonathan Hayoun - Les dangers pour la communauté juive de France rejoignent ceux que le RN représente pour la France. Il se trouve que l’entourage de Marine Le Pen est toujours dans les mêmes orientations que ceux qui soutenaient et entouraient Jean Marie Le Pen. Même les jeunes cadres qui sont promus aujourd’hui ont été formés par des anciens qui n’ont jamais renoncés à leurs passions extrémistes et notamment leur passions antisémites. Il suffit de faire un tour sur le site antisémite le plus consulté de France, le site d’Alain Soral. Il annonçait recevoir le soir du premier tour Dieudonné et… Bruno Gollnisch membre du bureau national du RN aujourd’hui, pour commenter les résultats.
De même, au lendemain du premier tour de la dernière élection présidentielle, Marine Le Pen avait décidé de se mettre en retrait de la présidence de son parti et céda sa place à un autre cadre historique Jean-François Jalkh. Ce dernier avait notamment tenu des propos négationnistes. Le poids du passé n’est pas le seul en cause puisque Jordan Bardella a été l’assistant parlementaire de Jean-François Jalkh.
La « normalisation » du Rassemblement National est le produit d’un changement de communication bien plus que d’un changement réel aussi bien du fonctionnement de ce parti que de ses projets.
Les exemples sont nombreux, mais il ne sert à rien de les multiplier.
Quand au regard porté par ce parti sur la possibilité de vivre librement son judaïsme comme c’est le cas depuis des décennies en France, il est inquiétant, au delà même, il met cette liberté en péril.
Il semble que l’engagement du Crif et des grandes institutions juives contre ce parti relève de la nature même de son existence.
La proposition de Marine Le Pen d’interdire l’abattage rituel désigne les juifs comme porteurs d’une tradition ancestrale et barbare.
L’interdiction du port de la kippa dans la rue est une autre vieille rengaine de ce parti. Il y a déjà quelques années, Louis Aliot nous avait dit en parlant des juifs : « Ils vont devoir faire un effort ! » La communauté juive française pourrait être la première grande communauté juive du monde à perdre ce droit, gagné après des décennies voire des siècles de combats pour l’égalité.
Le Crif - Dans votre livre La Main du diable, vous parlez de "séduction" de l'extrême droite envers les Juifs de France. Expliquez-nous.
Judith Cohen Solal et Jonathan Hayoun - Depuis 2012, Marine Le Pen veut surfer sur l’inquiétude des juifs notamment devant les attentats meurtriers qui ont généré un sentiment compréhensible d’insécurité.
Elle a tenté de les séduire en se présentant comme un bouclier face aux islamistes antisémites. Elle veut leur expliquer qu’elle va les débarrasser des problèmes que posent l’antisémitisme islamiste en maintenant elle même des antisémites à ses côtés. C’est de cette tentative de séduction dont il est question. Cela paraît surprenant aujourd’hui mais Jean-Marie Le Pen avait bien tenté lui aussi quelques rapprochements. Son pari n’avait rien de fondamentalement différent de celui de Marine Le Pen aujourd’hui. Le Front National se voulait déjà un parti attrape tout et n’hésitait pas à vouloir faire cohabiter juifs et antisémites au sein du même mouvement.
La question de l’antisémitisme est un critère qui continue à avoir son importance en France. Marine Le Pen veut donner l’impression que cette question n’est plus d’actualité au sein de son parti et que ceux qui en parlent s’acharnent à mener des combats dépassés. Continuer à mener le combat malgré ces faux semblants, est le défi que s’emploie à relever le Crif et toutes les institutions juives.
Le Crif - Après sa défaite lors du premier tour, le candidat Eric Zemmour a appelé ses électeurs à voter pour Marine Le Pen au second tour. Un pied de nez à tous ceux qui ne se voyaient pas voter pour l'extrême droite traditionnelle et qui réalisent à présent à quel point les partis Reconquête et Rassemblement national sont proches idéologiquement. Comment peut-on expliquer l'attrait des Français juifs pour un candidat d'extrême droite, proche des théories révisionnistes les plus nauséabondes ?
Judith Cohen Solal et Jonathan Hayoun - Éric Zemmour s’est présenté lui aussi comme le meilleur rempart contre l’antisémitisme meurtrier. Ses coreligionnaires l’attendaient à cet endroit et ils se sont trouvés face à une remise en question de leur place en tant que Juifs en France. Ceux qui l’ont suivi ont choisi de fermer les yeux sur le fait que « l’un des leurs » était prêt à raviver l’ère du soupçon de l’appartenance française, ou sur son combat pour abroger une loi qui empêche qu’on puisse impunément les traiter de «sale juif».. Peut-on adhérer à la manière dont il minimisait la sortie de Le Pen sur « les chambres à gaz point de détail de la seconde guerre mondiale », défendait l’idée que Pétain « a fait ce qu’il a pu » pour les juifs et que l’innocence de Dreyfus resterait encore à prouver ?
La peur et les questions de sécurité sont des explications à l’engouement que Zemmour a suscité mais ce n’est pas la seule raison. Zemmour a tenu un discours et présenté des arguments qui laissaient croire que la meilleure défense mais aussi la meilleure preuve d’intégration pour les juifs en France serait de soutenir des thèses d’extrême droite et de s’associer à des antisémites, comme il l’a réalisé lui même.
Croire qu’un homme prêt à nier l’histoire de l’antisémitisme et désirant désarmer la lutte contre l’antisémitisme soit l’homme providentiel pour la France, ou pour la communauté juive, est une chimère qui renvoie à des vieilles rengaines inquiétantes. Les ralliements qui lui ont permis de constituer un rassemblement et de monter dans les sondages ont créé un effet de fascination pour sa réussite et l’impression que tout était possible. Certains ont pu s’identifier et se projeter alors dans son parcours et se caler sur ses discours sans se confronter aux questions de vérité ou de faisabilité. Il semble qu’ils aient été rattrapés comme lui, par le réel.
*A propos de Judith Cohen Solal et de Jonathan Hayoun :
Jonathan Hayoun et Judith Cohen Solal sont les auteurs de La Main du diable, comment l’extrême-droite a voulu séduire les juifs de France (Grasset, 2019), Prix du livre LICRA 2019, Les Adieux au Général (Robert Laffont, 2020) et Zemmour et nous (Bouquins 2022).
Judith Cohen Solal est psychanalyste et psychologue clinicienne. Elle est la conceptrice de CoExist, un module pédagogique contre le racisme et l’antisémitisme en milieu scolaire et a participé à l’écriture de documentaires sur l’antisémitisme.
Jonathan Hayoun est documentariste. Il est le réalisateur de la série en quatre parties « Histoire de l’antisémitisme, de l’Antiquité à nos jours» disponible en ce moment sur Arte.tv en replay.