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Entretien réalisé par Marc Knobel, directeur des Etudes au Crif.
Le Crif - Cet article a fait pas mal réagir les réseaux sociaux. Selon vous, cet article donne-t-il une vision réaliste ou binaire et plutôt caricaturale des choses ?
Gilles Clavreul - Cet article zoome sur un point très précis, qui n’est pas négligeable puisque le secrétaire d’Etat Laurent Nunez et les préfets participants à cette visioconférence ont éprouvé le besoin d’en parler, mais qui n’est qu’un paramètre parmi tant d’autres de la mise en œuvre du confinement général, une mesure totalement inédite par son ampleur. Ensuite, le sentiment qu’on peut en retirer est que le gouvernement demande aux préfets de ne pas faire d’excès de zèle, voire carrément de ne pas faire appliquer les mesures de confinement dans les quartiers populaires ; ce n’est bien évidemment pas le cas, mais cela entretient la petite musique de la « démission » des pouvoirs publics dans ces territoires. Ayant soulevé à maintes reprises la question de l’application de la loi républicaine dans les quartiers populaires, je me sens assez libre de dire que la réalité est complexe et qu’elle échappe pour l’essentiel aux caricatures, celles qui veulent que tout aille bien dans ces quartiers comme celle qui, à l’inverse, noircit le tableau à l’excès, généralement à dessein. A plus forte raison lorsqu’il s’agit de dépeindre l’action des pouvoirs publics : ce que relatent les préfets dans cet échange, c’est d’abord qu’il y a eu des difficultés de mise en œuvre avec des gestes de contestation, voire des violences – donc pas d’occultation de la réalité, bien au contraire – et que la meilleure conduite à adopter pour que le confinement soit le mieux respecté possible, ce n’est pas nécessairement de verbaliser à tout crin. Rappelons d’ailleurs que la réunion se tient le 18 mars, dans les tout premiers jours d’application du confinement : ce sont les difficultés de mise en place qui sont évoqués, le temps que la mesure soit expliquée, comprise et, pour l’essentiel de la population, respectée.
Le Crif - Peut-on admettre pour autant que le confinement dans des zones d’habitat dense, avec des situations complexe, puisse poser question ? Surtout si des problèmes de délinquance et d’incivilité se posent ?
Gilles Clavreul - Evidemment, et c’est bien le tableau que brossent les préfets dans cet échange. Les cités se caractérisent à la fois par la densité, la suroccupation des logements, la précarité de la population et, facteur non négligeable, la jeunesse. Être enfermé avec ses parents et ses frères et sœurs quand on à seize ans, privé de ses copains, de petit(e) ami(e), de sport, etc. ce n’est quand même pas facile, surtout dans un appartement exigu et bruyant. A tout cela s’ajoute le contexte délinquantiel, organisé autour du trafic de stupéfiants. Même s’ils ont mis au point des stratégies alternatives comme la livraison à domicile, en bons entrepreneurs néo-libéraux qu’ils sont, les dealers sont énervés par le confinement car cela pénalise leur activité à tous les niveaux : livraison, stockage, distribution…Et cela représente aussi une chute de revenus sensible pour leurs petites mains.
Le confinement n’a pas créé ces problèmes, mais il ne les réglera pas non plus. Pour le moment, l’objectif numéro un des pouvoirs publics est de faire en sorte que les mesures sanitaires soient le mieux respectées possibles, et non de « mater » certaines catégories de la population – notons que, de manière symétrique, certains acteurs de la mouvance décoloniale s’indignent d’un soi-disant laxisme des forces de l’ordre dans les beaux quartiers. En fait, dans tous les cas, il s’agit d’appliquer des mesures exceptionnelles avec fermeté, certes, mais aussi avec discernement. Faire preuve de discernement, ce n’est pas être laxiste : c’est hiérarchiser les priorités et ne pas créer d’abcès de fixation. Personne n’a rien à gagner à des émeutes urbaines : ce n’est bon ni pour l’ordre public, ni d’un point de vue sanitaire. Enfin dernière remarque : la capacité opérationnelle des forces de l’ordre n’est pas illimitée. Elles ont été mises à rude épreuve par plus d’une année de mobilisations sociales, et maintenant elles sont aussi entamées par le coronavirus, qui n’épargne pas les policiers et les gendarmes. Il faut tenir compte de tout cela à la fois.
Les préfets sont confrontés à des situations particulières et complexes. Quel regard portez-vous sur ce corps en temps de coronavirus ?
Gilles Clavreul - Les préfets sont faits pour gérer les crises, c’est le cœur du métier. En l’espèce, avec le coronavirus, ils sont dans une situation un peu particulière puisque la gestion de crise repose en grande partie sur la filière sanitaire, dont les pilotes sont les agences régionales de santé. Il y a donc une répartition des rôles qui nécessite une coordination étroite entre plusieurs chaînes d’acteurs : hôpitaux, maires, ARS, préfets, mais aussi chefs d’établissements scolaires, prisons, EPHAD, milieux économiques…Le rôle des préfets est précisément d’assurer l’articulation la plus cohérente possible entre tous ces acteurs, d’assurer la continuité nécessaire à la vie du pays malgré les contraintes engendrées par le confinement, et de communiquer en direction des citoyens. C’est un rôle autant sinon davantage politique que technique…avec les servitudes que cela suppose, et la part d’incertitude, d’aléa et de solitude qui va avec. Dans la crise, on se tourne vers l’Etat, on le redécouvre ou du moins certains le redécouvrent ; on le critique aussi, ce qui est légitime car on est en droit d’être exigeant envers lui. Les préfets sont les réceptacles de ces attentes multiples, pressantes, parfois contradictoires. Des contradictions que symbolisent les parures de leur uniforme : le chêne pour la force, l’olivier pour la paix.