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Photo : Beate Klarsfeld "rejoue" le 21 novembre 1968 sur un portrait de Kurt Georg Kiesinger, la gifle monumentale qu'elle a assénée le 7 novembre 1968, au chancelier ouest-allemand et ancien membre du parti nazi, devenu notable de la Démocratie-Chrétienne - AP Photo/Wiersch
Ce 7 novembre 1968, tandis qu'elle descend d'un pas décidé les travées de "l'huître enceinte" - surnom de la Kongresshalle au bord de la Spree -, là où se tient le congrès de la CDU (l'Union chrétienne démocrate à Berlin le parti de Konrad Adenauer fondé en 1945), Beate Klarsfeld, née Künzel, n'a pas encore 30 ans. Cela fait déjà 8 ans qu'elle a rencontré Serge Klarsfeld sur le quai d'un métro parisien - le 11 mai 1960 jour du rapt par le Mossad d'un certain Adolf Eichmann en Argentine -, cinq ans qu'ils se sont épousés "pour le meilleur et pour le pire". Autre "hasard objectif" auraient dit les surréalistes : c'est un 7 novembre aussi, celui de l'année 1963, que le mariage est célébré par le maire du XVIème arrondissement.
Elle est allemande, fille de Kurt qui a servi dans la Wehrmacht en Belgique ; il est juif, né en Roumanie, arrivé en France à la veille de la Seconde guerre mondiale, fils de Arno, déporté de Nice et assassiné à Auschwitz Birkenau. Encore bébé sous le nazisme, trop jeune dans l'après-guerre, elle a grandi dans l'ignorance, et sous la bénédiction des "3 K" comme elle le répète "Kinder, Küche et Kirche (enfant, cuisine, église)". Il a quatre ans de plus qu'elle et a vécu directement le génocide des Juifs. Ensemble, inséparables, ils se lanceront dans un combat contre l'oubli. La gifle donnée par Beate est le premier coup d'éclat des Klarsfeld.
Forcer l'Allemagne fédérale à affronter son histoire nazie
Beate Klasrfeld avait pourtant prévenu, et même publiquement. L'avènement en 1966 de Kurt Georg Kiesinger au poste de chancelier de la RFA (Allemagne de l'Ouest), c'est à dire comme chef de gouvernement, conduit des journalistes à enquêter sur sa personnalité pour brosser son portrait. Le Spiegel, et d'autres, révèlent que celui qui fut élu de la CDU dès 1947, avait intégré "activement" le parti nazi en 1933, dont il vanta ensuite les mérites à l'intention de la planète entière, sous le magistère de Joachim von Ribbentrop ministre des Affaires étrangères, comme directeur-adjoint de la propagande radiophonique du Reich vers l'étranger. Mais l'information ne provoque presqu'aucun émoi dans l'opinion publique allemande puisqu'il a été "élu démocratiquement".
C'est alors que Beate Klarsfeld passe à l'offensive.
Le 14 janvier 1967, elle publie, en France, dans « Combat » un article sous le titre « Les deux visages de l’Allemagne », puis un deuxième en mars de la même année, après lequel elle est révoquée de l’Office franco-allemand pour la jeunesse où elle officie comme secrétaire. Quelques mois encore, et elle franchit un palier : le 2 avril 1968, elle interrompt le chancelier alors en plein discours devant le parlement aux cris de « Kiesinger nazi, démissionne », avant d’être expulsée. Figure de mai 1968, elle promet alors, à ses compagnons - Alain Krivine, Daniel Cohn-Bendit, Rudy Dutschke et d’autres -, de gifler Kiesinger en plein meeting . Promesse tenue.
Le 27 janvier 2005, en compagnie de Marceline Loridan Ivens et d'Annette Wieviorka, Beate Klarsfeld était venue au Mémorial de la Shoah pour une émission de TV5MONDE consacrée à la libération des camps d'extermination d'Auschwitz-Birkenau 50 ans auparavant. Elle y était revenue sur cette gifle, sur ses effets en Allemagne fédérale et au delà : « Après le procès de Nuremberg (novembre 1945 à octobre 1946, ndlr), dirigé par les alliés, il ne se passait plus grand chose en Allemagne. Il y avait le procès Eichmann en Israël, et il y avait bien un centre à Coblence qui regroupait toutes les archives sur les nazis, mais ça ne débouchait pas sur des procès. On pouvait donc élire comme chef de l’Allemagne un propagandiste nazi, c’était ‘’normal’’. On me répondait qu’il avait été élu démocratiquement. (…/…) Alors Serge et moi nous avons réfléchi à un ‘’petit scandale’’ qui pourrait faire connaître un grand scandale, celui d’avoir donné à l’Allemagne un chancelier nazi. C’était la gifle des enfants des nazis contre les pères nazis. Il n’y a plus jamais eu après ça de nazi de cette envergure au sommet de l’Etat. »
A la Maison Heinrich Heine de la Cité internationale, ce 5 novembre 2018, 50 ans presque jour pour jour après, les acteurs étaient réunis à l'initiative de la Fondation Heinrich Böll pour évoquer (en allemdand) la "gifle la plus plus importante de l'histoire allemande" selon la formule de Jens Althoff, directeur du bureau parisien de l'institution. Beate Klarsfeld a raconté une nouvelle fois comment elle avait réussi à se glisser jusqu'au chancelier ; l'artiste René Böll, fils de Heinrich, qui fut chargé par son père d'acheter les roses rouges pour Beate, a redit toute la force symbolique de ce geste et l'admiration de la famille Böll pour le courage de la jeune activiste ; Serge Klarsfeld a retracé, en un récit plein d'admiration et d'amour pour son épouse, la genèse et les coulisses de la gifle.
