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Publié le 16 Octobre 2007

Edouard Husson : Localiser les fosses communes c’est en fait contribuer à rendre aux victimes la dignité d’êtres humains

Dans un entretien dans la newsletter du CRIF, Edouard Husson, maître de conférences à l’Université Paris IV Sorbonne, spécialiste de l’histoire de la Shoah et qui coopère au projet de recherche du Père Desbois, revient sur l’histoire des fusillades massives des Juifs en Ukraine entre 1941 et 1944 et sur le colloque qui s’est déroulé les 1er et 2 octobre à la Sorbonne et au Mémorial de la Shoah. Au cours de ces deux jours, des spécialistes se sont réunis pour aborder « la Shoah en Ukraine » et mettre en avant leurs analyses historiques.


Question : Pour commencer, pouvez-vous nous présenter l’histoire de l’assassinat des Juifs en Ukraine ?
Réponse : Le génocide des Juifs d’Ukraine c’est quelque chose que les historiens connaissaient dans les grandes lignes mais depuis une dizaine d’années se développent des recherches très précises. Ces recherches confirment ce qui n’était pas évident au départ : à savoir que les assassinats ne se sont pas arrêtés en 1941. Ils ont continué jusqu’au début 1944. C’est sans aucun doute ce qu’il y a de plus important à faire passer comme message parce que cela veut dire que parallèlement aux centres d’extermination en Pologne, qui eux sont bien connus, il y a tout un pan de la Shoah, qui nous est jusqu’à maintenant moins connu : la Shoah par balles. Elle s’est déroulée essentiellement par fusillades. La Shoah par balles a sans doute concerné jusqu’à 1,5 millions de victimes pour l’Ukraine et, sur l’ensemble du territoire soviétique et une petite partie du territoire polonais, vraisemblablement jusqu’à 1/3 des victimes de la Shoah. Ce qui est tout à fait considérable.
Question : Quelle est la spécificité de la Shoah en Ukraine ? Qui, exactement, a participé à ces massacres ?
Réponse : L’enquête des historiens aujourd’hui s’oriente vers la question de comprendre comment s’est déroulé quelque chose, qui était moins un « génocide industriel » qu’un enchaînement d’assassinats commis par des commandos qui se rendaient sur les lieux de résidence ou de regroupement des victimes. Ce qui veut dire que les mêmes gestes, les mêmes massacres se sont reproduits à des milliers d’exemplaires avec un nombre relativement réduits de bourreaux. Si on compte les Einsatzgruppen, les unités de la police allemande, les auxiliaires, y compris les supplétifs ukrainiens vous aurez en tout, en tenant compte des roulements, une centaine de milliers de personnes qui ont contribué à tuer 1,5 million de Juifs.
Dans ce chiffre, à part les auxiliaires, je n’inclus pas les gens qui auraient pu directement ou indirectement apporter leur soutien, que ça soit l’administration d’occupation collaboratrice ou bien des gens qui, sur place, auraient dénoncé des Juifs cachés. C’est encore un autre problème.
Question : Sur quoi portent les recherches ? Quelles sont les différentes sources ?
Réponse : Depuis une quinzaine d’années, depuis que les sources sont accessibles en Union soviétique, on se met à confronter les archives nazies avec les rapports qui ont été faits par les commissions d’enquêtes soviétiques en 1944-1945. Il s’agit d’une source qui jusque là était mal connue mais on peut considérer qu’au moins deux tiers de ces enquêtes ont été faites tout à fait sérieusement. Les enquêteurs ont travaillé sans aucun biais idéologique et se sont contentés de reconstituer les faits.
Là-dessus se greffe le fait que l’on redécouvre le témoignage d’un certain nombre de survivants. Malheureusement, ces survivants sont peu nombreux. Mais les gens qui ont survécu ont témoigné.
Enfin, le projet de recherches du Père Desbois qui se fonde sur toutes les sources existantes pour aller à la rencontre de gens, qui ne sont en général ni les victimes ni les bourreaux. Il s’agit de tiers : des Ukrainiens non juifs qui ont assisté aux massacres ou bien qui ont été réquisitionnés pour des menues tâches par exemple transporter des cadavres sur la charrette ou creuser une fosse… Il n’y a pas que des réquisitionnés. Il y a aussi des gens qui ont été spectateurs (des enfants cachés dans les arbres, des bergers à qui personne ne faisait attention).
Quand on arrive à confronter tous ces témoignages, quand en plus on y ajoute la recherche de traces comme par exemple des douilles qui auraient été laissées sur place par les tueurs, on arrive à un tableau plus complet que ce qu’on pourrait imaginer de ce type de massacres.
