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Le Crif : Depuis le jour de l’attaque terroriste du 7 Octobre 2023, une flambée d’antisémitisme est apparue, s’en prenant en propos, actes et violences à des citoyens, en France et en Europe. Des Juifs ont été pourchassés dans les rues à Amsterdam. Quelle analyse faites-vous de ces déchaînements de haines, y a-t-il en France des responsabilités à davantage pointer du côté de LFI ?
Bernard Cazeneuve : Nous assistons incontestablement depuis près de vingt ans au grand retour de la haine et des crimes antisémites en Europe. Chacun a encore à l’esprit le martyre d’Ilan Halimi, assassiné en 2006 par des barbares, dont la cruauté n’avait d’égale que leur extrême lâcheté ; l’attentat abject de Toulouse, perpétré en 2012 ; l’attentat du musée juif de Bruxelles en 2014 ; les crimes commis dans l’Hyper Cacher en janvier 2015 ; les assassinats de Sarah Halimi et de Mireille Knoll en 2017 et 2018, et, plus récemment, les attaques d’Amsterdam qui ont vu déferler la haine des Juifs dans les rues de la ville, faisant surgir à nouveau, des ténèbres de notre histoire, des images insupportables. Cette liste non exhaustive des violences subies par les Juifs européens a été encore aggravée par l’explosion des actes antisémites suite aux massacres terroristes perpétrés par le Hamas le 7 Octobre 2023 en Israël.
Depuis cette date, les Juifs français vivent dans l’angoisse et la peur en raison de la multiplication des violences, qu’elles soient verbales, écrites sur les réseaux sociaux ou même physiques. Cette situation difficile à vivre s’accompagne aussi d’un sentiment de grande solitude face au silence, sinon au déni, qui couvre dans certains milieux les actes inqualifiables du Hamas. Tout cela est encore aggravé par la politique zigzagante du Président de la République, qui tantôt combat sincèrement l’antisémitisme et la volonté de l’Iran de détruire Israël, et tantôt refuse de participer l’an dernier à la marche contre l’antisémitisme ou demande l’embargo sur les livraisons d’armes à Israël, deux jours avant la commémoration du 7 Octobre.
En dépit de ces violences, qui sont loin d’être toutes recensées, on trouve encore aujourd’hui des esprits suffisamment égarés, calculateurs et cyniques, pour dire que l'antisémitisme ne serait en France qu’un problème « résiduel ». On voit aussi sous couvert de la condamnation de la politique d'Israël, l'antisionisme voler au secours de l'antisémitisme, des drapeaux israéliens brûler dans les manifestations de soutien au peuple palestinien, l'existence de l'État d'Israël niée. L'islamisme ne se nourrit-il pas, lui aussi, de la haine absolue des Juifs ? Tout cela procède d'un effacement progressif de la mémoire et, avec elle, de l'universalisme français qui a nourri celui des pères fondateurs de l'Union européenne.
Et puis, il y a l'électoralisme de LFI, qui ne s'embarrasse de rien pour atteindre son but et qui entretient pernicieusement le feu de l'antisémitisme avec pour arrière-pensée de ramener à lui les électeurs musulmans des quartiers, en les méprisant au fond, puisque ceux-ci se trouvent essentialisés, manipulés et réduits à leur condition de machine à voter. Il y a, incontestablement, dans ce relâchement de la conscience républicaine et dans la désinhibition qu'elle engendre, quelque chose qui appelle un sursaut de la Nation, un rappel ferme des valeurs qui la fondent, un retour de la détermination sans faille, à ne jamais les voir compromises. Il faut, pour cela, précisément, ne pas se compromettre avec ceux qui foulent au pied cet héritage à chacune de leurs prises de parole.
Le Crif : La cause palestinienne, qu’il est bien sûr légitime de mettre en débat et perspective, est en effet manifestement détournée et instrumentalisée pour attiser, sous couvert d’un « antisionisme » qui ne trompe plus grand monde, un nouvel antisémitisme virulent, y compris dans les universités. Comment faire face à ces dérives, quelles mesures et attitudes préconisez-vous en cette période troublée ?
Bernard Cazeneuve : Lorsque des sujets complexes sont instrumentalisés par des cyniques, pour engendrer les tensions les plus grandes, il n'y a pas d'autre chemin que celui du discours de la raison et de l'apaisement. Bien entendu, il faudra du temps pour parvenir à faire entendre ce que le fracas des armes et le tumulte des provocations s'évertuent à rendre inaudible mais la paix emprunte le plus souvent la voie de la persévérance et de la constance. Et dans les moments troublés, le cap doit être tenu. Le cap est celui de la solution à deux États. Celle-ci apparaît, dans le contexte actuel inaccessible mais elle est la seule à pouvoir garantir une paix durable. Alors, il faut être de plus en plus nombreux à la souhaiter et compter sur la pression exercée par la société civile israélienne sur le gouvernement de son pays pour y parvenir et sur la diplomatie pour amplifier le message. De même, la société palestinienne ne peut pas ne pas constater que le Hamas est une organisation terroriste, qui condamne les Palestiniens à la souffrance et à la guerre à perpétuité. Et il y a dans cette prise de conscience le début d’un chemin de paix.