Des roses rouges pour Beate Klarsfeld : Heinrich Böll contre Günter Grass
La gifle passe mal, et divise. Beate Klarsfeld est arrêtée et condamnée à un an de prison ferme. Elle fait valoir sa double nationalité et une heure plus tard, la voilà libre... Mais nombre d'Allemands ne comprennent pas. A commencer par l’écrivain Günter Grass qui soutient pourtant la croisade antifasciste de Beate Klarsfeld : « Une gifle n’est pas un argument. La gifle dévalorise les arguments, le courage de distribuer des gifles est à bon marché. »
Mais un autre homme de lettres, Heinrich Böll, lui envoie au contraire des roses rouges, accompagnées d’une tribune "Blumen für Beate Klarsfeld" (des fleurs pour Beate KLarsfeld), parce que selon lui les mots ne suffisent plus : « Les critiques que nous formulons, que formulent tous les écrivains polémistes à l’égard de M. Kiesinger, finissent toujours par servir positivement la République fédérale (…/...) De quelque façon que nous poursuivions nos attaques contre Kiesinger, et quel que soit le calibre de nos armes, il ne nous arrivera rien puisque nous sommes les idiots "éminents" que notre gouvernement montre avec ostentation au public. »
Heinrich Böll répond vertement aussi à Günter Grass (lequel révélera en 2006, trois ans avant sa mort avoir été membre de la "Waffen-SS") : « Comme un maître d'école sévère, Günter Grass a souligné dans un discours publié dans Die Zeit (hebdomadaire, ndlr) qu'il n'y avait aucune raison d'envoyer des roses à Beate Klarsfeld. Eh bien, je trouve ce commentaire plutôt arrogant, embarrassant et, comme il a été fait en public, très inapproprié. Avec la modestie à laquelle j'ai droit, je me demande si Günter Grass a le droit de déterminer si et quand j'ai des raisons d'envoyer des fleurs à une dame. Je devais ces fleurs à Beate Klarsfeld - à cause de ma génération, de ceux qui sont morts et de ceux qui ont survécu. »
Une semaine plus tard, elle est à Bruxelles pour faire campagne contre Kiesinger qui doit parler devant les dirigeants de l’Otan. Quand il prend la parole, les insultes pleuvent, l’obligeant à se taire. C'en est fini de la carrière politique de Kurt Georg Kiesinger. Les Klarsfeld, eux, continueront à débusquer d'autres nazis qui se sont refait une moralité politique tels Kurt Waldheim, officier dans la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale, élu président de l'Autriche. Ou encore Klaus Barbie, le "boucher de Lyon", reconverti au service du dictateur bolivien Hugo Banzer.
En 1969, le social démocrate Willy Brandt, ancien résistant, devient chancelier. Une nouvelle ère s'ouvre, marquée par une autre image, immortalisée en décembre 1970, celle d'un homme s'agenouillant devant le mémorial des morts du ghetto de Varsovie, où furent parqués avant d'être assassinés, 500 000 Juifs polonais. L'une de ses premières décisions aura été d'amnistier Beate Klarsfeld.
Malgré ce qu’on a appelé le procès d’Auschwitz en 1963, grâce au procureur Fritz Bauer, contre des membres de l'administration du camp de concentration d'Auschwitz, il faudra attendre les années 1980 pour que l'Allemagne de l'Ouest affronte directement, seule, les horreurs du nazisme. En 1979, Kurt Lischka, Herbert Hagen et Ernst Heinrichsohn, trois criminels de guerre directement impliqués dans la "solution finale" sont jugés à Cologne, en Allemagne fédérale, pour des crimes commis en France. Et condamnés. Ils avaient tout de même passé trois décennies paisibles, jusqu'à ce que les Klarsfeld les débusquent (grâce à l'annuaire dira Serge), en 1971, et projettent même de les kidnapper.
Trois ans après la gifle au chancelier Kiesenger.
La photo de cette claque historique se trouve aujourd'hui au musée de l’Histoire allemande, à Berlin.
Source : TV5Monde