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Spécialiste de l’histoire du sionisme et d’Israël, Denis Charbit revient sur l’évidence avec laquelle l’événement du 7 octobre a immédiatement « fait date et pourrait faire génération » – pour Israël comme pour l’ensemble du monde juif. Attentif à la manière dont l’attaque du Hamas a traumatisé la société israélienne, il nous instruit sur les interrogations et attentes politiques que celle-ci, avec la guerre à Gaza, provoquent déjà.
Vous êtes venus au premier signal. Spontanément, instinctivement. Pour réparer la blessure qui vous a atteint dans votre for intérieur ; pour offrir la dignité de votre présence sur les lieux où la dignité des victimes a été violée ; pour donner l’amour là où la terreur a semé la haine et la désolation. Vous avez accompli les devoirs du cœur avec utilité, humilité, simplicité. Comme tant de nos compatriotes, vous avez retroussé les manches et travaillé dans les champs, dans les usines et dans des bases militaires. Vous avez cueilli des fraises ou des avocats, préparé des plats chauds destinés aux réservistes, lavé et repassé le linge sale des évacués du nord et du sud qui avaient trouvé refuge dans une chambre d’hôtel. La sueur qui a coulé de votre front ne remplacera pas le sang versé, mais le regard ou la parole de gratitude que vous ont adressée celles et ceux que vous avez aidés restera pour vous la seule récompense qui vaille et que vous ne dédaignerez point. Nul concours ni compétition, nul prix ni palmarès ; cependant, vous avez été les plus nombreux à venir partager cette expérience que vous n’oublierez pas. Rien que de très normal, répondrez-vous. C’est comme une visite à un parent souffrant. Vous avez été les plus proches. La compassion n’est pas chez vous qu’une vertu, elle est une action en marche. Indépendamment de vos opinions religieuses et de vos affinités politiques respectives, vous avez tous voté oui au référendum que vous a dicté votre cœur, lequel bat pour Israël lorsque celui-ci est terrassé. À votre retour, beaucoup salueront votre ténacité, d’autres seront perplexes face à tant de témérité ; certains souligneront votre inconscience. Les plus critiques manifes-teront leur réserve pour un engagement par trop unilatéral. J’entends, pour ma part, saluer votre dévouement. Les lignes qui suivent interrogent avec gravité les évé-nements récents et tentent de déchiffrer leur cours possible. Que vous en partagiez les idées ou non, elles sont indissociables de l’hommage que je tiens à vous rendre.
Toute réflexion sur la société israélienne aujourd’hui part du postulat que le 7 octobre constitue une rupture dans l’histoire moderne d’Israël. Il y aura pour toujours un « avant » et un « après ». Pour les morts, civils ou militaires, il n’y aura plus d’après. Pour ceux qui ont subi l’invasion du Hamas et, frôlant la mort de près, ont survécu, rien ne sera plus comme avant, de même que pour les familles qui enterrent celles et ceux qui sont morts au champ d’honneur qui fut souvent un champ d’horreur. Et que dire du calvaire que subissent dans la bande de Gaza les otages encore détenus à ce jour où j’écris [le 20 janvier] ?
Sidération, traumatisme… Au-delà du premier cercle directement concerné, nous sommes tous ébranlés, secoués, mis à l’épreuve. Les repères et les critères de la division idéologique et sociale ont volé en éclats. On rapporte que bien des « gauchistes », devenus « lucides » (mitpakhim, en hébreu), expient leur naïveté et jurent qu’on ne les reprendra plus en train de scander « la paix maintenant ». Dans la même proportion, bien des supporters du Likoud ne supportent plus celui qu’ils tenaient hier encore pour un leader irremplaçable. L’économie qui était au vert tourne au rouge ; la culture est en berne ; les médias, si incisifs d’ordinaire, sont au garde-à-vous ; la classe politique, si bavarde en général, est devenue muette, soit qu’on ne lui tende plus le micro soit qu’elle se retire dans un silence prudent. Tout chancelle, et surtout, tout paraît négligeable et sans importance face au déluge de haine et de sang qui a explosé, face au drame des otages dont la moitié croupit encore dans les geôles de Gaza, face à la douleur et la peur qui ont frappé et frappent encore.