Pour l’instant, la recherche du père Patrick Desbois est encore en cours. Mais avec plus de 700 témoins et 600 fosses communes localisées, il a non seulement confirmé les sources écrites, mais aussi contribué à identifier des endroits qui n’auraient jamais été connus. Ce qui caractérise la Shoah en Ukraine, c’est qu’il y a des tas de massacres qui ne seraient pas connus sans les témoignages. On a à faire à un génocide au sens plein du terme c’est-à-dire que les assassins se sont vraiment rendus partout. C’est quelque chose que l’on sent physiquement sur le terrain lorsque l’on découvre qu’entre deux lieux recensés par les archives, connus par les témoignages, il y a des endroits qui n’ont jamais été mentionnés, où une famille, deux familles, vingt personnes ont été repérées et arrêtées.
On a un objet relativement nouveau pour la recherche, et qui pour la première fois est au centre de l’enquête historique avec un enjeu mémoriel gigantesque puisque localiser les fosses communes c’est en fait contribuer à rendre aux victimes la dignité d’êtres humains dont les assassins avaient voulu les priver. L’Europe ne peut pas se construire sur l’indifférence envers les victimes de la « Shoah par balles », largement oubliée jusqu’à récemment.
Question : A propos des témoignages, les Ukrainiens parlent-ils facilement ou bien l’histoire est-elle encore tabou ?
Réponse : Il existe une minorité qui ne voudrait pas parler. Il arrive que certaines personnes ne veuillent rien dire alors qu’ils savent des choses. Mais de loin, le cas le plus fréquent, c’est malgré tout la volonté de témoigner, pour un certain nombre de raisons. D’abord, les gens veulent soulager leur conscience. Bien sûr, les témoins qui parlent au Père Desbois n’ont pas été des assassins, des bourreaux au sens propre du terme. Mais malgré tout, ils ont quand même le sentiment d’avoir assisté à quelque chose qui leur pèse ; souvent aussi ils ont été réquisitionnés et ont donc indirectement contribué à la réalisation d’un crime de première envergure.
Mais plus généralement, si on inclut les spectateurs impuissants, y compris ceux qui ont caché des Juifs, ces gens sont soulagés de parler après une soixantaine d’années. Ils sont d’autant plus désireux de parler qu’en Union soviétique, on ne pouvait pas parler de la spécificité du génocide des Juifs. On parlait des victimes en général, mais c’étaient toutes des victimes soviétiques. Certains témoins disent même au Père Desbois: « On vous attendait », « heureusement que vous êtes venus », « pourquoi est-ce que personne ne nous a posé la question avant ? ».
Il y a une mémoire qui est sur le point de disparaître du fait de l’âge des témoins et qui est recueillie un peu au dernier moment. Cela représente un travail irremplaçable pour la mémoire de l’Europe. Ce qui est remarquable, c’est que dans les cas où il est possible de confronter, on s’aperçoit que les témoignages corroborent les autres types de sources.
Le Père Patrick Desbois aide à procéder à une convergence des sources qui fournit les preuves de la Shoah.
C’est dans ce sens là que le colloque qui a eu lieu à la Sorbonne et au Mémorial de la Shoah est intéressante puisqu’on a eu des spécialistes de ces différents types de sources qui sont venus parler ensemble, confronter leurs données.
Question : Comment est venue l’idée de ce symposium ?
Réponse : Le Père Desbois a été invité il y a deux ans environ au musée de l’Holocauste de Washington pour présenter ses recherches. A cette occasion, Paul Shapiro, le directeur du Centre de recherche du musée, a eu l’idée de susciter une rencontre internationale qui permette de confronter les recherches de Patrick Desbois aux travaux des spécialistes. Il a proposé un partenariat au Mémorial de la Shoah et à la Sorbonne. Il s’agit de la première rencontre d’historiens et de chercheurs du monde entier qui travaillent sur la Shoah en Ukraine.
Par ailleurs, Paul Shapiro a souhaité que les institutions organisatrices financent le voyage et l’accueil de jeunes historiens ukrainiens qui commencent à travailler sur la Shoah. Nous avons ainsi eu l’occasion de créer un événement scientifique mais aussi une rencontre entre des gens qui, soit ne s’étaient jamais rencontrés, soit n’auraient pas eu, sans une telle coopération scientifique, l’occasion de venir pour un colloque de cette importance. La Fondation pour la Mémoire de la Shoah a soutenu le projet dès le départ. Le Père Desbois a insisté, et il a eu raison, pour que le russe et l’ukrainien soient parlés au colloque, ce que nous avons pu réaliser grâce au soutien de la Fondation Pinchuk. Nous avons organisé ainsi un événement international et un vrai symposium de recherche avec 35 chercheurs. Il faut concevoir ce colloque comme le début d’une coopération scientifique durable.
