Yonathan Arfi

Président du Crif, un militant juif et citoyen

Discours de Yonathan Arfi à l'occasion du 82e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie

22 Avril 2025 | 88 vue(s)
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Antisémitisme

Le Crif et sa commission Éducation, la Fondation Jean-Jaurès et l'IFOP organisaient jeudi 6 mars 2025 au Sénat un colloque dédié à la montée de l’antisémitisme au sein du milieu scolaire, en présence notamment d'Élisabeth Borne, ancienne Première ministre, ministre d’État, ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Voici le discours prononcé par le Président du Crif, Yonathan Arfi, à cette occasion. 

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Jeudi 17 avril 2025, sur le parvis du Mémorial de la Shoah avait lieu la commémoration du 82e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, organisée par le Crif, avec le soutien actif de sa commission du Souvenir, présidée par le Docteur Bruno Halioua.

 

« Chers amis,

Que reste-t’il à l’Homme quand toutes les conditions matérielles de son humanité lui sont confisquées ? Quand la mort imminente et dévorante menace ? Quelles armes restait-il aux Juifs du ghetto de Varsovie face à l’abomination nazie ?

Il y eut, bien-sûr, la révolte armée du ghetto que nous commémorons ici. Mais il y eut aussi la résistance spirituelle et culturelle, dont je veux vous parler cette année. L’art et la culture comme un « anti-destin », pour reprendre l’expression d’André Malraux dans Les voix du silence. L’art et la culture comme acte de résistance, pour prolonger  l’humanité, la dignité et l’identité face à l’annihilation promise par les nazis.

En 1939, les Juifs de Pologne représentaient 10 % de la population polonaise, soit un peu plus de trois millions d’individus. Littérature, théâtre, presse… : à Varsovie la vie culturelle juive était foisonnante. Un monde qui n’a pas capitulé après la clôture du ghetto le 16 novembre 1940, un monde qui a résisté aussi longtemps que possible en continuant de produire, de créer, – en un mot de vivre –, sous le joug de la faim et de la peur.

Au sein du ghetto, il y a des écoles, des institutions religieuses, des hôpitaux mais aussi des théâtres, des mouvements de jeunesse, des bibliothèques et même un orchestre symphonique.

Des séries de conférences sont organisées, des cours, des concerts. La culture est un peu le dernier espace de liberté dont les Juifs peuvent bénéficier. Pour les nazis, ces activités qu’ils tolèrent ont une fonction – car tout a une fonction pour les nazis – : la fonction de la culture est alors de « rassurer » et d'éviter la confusion et la panique. 

De petits théâtres sont ouverts, on y joue des pièces, le plus souvent en yiddish. Un théâtre rue Lezno joue en polonais, au théâtre Femina on propose des revues, des opérettes et des comédies musicales.

Au Sztuka, le café littéraire de la rue Lezno on parodie, dans une mise en scène satirique et comique, à la fois la propagande allemande et l’absurdité de la vie du ghetto, produisant tout ce qui avant-guerre formait le monde des artistes juifs. L’art, la création, l’humour sont le fil d’ariane des Juifs du ghetto : sans eux, ils sont perdus à jamais dans l’enfer du ghetto, « cette énorme tombe pour des Juifs enterrés vivants » comme l’a écrit dans son journal le directeur d’école et professeur d’hébreu Chaïm Kaplan, déporté à Treblinka en août 1942.

Alors qu’il est confronté à un avenir plus noir encore que la nuit, il écrira aussi cette phrase quasi prophétique « Une nation qui peut supporter d’aussi terribles épreuves sans perdre l’esprit, sans se suicider – et qui peut même rire encore – est assurée de survivre. Qu’est-ce qui disparaîtra d’abord, le nazisme ou le judaïsme ? Je suis prêt à parier ! C’est le nazisme qui disparaîtra d’abord ! ».