On veut croire qu’un autre Israël surgira de l’épreuve : l’union sacrée qui a stoppé net les dissensions intestines persistera, espère-t-on, après la fin de la guerre ; les clivages, réels ou artificiels, qui ont opposé les Israéliens ne se reconstitueront pas ; un nouveau consensus s’est imposé, tous ou presque s’y rallient et continueront de lui prêter allégeance. Pressentiment, intuition, vœu pieux ? Les historiens sont souvent des professeurs de désenchantement ; ils constatent que dans la longue durée les promesses de changement sont rarement tenues. L’opinion est volatile et versatile. Enfin, les changements sont souvent les confirmations explicites d’une tendance souterraine qui couvait depuis longtemps déjà et que la catastrophe a précipitée.
Le jour du 7 octobre fait date ; il pourrait faire génération. Il porte à jamais la couleur du deuil et de l’effroi : le « shabbat noir » (ha-shabbat ha-shrora, en hébreu) ainsi qu’il a aussitôt été appelé [1]. Dans cette même veine, 2023 aura été « l’année terrible ». Sa place est retenue d’office dans le martyrologe juif. Au lieu de tirer gloire du 75e anniversaire de la création de l’État d’Israël et de commémorer le 50e anniversaire de la guerre du Kippour, dont on était censé avoir tiré toutes les leçons, le pays a vécu l’année de tous les dangers : une crise intérieure sans précédent autour d’une législation controversée qui a rapproché les Israéliens chaque jour un peu plus du précipice où nous sommes tombés le lendemain, avec, en substitut d’une guerre civile, une guerre avec les ennemis jurés, mais qui ne ressemble à aucune de celles qu’Israël avait menées jusque-là. La crise politique, judiciaire, sur l’avenir de la démocratie, étalée, de semaine en semaine, sur pas moins de neuf mois, s’est aussitôt figée face à la catastrophe la plus effroyable éprouvée par des Juifs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à plus forte raison par les Israéliens depuis 1948 qui, de guerres en attentats, d’embuscades en opérations, ont pourtant une grande expérience de la violence.
Le bilan des pertes a déterminé cette perception de l’événement : en moins de vingt-quatre heures, ce sont près de 1 200 personnes qui ont été massacrées tandis que 250 autres ont été enlevées et plus de 130 sont encore détenus comme otages. Le déroulement des faits a été un élément déclencheur du traumatisme : les systèmes de défense ont failli les uns après les autres, et la faillite s’est répercutée à tous les éche-lons, comme des dominos entraînant dans leur chute tous les autres rouages. Les habitants des cités et des communes voisines de la bande de Gaza ont dû attendre des heures avant que n’arrivent les premiers secours, des jours et des semaines avant que le gouvernement ne commence à réagir et à s’organiser. Cette insupportable attente, scandée par des messages WhatsApp laconiques et désespérés, a suscité une onde de choc : on savait l’administration peu efficace et tatillonne, mais l’armée ? Force d’intervention rapide, son image de marque a pâli, s’est ternie. Celle de l’État, à plus forte raison. C’est sans doute de la crise intérieure l’aspect le plus grave. L’État a été pris en flagrant délit de défaillance. La société juive a éprouvé, en quelque sorte, ce que la société arabe a vécu depuis 2019 lorsque la pègre sévissait, tirant sur tout ce qui bougeait sans que la police intervienne, blâmant les pouvoirs publics pour leur cruelle absence, alors par négligence et indifférence, aujourd’hui, par incompétence. Cette expérience dramatique d’un État qui faillit à sa mission a eu pour effet de stimuler la société civile à agir, à agir sans l’État puisque celui-ci était aux abonnés absents. Attentif à la contestation qui couvait en sourdine, le gouvernement, pour rétablir sa légitimité auprès des gouvernés, a procédé à la suppression de quelques ministères superflus distribués pour satis-faire les appétits de cette drôle de coalition, illustration la plus affligeante du gaspillage et de la vanité qui avait régné sans vergogne depuis un an.
