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Publié le 21 Février 2022

France - Ermeline Vicaire, première femme scribe française

En juillet 2021, cette ancienne libraire est devenue la première femme scribe française, ou soferet. Elle calligraphie les parchemins d’objets cultuels juifs et restaure des rouleaux de la Torah.

Publié le 20 février dans Le Monde

Ermeline Vicaire, 50 ans, saisit sa petite mallette noire et expose ses précieux outils de travail quotidien : une épaisse plume d’oie blanche à la pointe taillée et tâchée de noir, une pelote de fil, et une fiole en verre teinté. « Cette encre végétale est composée de brou de noix et de sulfate de fer, explique-t-elle, debout, dans son atelier composé d’un simple plan incliné et d’une lampe de bureau articulée. Autrefois, les scribes, dont je suis la première en France, fabriquaient l’ensemble de leur matériel, jusqu’à la colle des parchemins, à base de peau de poisson. » Tout est casher, c’est-à-dire conforme aux prescriptions rituelles du judaïsme, bien sûr.

En juillet 2021, Ermeline Vicaire est devenue la première femme scribe française (soferet en hébreu) après l’obtention du certificat l’autorisant, chez les juifs libéraux, à calligraphier les parchemins glissés dans les mezouzas et les tefillin. Ces petits boîtiers, fixés, pour les premiers, à l’entrée des maisons juives ou, pour les seconds, sur le bras et le front des fidèles, contiennent les extraits calligraphiés de la Torah. Ces passages mentionnent l’obligation pour les fidèles de porter ces paroles sur leur cœur, à leur bras et entre leurs yeux, en signe d’attachement à l’étude des textes sacrés et à leur mise en pratique.

Au service de l’ensemble de la communauté juive libérale francophone, la scribe restaure aussi des parchemins de la Torah. Elle peut être amenée, un jour, à calligraphier un Sefer Torah entier, le livre le plus saint et le plus révéré du judaïsme, le Graal de la profession. « Le scribe transmet et donne accès au texte de la Torah dans ce qu’il y a de plus rituel, insiste-t-elle, assise dans son petit atelier à Paris, proche de la Bastille. Le rouleau de la Torah écrit par un scribe demeure le support de la lecture publique qui a lieu trois fois par semaine à la synagogue. »

Cette articulation entre l’étude des textes sacrés et leur application dans la vie quotidienne convient parfaitement à l’ancienne libraire, devenue sculptrice sur bois. Avec son anneau à l’oreille, ses cheveux courts et sa chemise à carreau, Ermeline Vicaire détaille son intérêt pour les boîtiers et le texte qu’elle calligraphie désormais. « Apposer une mezouza à ma porte est un commandement, reconnaît-elle. L’idée est que quel que soit l’endroit où je me trouve, chez moi ou à l’extérieur, il me faut respecter la morale donnée par la Torah. C’est pour cela que je dois la regarder à la fois lorsque je sors de chez moi et quand je rentre. »

Autodidacte

L’application à faire coïncider la pensée et l’action se niche dans chaque geste de la scribe. « Chaque mot doit être prononcé à haute voix avant d’être rédigé. C’est une manière d’être uniquement à ce que je fais. » Si jamais sa pensée divague, ce manquement invalide l’ensemble de son travail. « Il n’y a que nous et le Tout Autre à le savoir, sourit Ermeline Vicaire, mais le scribe est censé être suffisamment honnête pour invalider lui-même le parchemin. »

Autodidacte, Ermeline s’est installée comme artiste en 2018, après vingt années d’une première vie professionnelle en qualité de libraire dans une grande enseigne. « J’ai écumé les rayons, se souvient-elle, des polars jusqu’aux sciences humaines, il nous fallait être polyvalents. Puis, les conditions de travail se sont dégradées, j’en ai eu assez. Selon ma compagne, je n’étais plus heureuse. S’est alors posée la question de faire un travail dont j’avais réellement envie. »

En 2016, à 45 ans, Ermeline postule pour un CAP d’ébéniste à l’école Boulle, prestigieux établissement supérieur d’arts appliqués. « Cela m’a permis de me colleter le bois et ses contraintes, analyse-t-elle. Aujourd’hui, je continue la sculpture en parallèle car il n’y a rien de créatif dans l’activité de scribe. Certes, je restaure ce qui a été créé par d’autres mais je ne crée rien. »

