- English
- Français
Publié le 26 janvier dans Le Monde
Non, pas de bravos, surtout pas. Il ne veut pas qu’on l’applaudisse. Elie Buzyn agite sa main pour calmer le public, en se dirigeant vers la petite table éclairée au milieu de la scène. Le voilà assis dans la lumière, à côté de son petit-fils Simon, « le mathématicien », un grand jeune homme au regard bleu, chevelure noire sur les épaules. A cette image, le silence se fait. C’est le tableau vivant d’une très longue traversée, celle d’un enfant de 11 ans, plongé brutalement dans l’enfer du ghetto et des camps et qui arrive aux portes du grand âge accompagné de sa descendance, comme un miracle, comme une victoire.
L’amphithéâtre du centre culturel Jean-Vilar de Marly-le-Roi (Yvelines) compte 250 places, et il n’y en a plus une de libre, ce mercredi 12 janvier. Ce soir-là, pour le vernissage de l’exposition d’une artiste, Sylvaine Leblond, qui a tracé à la mine d’argent le portrait de douze rescapés de la Shoah devenus grands témoins, Elie Buzyn a lui-même proposé de témoigner.
Lorsqu’elle était arrivée chez lui pour la première séance de pose, sa femme, Etty, avait chuchoté à la peintre : « Il n’a pas dormi de la nuit ! » Croit-on que c’est facile, la mémoire, la transmission ? Sans doute faut-il passer par un sas, rentrer en soi-même, mettre les choses à la bonne distance. Alors, devant le public du centre culturel, Elie Buzyn plaisante un petit moment. « Je suis un jeune vieillard, je suis né le 7 janvier 1929. J’ai 39 ans… à l’envers. » Il retourne vers son enfance à petits pas, lui, le troisième et dernier d’une fratrie où son statut de benjamin le pourvoit en indulgences et en gâteries. Enfin, dans la mesure du raisonnable. Elie, le chouchou turbulent d’une famille aisée de Lodz, en Pologne, ne voit guère son père, un industriel du textile très occupé, mais voue une admiration sans bornes à son grand frère, Avram, de onze ans son aîné. Il adore sa mère, Sarah, l’âme de la maison.
« Nous ne survivrons pas »
Avram lit le journal, il est politisé et nourrit l’espoir d’aller cultiver la terre en Palestine. Il s’initie à l’agriculture dans une ferme, dans le sud de la Pologne, en 1938, pendant plusieurs mois. Où son père finit par venir le chercher, à la demande de Sarah, désespérée. Quelques mois plus tard, l’Allemagne envahit la Pologne. Le 8 février 1940, un décret oblige les juifs à quitter leurs appartements et à occuper un quartier délabré de la ville. Le 7 mars, les nazis débarquent dans des immeubles cossus du centre-ville et rassemblent tous les juifs dans l’une des cours. Ils n’ont pas obéi assez vite. Pour l’exemple, trois jeunes gens, pris au hasard dans cette foule sortie de son sommeil, sont exécutés. Cela a duré 2 minutes. Avram s’écroule, mort, devant ses parents, sa sœur, son petit frère.
« Au matin, après le reste de la nuit que nous avons passée dans un hangar, je n’ai pas reconnu ma mère. Ses cheveux avaient blanchi », raconte Elie Buzyn. Il a 11 ans. La vie dans le ghetto de Lodz est atroce. Il est mis au travail forcé dans des usines. Aller et retour à pied, très loin, sous-nutri. Pas question de s’échapper, sous peine de représailles envers la famille. Quand il a 13 ans, son père, prostré la plupart du temps, car il se reproche la mort d’Avram, lui organise une bar-mitsva clandestine. Ce jour-là, Sarah dit à son fils : « Tu es un adulte maintenant. Nous ne survivrons pas. Je t’ordonne de faire tout ce que tu peux pour survivre et le raconter à notre famille, en France. »
Il leur sauve la vie une fois, mais ne pourra rien pour eux lorsque, à l’été 1944, la famille est déportée à Birkenau. « En 30 secondes, alors que je ne savais rien, on m’a expliqué les chambres à gaz et les fours crématoires. Les autres déportés m’ont dit : “Ils sont déjà dans la fumée que tu vois là.” Le peu de croyance que j’avais en Dieu est parti avec cette fumée. » Il a 15 ans. La suite du parcours d’Elie Buzyn, qui a survécu aux marches de la mort entre Auschwitz et Buchenwald, et dont les pieds ont gelé, relève à la fois du miracle, de gestes inespérés de solidarité et d’une volonté inouïe de survivre pour tenir la promesse faite à Sarah.
« Je peux partir paisiblement »
Après la guerre, il a vécu sept ans dans un kibboutz en Israël, comme agriculteur, le rêve d’Avram, a passé son bac en France à 27 ans, a commencé des études de médecine à l’âge où on les termine, est devenu un grand chirurgien orthopédiste. Et un marathonien. Il raconte tout cela dans un petit livre, J’avais 15 ans, sous-titré Vivre, survivre, revivre (Alisio, 2018), que tous les adolescents devraient lire. Il s’était juré qu’il ne retournerait jamais à Auschwitz, libéré le 27 janvier 1945, il y a maintenant soixante-dix-sept ans. Quand son fils Gaël a eu 21 ans, il a voulu voir l’endroit où ses grands-parents paternels avaient été assassinés. « Il y a eu une engueulade très forte entre nous, avoue Elie Buzyn. Et j’ai fini par dire : “La seule personne qui peut t’accompagner, c’est moi.” »
Il y va maintenant chaque année, avec des scolaires, et y emmène tous ses petits-enfants, dès qu’ils atteignent l’âge de 15 ans. « Le dernier, Anton, j’ai un peu triché, je l’ai emmené quand il avait 13 ans. Il en reste deux. Si je ne suis pas là pour une raison ou une autre [la salle rit doucement, affectueusement], je sais qu’on les emmènera. Je peux partir paisiblement, à 39 ans. » On voit bien que cela lui plaît, à Elie Buzyn, de faire sourire son public, qui compte quelques classes de lycéens, après ce récit qui noue la gorge. « Méfiez-vous des extrémistes ! Ils sont faux ! Il faut s’y opposer, et il faut voter… au centre ! » Eclat de rire général. « Il faut voter comme on veut. » Il ne peut plus les empêcher d’applaudir, même s’il essaie encore, d’un geste de la main. Après tout, ce n’était pas un requiem, mais un hymne à la vie. Ils ont bien droit à leurs bravos.