Avant d’examiner les responsabilités indirectes à l’échelon militaire et gouverne-mental, commençons par le commencement, c’est-à-dire par le Hamas.
En donnant à l’opération terroriste qu’il a conduite une dimension exterminatrice pour en faire un massacre de masse, le Hamas s’est privé sciemment des avantages politiques qu’il aurait pu retirer s’il avait limité son opération à des cibles militaires. Par le paroxysme de la violence qu’il a atteint, il s’est exclu de toute participation à un règlement futur, imprimant au conflit une dimension existentielle que, frappés d’effroi, les Israéliens perçoivent désormais comme tel : c’est eux ou nous et si vous n’êtes pas avec nous (ONU, Croix-Rouge internationale, Universités de la Ivy League, organisations féministes), c’est que vous êtes contre nous.
En frappant des civils avec une telle frénésie, le Hamas a signé son arrêt de mort. C’est une lutte à mort qui se déroule sous nos yeux. Il y entre, du côté d’Israël, la soif de venger le crime, la volonté de punir ses auteurs, la nécessité de riposter, l’urgence de l’éliminer. Tel est le sens donné aussitôt à l’opération militaire qui a suivi, et dont l’objectif est l’éradication du Hamas, c’est-à-dire la liquidation de ses capacités militaires et le terme mis à l’autorité politique qu’il exerce depuis 2007 dans la bande de Gaza.
Le Hamas que l’on croyait accommoder en autorisant les transferts de fonds du Qatar et dont on avait fini par s’accommoder a frappé un grand coup.
Lorsque des mouvements religieux radicaux font irruption dans le champ politique, on tend à penser que si leur idéologie demeure rigide, infaillible et inaltérée, c’est dans l’exercice du pouvoir qu’ils révèlent une certaine souplesse. La maîtrise des affaires courantes requiert des prises de décision qui forcent ces mouvements à faire place à des compromis tout en maintenant intacts leurs dogmes fondamentaux. C’est globalement de la sorte que les autorités politiques et militaires d’Israël ont perçu le Hamas avec d’autant plus de conviction que cette thèse s’avérait parfaitement compatible avec la volonté politique d’affaiblir l’Autorité palestinienne dans le but de boucher la voie à toute négociation susceptible de modifier le statu quo. Bref, on a longtemps préféré « contenir » le Hamas, distinguant la théorie de la pratique, l’idéologie de l’action sur le terrain, nouant avec lui une diplomatie tacite, laquelle est une antenne de communication toujours disponible entre ennemis qui ne se parlent pas. C’était sans compter avec la ruse dont le Hamas a fait preuve sans fléchir.
Le Hamas a laissé croire qu’il se contente-rait de régner à Gaza, d’obtenir des milliers de permis de travail et de maintenir le statu quo, l’interrompant à intervalles réguliers par des provocations successives, mais bien maîtrisées. Il a tendu un piège à Israël et nous y sommes tombés. La paix avec le Hamas étant impossible et non souhaitable, on a estimé que la coexistence, pour être tendue, résultait de l’intériorisation pragmatique par le Hamas d’un rapport de force structurellement asymétrique.
Pour mener l’opération militaire jusqu’à son terme, le gouvernement a besoin du consensus général de la population israélienne. Il l’a obtenu et le soutien a été unanime. Une contradiction s’est pourtant insinuée entre le but de guerre et l’objectif de la libération des otages. C’est là le seul clivage autorisé en Israël, ou plus exactement, le seul clivage qu’on s’autorise : une opposi-tion encore feutrée entre les fervents de la Raison d’État et les partisans de la Raison de la Nation. La guerre est faite pour sauver l’État juif et rétablir sa sécurité, déclarent les premiers, estimant que la libération des otages peut compléter le but de guerre, mais non s’y substituer ; les seconds estiment que l’État d’Israël signe avec chaque citoyen un contrat implicite en vertu duquel son devoir est de protéger et de sauver tout citoyen en contrepartie de la disposition à sacrifier sa vie en temps de guerre. C’est le sens actualisé du « plus jamais ça » à « nous : victime, tu ne seras plus ! » Or, les otages en sont. Ils doivent être libérés par tous les moyens, – la guerre ou la négociation. Et si la poursuite des combats menace leur existence, alors la négociation prime sur la guerre.
