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Publié le 16 Mai 2003

Emmanuel Brenner, sociologue : «Les problèmes sont liés : sexisme, laïcité et antisémitisme.»

Question : Vous avez dirigé un ouvrage collectif dont la presse s’est largement fait écho, Les territoires perdus de la République. Antisémitisme. Racisme et sexisme en milieu scolaire. Les enseignants qui ont accepté de collaborer témoignent de leurs difficultés respectives et de l’incroyable violence qui peut régner dans certains établissements scolaires. Cette violence est en partie dirigée contre des élèves ou des professeurs de confession juive. Vous semble-t-il que ce livre a permis de soulever le problème, de dénoncer l’incroyable permissivité qui règne ici ou là, et de stigmatiser les agressions antisémites qui sont perpétrées dans les collèges et lycées ?



Réponse : Le livre a incontestablement levé le tabou, la honte et surtout la peur qui entourait le sujet. Le Ministère de l’Education Nationale nous a reçu à deux reprises. Des professeurs nous ont écrit. Il semble qu’il n’y ait plus une communauté juive en France qui ignore le livre, et nombre d’entre elles ont tenté d’inviter l’un d’entre nous, en particulier Barbara Lefèvre dont la présence médiatique a beaucoup contribué aussi à l’impact de l’ouvrage. Je rappelle enfin que vous même, le CRIF, vous êtes utilement fait l’écho de notre travail auprès du Premier ministre. Enfin, la presse, à la notable exception du Monde, en a rendu compte.

Question : Quelles ont été les réactions à la sortie du livre, comment le livre a-t-il été accueilli ? Qu’en pensent les principaux intéressés que sont notamment les enseignants et les syndicats enseignants ? Ne vous reproche-t-on pas de mettre en exergue des incidents isolés ou de stigmatiser des élèves d’origine maghrébine ? Que répondez-vous ?

Réponse : Les réactions des syndicats enseignants, surtout ceux marqués à l’extrême gauche, sont à l’aune de la bien pensance que je viens d’évoquer ou du Monde diplomatique dont la vision hémiplégique du monde ne peut admettre que les anciennes victimes du colonialisme puissent avoir un comportement ignoble, voire verbalement assassin. Oui, le reproche est venu facile, usé jusqu’à la corde, de stigmatiser les victimes du racisme. Or, pour le dernier rapport de la CNCDH, les Juifs sont en première ligne. Mais notre perception de la réalité a dix ans de retard sur le monde tel qu’il est. Il en va de même avec l’accusation récurrente de « faire le jeu du Front National » alors qu’on s’est épuisé à expliquer depuis un an que c’était bien davantage le silence qui avait nourri la désespérance menant au vote FN. Le silence et le déni de réalité des bien pensants qui sont rarement confrontés à ces violences qui usent la vie de millions de gens, juifs ou non. Mais a fortiori juifs dans certains quartiers où le port d’une kippa est perçu comme une « provocation », l’identité juive elle-même devenant une conduite à risque.

Peut-on encore parler d’incidents isolés quand près de huit mois après la sortie du livre, c’est tous les deux jours sinon chaque jour qu’on nous informe de tel ou tel incident, banalisé à la longue, mais qui représente chaque fois pour l’élève ou le professeur un calvaire à vivre.

Question : Comment expliquez-vous que nous en soyons arrivé là ? Les faits constatés ne sont-ils pas le révélateur d’une crise beaucoup plus générale (les incivilités, le sexisme, la violence ordinaire, le discrédit des enseignants) ?

Réponse : Vous avez raison. Cet antisémitisme violent, sourcé à la propagande déversée depuis le Maghreb et le Proche Orient, est de nature génocidaire. Je sais le mot que j’emploie, je ne l’utilise pas à la légère. Cet antisémitisme est, verbalement au moins, de nature exterminatrice. Mais il révèle une crise plus vaste, non tant celle de la judéité que celle de la nation France dont l’identité est incertaine et fragilisée. Pour intégrer une si forte immigration venue du tiers monde, encore faut-il savoir qui l’on est et ce que l’on veut, en un mot réhabiliter la nation et ne plus laisser ce terme à l’extrême droite. J’insiste : ce n’est pas seulement la République qui est compromise aujourd’hui, c’est l’idée de nation qui n’est plus défendue et que des analystes rapides confondent au nationalisme agressif.

Question : Le ministre de l’Education nationale s’est largement exprimé sur la question et a très largement dénoncé ces agressions. Un comité des Sages vient d’être crée. Que pensez-vous de cette initiative ? Les membres ont-ils prises sur l’institution et dans les établissements ?

Réponse : L’initiative du Ministre est bienvenue. Nul doute que MM. Ferry et Darcos aient pris l’exacte mesure du danger qu’il ont d’ailleurs dénoncé avec courage le 27 février dernier. De là les foudres de certains syndicats d’enseignants. Quant au Comité des sages, il est trop tôt pour se prononcer, il faut attendre de le voir à l’œuvre. On peut toutefois regretter que des enseignants et des proviseurs de base comme on dit n’aient pas été mêlés à cette excellente initiative.