Question : Pourquoi Paris ?
Réponse : Outre l’association Yahad-In Unum, il y avait deux partenaires naturels de la recherche de Patrick Desbois qui étaient prêts à travailler avec le musée de l’Holocauste de Washington : le Mémorial de la Shoah, qui, grâce à l’engagement de Jacques Fredj, préparait l’exposition actuellement montrée sur la Shoah par balles, et la Sorbonne : depuis qu’il en a pris connaissance, Jean-Robert Pitte, président de Paris IV, souhaite que notre université contribue de façon essentielle à la mise en valeur scientifique des travaux de Patrick Desbois, dont il juge que non seulement il s’agit d’un programme internationalement pionnier mais qu’il peut aider à faire émerger de nouvelles générations d’historiens de la Shoah, encore trop peu nombreux en France.
Question : Comment s’est passée la rencontre avec les historiens ukrainiens ?
Réponse : L’intérêt de ce symposium c’est que les historiens Ukrainiens ont été confrontés au discours sans tabous sur l’histoire de leur pays. A l’inverse, des historiens américains, français allemands ou autres ont été obligés de prendre conscience non seulement de la sensibilité particulière des historiens ukrainiens mais aussi des mérites qu’ont ces historiens, surtout dans la jeune génération, à toucher un objet qui ne peut pas leur être indifférent. La difficulté pour eux c’est de sortir du discours soviétique triomphaliste sur la victoire dans la grande guerre patriotique et la mise à l’écart de la petite minorité de collaborateurs pour entrer dans un discours dans lequel on va oser poser la question du spectre des réactions de la société ukrainienne face à la Shoah allant de la résistance, du sauvetage jusqu’à la collaboration et au pogrom.
Question : Quelles sont les relations des historiens avec les autorités ukrainiennes ?
Réponse : Le gouvernement ukrainien ne semble pas du tout prendre ombrage de ces recherches mais au contraire les signes qui ont pu être envoyés sont très positifs. Les autorités semblent encourager ou du moins ne pas décourager un travail d’investigation sur ce passé y compris de la part des historiens ukrainiens.
Question : Quels sont les prochains projets ?
Réponse : Ce symposium doit être considéré comme un point de départ. Tout d’abord, les actes du colloque devront être publiés. Ensuite, les gens, qui se sont rencontrés, sont aujourd’hui en contact et vont ainsi pouvoir échanger beaucoup d’information. Un véritable réseau de chercheurs est né. Il n’est pas exclu que ce qui s’est passé à Paris débouche sur d’autres évènements, qui se concentreraient sur des aspects particuliers.
Mais dans l’immédiat, la Sorbonne a décidé d’organiser un séminaire de recherches sur la Shoah par balles. Ce sera l’occasion d’une véritable réflexion de fond qui permettra l’exploitation des données des interviews du Père Desbois et un échange d’informations entre les différents spécialistes des massacres commis contre les Juifs dans les régions voisines.
Question : Aujourd’hui, que reste t-il encore à découvrir ?
Réponse : Outre la localisation des nombreuses autres fosses communes, il faut reconstituer la manière dont les nazis ont procédé dans chaque région. La Shoah en Ukraine a été coordonnée de manière centralisée mais les assassins ont eu une marge de manœuvre importante dans le choix des moyens de tuerie. Par exemple, plutôt que fusiller les victimes, ils décidaient de les faire sauter dans un puits. En Crimée, les Juifs étaient déjà regroupés dans les Kolkhozes ce qui étaient plus facile pour les tuer. Dans d’autres régions, ils étaient réquisitionnés pour le travail forcé. Il reste donc à découvrir la géographie du massacre et l’approche sur le terrain des commandants de police qui avaient une grande liberté dans les moyens employés.
Propos recueillis par Stéphanie Lebaz
Exposition « Les fusillades massives des Juifs en Ukraine 1941-1944. La Shoah par balles » au Mémorial de la Shoah jusqu’au 30 novembre.

Le Cycle « Les Juifs en Ukraine (1900-1944) » organisé par le Mémorial de la Shoah jusqu’au 6 décembre : http://www.memorialdelashoah.org/b_content/getContentFromNumLinkAction.do?itemId=738&type=1