Compte tenu de l’objectif de longue haleine poursuivi par les autorités, le soutien de la population israélienne est nécessaire pour assurer la légitimité de l’action militaire, mais insuffisant : il est impératif pour Israël de pouvoir compter sur le soutien actif, militaire et diplomatique, de l’administration américaine et l’approbation tacite de l’Union européenne. Pour en disposer pleinement et sans réserve, il eût fallu réaliser l’opération en un temps limité – comme une nouvelle guerre des Six Jours – et épargner autant que faire se peut les civils. Mission impossible. Qu’Israël s’y soit efforcé ou qu’il n’en ait eu cure, la plupart des Israéliens ont fait de nécessité vertu. Autrefois, l’on aurait juré les grands dieux que tous les moyens avaient été employés pour réduire les pertes, désormais Israël assume. Le 7 octobre a fait bouger les lignes.
Autre leçon amère à tirer depuis le déclenchement de la guerre : alors qu’il apparais-sait comme un ennemi irréductible sur le plan idéologique, mais doté de moyens limités sur le plan militaire, le Hamas tient bon, beaucoup plus longtemps qu’on ne le pensait, et adopte la tactique de la guérilla : il se dissimule dans ce labyrinthe des tunnels et évite l’affrontement direct. La guerre durant plus de trois mois et le nombre de civils dépassant les quinze mille, le chèque en blanc accordé par l’administration américaine sera probablement assorti de quelques conditions restrictives dans les jours et les semaines à venir. Le temps étant la ressource la plus précieuse, il n’est pas exclu que l’armée israélienne consente, non à revoir l’objectif initial, mais à être plus attentive sur la conduite de la guerre en réduisant la puissance de feu employée et en tenant compte de considérations humanitaires qui avaient été pratiquement balayées jusque-là dans le but de protéger les effectifs de Tsahal.
Toute issue aura un coût politique pour Israël, bien au-delà du coût humain que la société israélienne tolèrera pourvu que l’objectif soit réalisé. S’il n’est pas atteint, la colère populaire, contenue en temps de guerre en solidarité avec les soldats, ne tardera pas à exploser à l’issue des combats. On peut passer outre une faillite en amont, pas une faillite en aval. Il faudrait alors admettre, la mort dans l’âme, que les soldats tombés au combat ont été un vain sacrifice. Si le Hamas parvient à se maintenir, demandera-t-on, la rage au ventre, pourquoi avoir mené délibérément, une guerre d’une telle ampleur pour un aussi piètre résultat ? Israël est donc condamné à réussir. Or, et c’est là tout le paradoxe de cette guerre : si Israël l’emporte, si le Hamas est bel et bien neutralisé, c’est alors que la coalition des pays qui participeront à la reconstruction économique de la bande de Gaza auront non seulement le droit mais le devoir de réclamer de l’État hébreu qu’il apporte une contribution substantielle à la résolution du conflit après qu’ils aient apporté leur soutien à l’opération militaire, malgré les réserves apparues au sein de leurs opinions publiques respectives.
Alors quelle leçon faut-il tirer, fût-ce à titre provisoire, à ce stade, puisque l’issue des combats n’a pas encore sonné ? Quoi qu’il en soit des misperceptions et des miscalculations dont ont fait preuve les autorités militaires et politiques israéliennes, aucune d’elles ne devrait plus avoir le front de prétendre, comme elles l’ont prétendues depuis plus d’une décennie, que la ques-tion palestinienne a perdu de sa centralité, qu’elle est marginale et qu’elle n’intéresse plus Israël, le monde arabe et la communauté internationale.