Le Crif : Un débat important traverse la gauche française sur son avenir. Les dernières élections européennes ont montré que le courant social-démocrate et européen était nettement plus important que celui de la gauche radicale et populiste LFI. Pour autant, rien ne s’est passé depuis : après la Nupes, le Nouveau Front Populaire (NFP) semble enfermer le Parti Socialiste (PS) dans une alliance où il est dominé, en situation de « reddition » pour reprendre le mot de l’ancien Premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis. Est-il encore possible, après tous les appels sans suite dont le vôtre, que les socialistes (et écologistes) français s’émancipent de Jean-Luc Mélenchon ? Et si oui comment ?
Bernard Cazeneuve : S'ils ne le font pas, ils disparaîtront car ils porteront la responsabilité, avec d'autres, du grand basculement du pays dans les bras du Rassemblement National (RN). Il faut pour éviter cela qu'il y ait, dans la famille de la gauche de gouvernement, moins d'aspirants à la présidentielle et plus de volontaires pour gouverner car c'est en gouvernant autour d'une ligne claire et responsable, qu'on aidera au redressement du pays, au moment où il menace de décrocher.
Autrement dit, il faut moins d'ambitieux pour eux-mêmes et une plus grande ambition pour le pays. Nous sommes, de ce point de vue, encore très loin de la rive. Il faut enfin une capacité de rassemblement de tous les Français car la Nation est profondément fracturée et ses divisions sont devenues un élément déterminant de sa faiblesse. Voilà donc le chemin, qui impose une rupture nette avec LFI, car maintenir l’alliance avec le parti de Jean-Luc Mélenchon, c’est trahir notre héritage et tourner le dos au courage et à l’éthique de responsabilité.
Le Crif : Après l’élection de Donald Trump aux États-Unis, l’Europe est sous pression, une guerre commerciale est annoncée et les attaques de la Russie de Poutine contre l’Ukraine sont terriblement persistantes. Pensez-vous que l’Europe peut et va être lâchée par les États-Unis et que les Vingt-Sept peuvent trouver les ressources, seuls, face au risque conjugué du protectionnisme et de l’isolationnisme américain ?
Bernard Cazeneuve : Il faut regarder ce que la victoire de Trump dit de notre responsabilité d’Européens. Notre continent est plus que jamais confronté à la double menace de la division et de la marginalisation. Bien sûr, l’élection américaine ne crée pas cette situation mais, faute de réaction des Vingt-Sept, elle risque d’en accentuer les effets de façon mortifère. La division serait la tentation pour chacun de faire le voyage à Washington en vue de négocier ses propres garanties de sécurité et ses arrangements commerciaux, au mépris de la solidarité européenne. N’entretenons pas nous-mêmes, Français, cette dérive par des initiatives intempestives, mal préparées, non concertées, notamment avec nos partenaires d’Europe de l’Est et du Sud, qui sembleraient les contraindre à un choix entre Bruxelles, Paris et Washington.
Renforcer – c’est l’urgence – nos capacités de défense européennes et cesser de dépendre absolument de l’engagement américain ne revient pas à opposer l’Union européenne et l’Otan, sauf à risquer d’affaiblir l’une et l’autre. Jouons collectif pour conjurer la marginalisation et éviter que, face à la Russie, à la Chine ou au Moyen-Orient, « l’art du deal » trumpien se déploie sans l’Europe, voire contre elle, au détriment de ses intérêts essentiels de sécurité et de sa prospérité. Le basculement historique de l’Amérique vers l’Indopacifique et le consensus qui se forge autour du protectionnisme économique renforcent le poids de cette menace.
La seule option reste, pour l’Europe, de prendre son destin en main. La quasi-totalité des dirigeants européens a appelé ces derniers jours au « réveil » de l’Union. Dans les domaines de la défense, de l’industrie, de l’innovation, de l’énergie, les idées sont là, contenues notamment dans les rapports Letta et Draghi. Mais le moment est venu de passer enfin des préconisations à l’action. S’agissant de la sécurité commune, nous devrons exprimer clairement qu’il ne serait pas acceptable qu’un accord intervienne avec la Russie sur l’avenir de l’Ukraine, sans que nos intérêts soient pris en compte et préservés, et bâtir dans le même temps, avec nos partenaires européens, les garanties de sécurité qui protégeront l’Ukraine et notre continent face à une menace russe qui persistera bien après l’arrêt des combats.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
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