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Publié le 29 Octobre 2014

"Enseigner l’histoire de la Shoah, c’est apprendre à déjouer les mécanismes sociaux et politiques qui peuvent conduire à la violence génocidaire"

Entretien avec Karel Fracapane - Administrateur de projet, Section de l'éducation pour la paix et les droits de l'homme, UNESCO. Par Eve Gani

"Priorité à l'urgence", comme "l'éducation" avait demandé Irina Bokova à l'ouverture de la 195è session du Conseil exécutif de l'UNESCO. Karel Fracapane est, à l'UNESCO, l'administrateur de projet dédié à l'enseignement de la Shoah. Il explique pourquoi  « L’enseignement de l’Holocauste dans un monde globalisé » est prioritaire.

Un enseignement sur la Shoah universel, de l'Europe à l'Asie, est-il possible?

La Shoah n’est pas seulement une question de mémoire pour les Européens : c’est une rupture historique qui interpelle la conscience de tout être humain. Oui, l’enseignement de la Shoah revêt une dimension universelle parce qu’il permet de soulever des problématiques de responsabilité individuelle et collective, de respect des droits humains et de tolérance valables partout dans le monde. Par ailleurs, le danger que représentent les génocides et autres violences de masse ne connaît pas non plus de frontière. Pour toutes ces raisons, la mission de l’UNESCO est à vocation mondiale, comme le souligne clairement notre publication récente sur  « L’enseignement de l’holocauste dans un monde globalisé » qui montre la nécessité d’enseigner cette histoire partout dans le monde. Nous sommes la seule agence de l'ONU à conduire un programme éducatif spécifique sur cette question. L’UNESCO organise des actions de sensibilisation (des consultations sur la Shoah avec les ministères, des colloques, des tables rondes, et des événements sur l’histoire juive comme par exemple récemment sur le judéo-espagnol et le Yiddish, avec le B’nai B’rith), des expositions (récemment une installation de témoignages vidéo de rescapés avec la USC Shoah Foundation), des programmes de formation, de recherche en matière pédagogique, etc. dans le but de préparer les Etats membres à mieux enseigner ce sujet et de leur faciliter l’accès à l’expertise existante. Mon rôle, en tant que point focal de l’UNESCO pour l’enseignement de la Shoah, consiste à promouvoir l’enseignement de cette histoire, à apporter l’assistance technique nécessaire aux Etats membres intéressés et à créer des synergies avec les organisations spécialisées afin de mieux coordonner l’action internationale

Concurrence mémorielle, banalisation de la Shoah... A l'heure de la résurgence de l'antisémitisme en Europe et de l'interrogation qui traverse le continent sur ce qui fait son "patrimoine matériel et immatériel", comment travaillez-vous auprès des populations européennes et particulièrement ses nouvelles générations?

Ce sont en effet des questions importantes : impression fausse d’avoir trop entendu parler de cette histoire, multiplication des demandes mémorielles et la sédimentation des programmes que cela engendre, résistances dans certaines classes, voire des expressions d’antisémitisme. Nous connaissons bien ces difficultés, mais il ne faut pas les généraliser. Le principal problème est plutôt que l’histoire de la Shoah n’est pas encore suffisamment enseignée !  Un sondage CSA indiquait en 2012 que 60% des jeunes français de 18 à 24 ans ne savaient pas ce qu’était la rafle du Vel d’Hiv. Il y a donc encore du chemin à faire, même dans des pays comme la France où se combinent volonté politique, expertise historique et pédagogique et financements. L’UNESCO a commencé l’an dernier un travail d’analyse des contenus des programmes et des manuels scolaires dans le monde, que nous voulons affiner à l’échelle européenne, de manière à mieux évaluer l’efficacité de cet enseignement. Cela nous permet de produire des recommandations précises pour les décideurs et les éducateurs de façon à mieux enseigner et à mieux affronter les difficultés quand elles se présentent. Cette première étude sera publiée dans quelques semaines en partenariat avec l’Institut Georg Eckert, un grand centre de recherche allemand. Nous tâchons aussi par exemple d’aborder la question avec des pays européens comme ceux de l'ancienne Yougoslavie, touchés par des drames plus récents. Depuis plusieurs années, nous conduisons une discussion avec les six pays qui composaient la Yougoslavie afin de créer une exposition permanente commune sur la Shoah dans la région. La vraie connaissance de l’histoire désamorce la concurrence mémorielle, car elle construit une solidarité des victimes, elle contribue au vivre ensemble. Bien sûr c’est un projet complexe, qui demande de la patience, de la diplomatie et des moyens.

Quel est le rôle réel de l'enseignement de la Shoah dans la prévention des génocides?

Enseigner l’histoire de la Shoah, c’est apprendre à déjouer les mécanismes sociaux et politiques qui peuvent conduire à la violence génocidaire. La Directrice Générale de l'UNESCO Irina Bokova l’a réaffirmé lors de la dernière réunion ministérielle sur la prévention des génocides organisée pendant l’Assemblée générale des Nations Unies à New York: « La prévention du génocide commence sur les bancs de l’école », avec l’étude de l’histoire, et en particulier celle des crimes nazis et du génocide perpétré contre le peuple juif. C’est le point de départ à partir duquel nous abordons la question de la prévention des génocides avec les ministères de l’éducation, en droite ligne avec la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies de 2005 sur la « mémoire de l’Holocauste ». En septembre, nous avons organisé à Paris une formation des responsables de ministères de l’éducation de huit pays d’Afrique subsaharienne, en partenariat avec le Mémorial de la Shoah. Certains d’entre eux sont marqués par un passé de grande violence et ont d’autant plus intérêt à s’intéresser à l’histoire des violences de masse dans une perspective plus globale et comparatiste, ne serait-ce que parce qu’il est souvent utile de prendre une distance par rapport à sa propre histoire pour mieux s’en saisir. Nous encourageons un même mouvement en Amérique latine et travaillons à un plan d’action avec les ministères de l’éducation de la région, afin de renforcer les synergies existantes et de faciliter l’accès à de la formation, notamment par l’entremise d’institutions telles que Yad Vashem ou bien le Musée Mémorial de l’Holocauste aux Etats Unis. C’est un travail de longue haleine, qui suppose des ministères qu’ils revoient leurs programmes scolaires, forment les formateurs, puis les enseignants, et qui ne peut se faire qu’avec la participation de tous les partenaires, ONG, musées, fondations, et l’UNESCO a besoin de ce soutien.

A l'approche de la célébration des 70 ans de la libération des camps, quels programmes et événements seront mis en place par l'UNESCO?

Cet anniversaire a une immense signification pour l’UNESCO, qui est née la même année que la libération des camps, comme une réponse à l’intolérance et au racisme. Le thème de cette commémoration en 2015 “Vie et héritage des rescapés de l’Holocauste” sera l’occasion de rendre un hommage plus marqué encore que les années précédentes au cours desquelles plusieurs rescapés de la Shoah sont venus témoigner dans la grande salle de l’UNESCO : Meir Lau, Samuel Pisar, Henri Borlant, Shlomo Venezia, Simone Veil, etc. Nous préparons un programme culturel avec notre partenaire, le Mémorial de la Shoah, qui créera le lien entre les rescapés, que nous espérons nombreux en cette occasion, et des élèves de lycées impliqués dans un travail d’histoire et de mémoire. Une grande partie des commémorations sera dédiée au site d’Auschwitz, qui est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. L’UNESCO sera également présent à haut niveau lors des commémorations qui se tiendront en Pologne.