Les Accords d’Abraham avaient confirmé, en apparence, ce scénario, lequel eut droit aux honneurs d’être baptisé du nom autrement plus prestigieux de « paradigme ». Les Palestiniens n’avaient-ils pas perdu leur droit de veto implicite sur toute normalisation des relations entre Israël et les pays arabes ? Ce changement de paradigme s’est écroulé. Le Hamas qui, de l’extérieur, a torpillé les Accords d’Oslo, a stoppé net le processus de normalisation des relations de l’Arabie saoudite avec Israël, autrement dit, le joyau de la couronne des Accords d’Abraham que l’administration américaine était sur le point de sertir. Notons toutefois que les accords signés avec les Émirats, le Bahreïn et le Maroc ont résisté et survécu à l’attaque du Hamas. Les négociations avec l’Arabie saoudite sont interrompues, mais interrompre n’est pas rompre. L’Arabie saoudite, qui s’apprêtait à jeter quelques miettes économiques à l’Autorité palestinienne, prendra en charge l’essentiel de l’enveloppe financière pour la reconstruction de Gaza, mais elle ne le fera désormais qu’en contrepartie d’une repolitisation de la question palestinienne. Si cette démarche pragmatique se concrétise, le consensus interne né le 7 octobre s’effritera. Si, en revanche, le conflit est toujours perçu comme existentiel, le consensus se maintiendra. Il est plausible que la représentation dominante en Israël sera à mi-chemin entre les deux.
À cet égard, si les convictions profondes ne changent guère, les modalités ont été durablement altérées. Nul ne prétend plus aujourd’hui que la solution à deux États peut être immédiatement appliquée. La solution économique, que l’on trouvait méprisante et irrespectueuse des revendi-cations politiques palestiniennes légitimes, sera demain l’ingrédient indispensable. Quant à la radicalisation islamiste, elle ne peut plus être sous-estimée. Pour ceux qui en sont pénétrés, la réponse sera sécuritaire et consistera à les mettre hors d’état de nuire. Pour les priver de toute audience, le rôle d’Israël et de la communauté internationale, n’est pas négligeable : pour que les Palestiniens se démarquent du Hamas et s’en éloignent, il incombe de leur offrir un horizon concret, un cadre impératif, un calendrier garanti par une task force internationale, la mise à exécution de leur droit à l’autodétermination, assortie d’une reconnaissance sans ambiguïté de l’État d’Israël.
Charles Péguy opposait le parti de la charrue à celui du sabre. Il faut du travail et du travail pour faire un homme, écrivait-il, il faut une minute pour le défaire. Les forces qui démolissent ont toujours une mesure d’avance sur les forces qui construisent. Comme la guerre, il faut sans doute se résoudre à faire la paix sans s’aimer, sans illusions. Une paix froide.
Le conflit a resurgi, avec une violence sans précédent dans l’histoire palestinienne et une riposte sans précédent elle aussi dans l’histoire d’Israël. Je ne prétends nullement qu’un processus de paix aurait empêché une telle agression puisque la raison d’être du Hamas est d’empêcher un règlement pacifique du conflit, mais au moins l’opinion palestinienne en Cisjordanie et à Gaza aurait été divisée, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Faute d’horizon politique, elle se rallie au drapeau comme le font les Israéliens, même si se réjouir de la mort de son ennemi n’est pas identique à la sensation de n’avoir plus aucune compassion pour autrui. Voilà où se trouve le conflit aujourd’hui : on ne se bat pas seulement pour une terre, un drapeau et sa survie, Dieu est mobilisé de part et d’autre, et le conflit ébranle, cette fois, l’idée même d’humanité. Les hommes du Hamas qui ont participé au crime s’en sont exclus par leur barbarie ; et, effet inévitable d’une guerre à outrance, nous ne sommes plus en capacité de discernement : tous ceux qui sont dans le camp d’en face paraissent identiques.