La première personne à avoir soufflé à Ermeline de transformer son goût pour les livres et la sculpture sur bois en calligraphie (ou soferout en hébreu), est la rabbine Pauline Bebe, fondatrice de la Communauté juive libérale (Paris). « Dans la religion juive de manière générale, cette activité est interdite aux femmes, explique Ermeline. Pour moi, c’était de l’ordre du sacré et de la transmission, je ne me sentais ni sainte ni légitime. J’ai beaucoup échangé avec Pauline Bebe. “Désacralise !”, me disait-elle. »

« Désacralise ! »

Ermeline a rejoint en 2013 la communauté de celle qui a été la première femme rabbin en France, dont elle avait lu le livre Qu’est-ce que le judaïsme libéral ? (Calmann-Lévy, 2006). « A l’époque, j’étais en recherche, se souvient la scribe. J’avais déjà passé quelques années dans une communauté traditionnelle, dans laquelle j’étais l’unique femme à assister aux offices du shabbat, le samedi matin. Je voulais être active et avoir les mêmes prérogatives que les hommes. » Après un déménagement et son installation à Paris, Ermeline découvre que la communauté de Pauline Bebe se situe à deux pas de chez elle. Elle s’y précipite.

Pour Pauline Bebe, l’attachement d’Ermeline Vicaire aux livres et aux petits objets fait d’elle la candidate parfaite à la soferout. « Ermeline est la meilleure !, assure la rabbine. Elle possède la précision et l’humanité dans son intérêt aux objets et aux lettres. La lettre, c’est le lien à l’autre. Tout cela parle du lien à l’autre, dans le respect et la centralité de l’étude, du savoir et de la connaissance. »

Le déclic pour Ermeline se produit grâce à l’enseignement en ligne. En 2019, elle s’inscrit au certificat dispensé par Jen Taylor Friedman, scribe anglaise établie à Montréal et enseignante de référence. Avec son visage poupin, ses petites lunettes ovales cerclées de fer et son rire haut perché, cette femme de 43 ans est la première scribe à avoir rédigé, en 2007, un Sefer Torah entier ; la première scribe juive, certifiée en 2003, restant la Canadienne Aviel Barclay.

Diplômée de l’université d’Oxford, pédagogue attentive et férue de mathématiques, Jen Taylor Friedman est aussi connue pour avoir détourné, en 2006, une poupée Barbie, en l’habillant d’un talit, le châle de laine que les juifs portent pour la prière, et de tefillin en cuir enroulés autour de son front et de son bras gauche. Dans les médias juifs nord-américains, elle fit ainsi de la poupée blonde le symbole d’une femme juive instruite des textes sacrés et exerçant une fonction au sein du corps judaïque. Chez les juifs libéraux, parce qu’elles sont autorisées à « poser les tefillin », les femmes peuvent être scribes.

Un métier vieux comme le monde

La trentaine de femmes dans le monde exerçant aujourd’hui de manière professionnelle, et ayant été formées par Jen Taylor Friedman, n’auraient jamais pu être certifiées sans l’existence d’Internet. « Nous avons recours à des outils ultramodernes, s’amuse Ermeline, alors que nous travaillons à la plume d’oie et que nous exerçons un métier vieux comme le monde. » Pour la scribe française, cette tension résume la démarche du mouvement juif libéral auquel elle appartient. « C’est un équilibre : prendre en compte la modernité et ses changements tout en respectant l’essence du judaïsme. »

Toutefois, malgré leur amour pour la Torah et leur sens du service, Ermeline et ses collègues luttent contre le syndrome de l’imposteur ou celui de l’autodidacte. Sur Zoom, lors d’ateliers, certaines expriment leurs doutes quant à leur accomplissement professionnel et rejettent les mérites de leur investissement, qu’elles attribuent à la chance ou aux circonstances. « Je n’en suis pas quitte, admet humblement Ermeline. Etant la seule femme scribe au sein du judaïsme libéral francophone, je ne peux demander conseil à personne, car ici, les scribes sont des hommes orthodoxes qui refusent de m’enseigner. »

Néanmoins, la jeune femme commande ses plumes d’oie et ses parchemins sur une boutique en ligne new-yorkaise dont les gérants, des juifs ultraorthodoxes, acceptent de vendre leurs fournitures à des femmes. « Le judaïsme libéral demeure majoritaire aux Etats-Unis, déduit-elle, et leur business reste leur business ! »

Depuis sa certification, Ermeline restaure les parchemins des Torah des communautés libérales de Paris et de Lyon, et continue d’apprendre son métier tout en se formant. Sous sa lampe de bureau articulée, penchée sur le parchemin, son intimité avec le texte saint grandit. « A partir du moment où je me mets à travailler à la soferout, le divin et moi ne nous quittons plus ! »