Question : La question du port du foulard redevient d’actualité ces derniers jours. Vous semble-t-il que la laïcité est menacée ? Que l’on affiche trop son appartenance religieuse dans la sphère publique et dans les établissements scolaires ?

Réponse : La question du foulard est centrale, elle dépasse l’école et même la seule question de la laïcité. Il est évident qu’il ne s’agit pas d’abord d’un signe religieux mais au premier chef d’un signe d’assujettissement de la femme. Nombre de musulmans vivent intensément leur foi sans imposer à leurs femmes et à leurs filles ce signe vestimentaire qui est protection et discrimination, au même tire que le statut de dhimmi (protégé) dont relevaient jadis Juifs et Chrétiens en terre d’islam était à la fois officiellement une protection, mais aussi, et surtout, un statut discriminatoire. La question du foulard est un test, celui de l’affrontement d’une vision du monde contre une autre, la nôtre, celle de l’Occident héritée de l’humanisme et des Lumières. Cette affaire met en évidence la fragilité de la nation française.

Question : Les enseignants ont-ils conscience du phénomène ? Que tentent-ils de faire ? De l’extérieur, on a l’impression qu’une chape de silence traverse très largement certains établissements scolaires et que de nombreux enseignants taisent ces violences. Pourquoi ?

Réponse : La chape de silence est en train de craquer, en tous les cas il n’y a rien de comparable avec le mutisme qui prévalait encore en septembre 2002. Progressivement, mais je le reconnais, très lentement, la parole se libère, encore entravée toutefois par cette timidité intellectuelle dont je parlais plus haut, cette vielle crainte « de faire le jeu de ». Jadis, c’était le « jeu de l’impérialisme » ou de « la réaction » qu’on craignait de faire. L’air est connu, et toute une vieille culture de gauche, héritée du mouvement communiste et du gauchisme, est partie prenante dans la crise intellectuelle du monde enseignant. La réalité qui s’offre à ses yeux est à mille lieues des schémas intellectuels hérités de l’humanisme triomphant ou de l’espérance révolutionnaire de jadis.

Question : Qu’en est-il du sexisme à l’école ?

Réponse : Les problèmes sont liés, sexisme, laïcité et antisémitisme. Les régressions de la citoyenneté viennent à cet égard des mêmes milieux. L’intégration d’une bonne partie de la communauté arabo-musulmane est en panne, non de toute cette communauté cela va sans dire. Ces régressions mettent en lumière l’atteinte portée au pacte républicain et au pacte national. L’identité française sonne aux yeux de beaucoup comme une valeur de droite, voire d’extrême droite. Si la nation est laissée à Le Pen, l’extrême droite, justement, sans son chef charismatique vieillissant, a présentement un bel avenir devant elle.


Mais par delà la défaillance française, d’autres facteurs, radicalement nouveaux, nous interdisent de penser que toute immigration a toujours posé les mêmes problèmes. C’est un drôle de raisonnement historien que celui qui se persuade qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. L’immigration musulmane est massive, elle se compte en millions. Elle vient d’un univers culturel longtemps en guerre avec l’Occident, depuis les Croisades jusqu’au colonialisme, et à la violence extrême des conflits de décolonisation. Ajoutons que ce monde a raté sa rencontre avec la modernité. Voyez à cet égard les analyses de Bernard Lewis. De là, la cristallisation antisémite telle qu’on a pu la voir dans d’autres milieux européens au XIXe siècle, frappés de plein fouet par le choc de la modernité. De là le ressentiment et l’aigreur contre deux qui sont perçus comme les agents du changement et les modèles de la réussite. Ajoutez à ces éléments la part d’enseignement du mépris propre à la culture du dhimmi en terre d’islam et vous comprendrez la difficulté d’accepter pour un Arabe musulman le monde juif émancipé tel qu’il figure aujourd’hui en Occident et, a fortiori, l’existence de l’Etat d’Israël.

Question. Quelles sont, selon vous, les valeurs qu’il convient de réhabiliter ?

Réponse : Vaste question. Je crois d’abord à la nécessité de la répression des actes antisémites et sexistes. Je crois à la nécessité de la loi en matière de port du foulard par exemple. Mais au delà du volet repressif, au delà aussi de l'interrogation nécessaire sur la perception qu'a cette nation de son identité, il faut aussi interroger la responsabilité politique de ceux qui ont laissé se constituer ces cités de délabrement sans mixité sociale ni mixité ethnique, véritable bouillon de culture à la fois de l'incivisme et de l'intégrisme. Enfin, ce n’est pas tant chez l’autre qu’il faut chercher la réponse qu’en nous-mêmes : si nous ne savons plus ce que nous sommes, si nous n’osons plus l’affirmer et défendre notre héritage, l’intégration ne se fera pas.

Propos recueillis par Marc Knobel

Observatoire des médias


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