L’histoire est tragique. Malgré les leçons qu’on prétend avoir apprises, peuples et leaders sont incapables d’emprunter les raccourcis qui permettraient d’éviter les bains de sang. Non que ce massacre de masse était prévisible, mais force est de reconnaître que le contournement et l’évitement de la question palestinienne ont échoué. Que ceux qui n’ont cessé de nous dire : « on a essayé de négocier, ils ont reculé à chaque fois » fassent un pas de côté. Cela fait dix ans déjà qu’ils martelaient que c’était peine perdue et qu’il était inutile d’essayer. Rien n’aura lieu si les partenaires ne sont pas à la hauteur de l’événement. Côté palestinien, le seul duo crédible est celui que pourrait constituer Marwan Barghouti, « le Mandela palestinien » et Salam Fayyad, l’expert de la Banque mondiale. Le premier bénéficiera de la légitimité interne intra-palestinienne de par son statut d’ex-détenu ; le second, de la légitimité internationale et israélienne car il a mis de l’ordre dans les services de sécurité palestiniens et combattu la corruption lorsqu’il était Premier ministre de l’Autorité palestinienne de 2007 à 2013.
Côté israélien, il est prévisible que de nou-velles élections anticipées feront des listes modérées le centre de gravité de l’échiquier politique. La gauche ne parviendra pas à ressusciter de manière significative ; l’extrême droite sera une force d’opposition condamnée à une fonction tribunitienne. Les partis religieux devraient renouer avec leur tendance modératrice, voire modérantiste, abandonnée depuis une décennie. Ils ne demanderont plus guère d’établir une équivalence entre un service militaire et un service en yéchiva. La mise en cause du pouvoir judiciaire est révolue. Il a suffi qu’on entende à la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye l’un des représentants de la partie israélienne vanter l’indépendance de la Cour suprême pour comprendre que le gouvernement ne touchera plus le dispositif institutionnel actuel. Il n’est pas impossible d’espérer une nouvelle entente entre Juifs et Arabes d’Israël : le 7 octobre, les premiers ont exigé des seconds qu’ils se prononcent et les Arabes ont répondu en conscience qu’ils étaient du côté d’Israël, malgré la suite des événements. Les émeutes de 2021 ne se sont pas reproduites malgré les provocations émanant du ministre de la « Sécurité nationale ». Les Arabes ont redouté, à leur tour, qu’on les tienne pour des citoyens en sursis. La guerre civile n’a pas eu lieu. L’addition de ces changements peut créer une nouvelle donne. Mais qu’on ne se méprenne pas : pour en arriver là, il ne faudra rien moins qu’un alignement des planètes, version scientifique et sécularisée du miracle.
Cette longue nuit commencée le 7 octobre ne promet nul lendemain qui chante. Le changement qui surgira du traumatisme peut être une régression aussi bien qu’une percée étroite pour couper court à une guerre sans fin alternant massacre et destruction. Si le Hamas qui a replacé la question palestinienne au centre des pré-occupations internationales se maintient, il entraînera le problème palestinien dans l’impasse. Depuis dix ans, les gouvernements israéliens successifs ont préféré gérer le conflit et ce pari semblait être gagné. Il s’est écroulé le 7 octobre.
Résoudre le conflit alors ? Ce ne sera plus, 7 octobre oblige, la paix ou la sécurité : la complémentarité des deux est désormais impérative. Mais nous ne sommes plus en 1993, après six ans d’Intifada. Le chemin est d’autant plus long et semé d’embûches qu’il n’est pas balisé. Reste à savoir s’il est encore temps.
Denis Charbit
Notes :
[1] Le syntagme n’est pas inédit ; il fut employé pour qualifier le couvre-feu général décrété dans le pays par les autorités britanniques mandataires et l’arrestation massive des principaux leaders du yichouv le samedi 29 juin 1946.
Biographie :
Denis Charbit, spécialiste de l’histoire et de la société d’Israël, est Directeur de l’Institut de recherche sur les relations entre juifs, chrétiens et musulmans et professeur de science politique à l’Open University d’Israël (Ra’anana).
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