Emmanuel Ringelblum écrit dans son journal le 19 février 1941 : « Au plaisir de la mélodie, on a célébré un carnaval comportant un concours de beauté pour élire les plus jolies jambes. Le ghetto danse ». Les disciples de Nahman de Braslav dansent aussi, comme avant la guerre. Sur leur local de la rue Nowolipie, ils ont apposé un écriteau avec l’adresse suivante : « Juifs à la rescousse ! Ne désespérez pas ! ».

Et le pianiste joue… Celui du chef d’œuvre de Roman Polanski, Władysław Szpilman se produit presque chaque soir au café Sztuka.

La musique, le chant, le théâtre sont aussi transmis aux enfants. C’est le cas notamment dans l’orphelinat créé par Janusz Korczak où les enfants répètent des pièces, des poèmes, jouent des sketches. Un travail culturel intense est mené dans le ghetto. Dans plus de 90 cours d’immeubles des écoles primaires juives sont organisées par les Hassidim. Dans des dizaines d’autres cours on trouve des bibliothèques.

Les journaux d’Emmanuel Ringelblum, d’Hillel Seidman, de Chaïm Kaplan, les carnets d’Adam Czerniakow sont devenus une source extrêmement précieuse sur la vie quotidienne du ghetto et sur la destruction des Juifs de Varsovie. Dès 1940, le collectif clandestin Oyneg Shabes dirigé par l’historien Emmanuel Ringelblum recueille dans l’ombre une masse considérable de documents sur la vie du ghetto : journaux intimes, rapports, affiches, tracts, dessins d’enfants, œuvres littéraires, photographies.

 

Chers amis,

Le signe avant-coureur d’un déchaînement barbare est toujours la destruction de la culture. En 1933, les Nazis brûlaient des livres. Moins de dix ans plus tard, ils brûlaient des Juifs.

Dans la préface de La Nuit, Elie Wiesel écrit : « La guerre que Hitler et ses acolytes livraient au peuple juif visait également la religion juive, la culture juive, la tradition juive, c’est-à-dire la mémoire juive ».

Aujourd’hui encore, c’est la culture, aidée de l’histoire, qui tente de reconstruire cette mémoire. C’est la culture qui fait resurgir la mémoire des assassinés, ceux qui ont été gazés comme ceux qui ont été jetés pêle-mêle les uns avec les autres, dans des fosses, sans stèle, sans nom.

« L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie » disait Georges Perec. Peu à peu, l'art et la culture sont devenus indispensables pour transmettre la mémoire de la Shoah, pour compléter l’impérieux devoir d’Histoire mais aussi alerter sur le présent. Car la Shoah n'est pas qu'un chapitre clos de l'Histoire. C'est un avertissement pour l'avenir.

Il y a trois mois, le Crif a organisé un voyage à Auschwitz avec plus de 300 acteurs de la vie culturelle française : artistes, cinéastes, directeurs de musées, journalistes, galeristes, mécènes.

Il nous a semblé important de les sensibiliser à ce que fut le génocide des Juifs, dans ces temps où tout se renverse, où le sens des mots est si facilement galvaudé, où l’émotion l’emporte sur la raison.

Dans un discours devant le Bundestag le 27 janvier 2004 Simone Veil alertait déjà contre ce grand renversement : « Quand on retourne la mémoire de la Shoah contre les Juifs, en osant des comparaisons indécentes entre camps d’extermination et camps de réfugiés, quand on banalise le génocide juif par toutes sortes d’amalgames ou qu’on exploite les clichés de la propagande antisémite au service du combat antisioniste, l’Europe a le devoir d’arrêter ces dévoiements, non seulement par respect pour les survivants de communautés décimées il y a soixante ans, mais aussi par souci de sa propre dignité ».

Ces mots auraient pu être prononcés après le 7-Octobre pour qualifier le déferlement anti juif mondial qui a suivi, porté par la haine d’Israël. « Peuple génocidaire », voilà désormais l’étiquette que l’on veut coller au peuple juif dans un funeste retournement de valeurs.

À notre tour de savoir résister, des milles et une façon dont nous sommes capables de le faire, afin de ne jamais accepter de porter cet accoutrement infâme.

Je vous remercie. »

Yonathan Arfi, président du Crif

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