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La lutte contre le complotisme implique, pour le déjouer, une pédagogie. Mais quelle forme celle-ci doit prendre ? Quelle peut en être la méthode ? Notamment quand il s'agit de s'adresser aux adolescents - les citoyens de demain. Julien Cueille, auteur du Symptôme complotiste, est professeur de philosophie et psychanalyse. Il témoigne de son expérience en classe et des stratégies qu'il mène pour désamorcer la séduction complotiste auprès de ses élèves et de sa réflexion sur la distinction réalité/fiction à notre époque.
La question du conspirationnisme polarise, et, du coup, aimante les débats vers un manichéisme peu propice à la pédagogie, voire à la pensée. Pire : la lutte contre le complotisme semble parfois encourager l’adoption d’une rhétorique de maître d’école qui, précisément, est à la pédagogie ce que les coups de règle sur les doigts sont à l’esprit des Lumières. Que penser de ce fact checking généralisé, sinon automatisé, assertif, devenu inévitable, mais qui, en même temps, peut se révéler contre-productif, en prêtant bien trop facilement le flanc à la critique même des complotistes : ceux-ci ont alors beau jeu de dénoncer un escamotage du débat, au nom d’une vérité unilatérale, définitive et positiviste. Encore faut-il que les thèses et les idées soient réductibles à des « faits », eux-mêmes vérifiables. Ce qui est parfois le cas, bien entendu, mais pas toujours : l’épisode du Covid a montré l’extraordinaire complexité, les tâtonnements, et parfois la lenteur, de la démarche de preuve ; sans parler des options stratégiques ou politiques, qui ne relèvent pas de la science. S’il s’agit de « faits » (facts), il n’y a pas de discussion possible : la parole est à sens unique, et celles et ceux qui s’y refusent sont réputés ne pas avoir compris. Il faut donc répéter le message. À l’école, du moins au lycée, où j’enseigne à de grands ados, cette posture est ruineuse. Or, si certains des acteurs de la lutte anticomplotiste semblent parfois s’adresser aux citoyens sur un ton professoral, les professeurs, en retour, sont fortement incités à être en première ligne dans ce combat, position très inconfortable où l’on sait qu’il leur arrive de payer un très lourd tribut. Mais, par-delà les hommages à Samuel Paty, que sait-on de la façon dont on tente d’aborder ces questionnements en classe ? Les analyses que je propose s’inspirent donc principalement des leçons que j’ai tirées de ma pratique enseignante.
Qu’est-ce qu’une « théorie du complot » ? D’abord, il ne s’agit pas vraiment d’une « théorie », même si les plus habiles de ses partisans rivalisent parfois de sophistication argumentative, et font étalage d’une foule de chiffres ou de références pouvant impressionner au premier abord. Mais qui dit théorie dit cohérence, ou consistance ; et c’est là que le bât blesse. Nulle cohérence dans ces « millefeuilles argumentatifs » qui font flèche de tout bois et entremêlent, par exemple, contestation de l’existence du virus, puis de l’utilité des masques pour le combattre, et thèses sur la création intentionnelle du virus en laboratoire. Si l’on s’intéresse à d’autres thèses, comme « l’homme n’a jamais marché sur la Lune », ou bien encore le complot pédo-sataniste dénoncé par les Q-Anon, on s’aperçoit qu’à l’origine du discours complotiste il y a souvent… un ou plusieurs canulars, pris au premier degré et rendus sérieux par la magie des réseaux et la fameuse déformation du message (dite, assez injustement tant elle est universelle, « téléphone arabe »). Même chose avec les extra-terrestres de Roswell ou la zone 51 (1), prétextes à d’innombrables fictions ou élucubrations bouffonnes (et à tout un marketing extrêmement lucratif, des tour operators aux peluches d’aliens), mais parfois prises au sérieux par quelques esprits en mal de révélations (pour le coup bien tardives puisque certains faits remontent aux années 1940).
Il semble établi que, à la faveur du délitement avancé des partis politiques traditionnels, et de la difficulté des vieilles « idéologies » politiques à faire recette, le complotisme aurait occupé le terrain, substituant notamment aux luttes sociales ou syndicales de nouveaux contenus, certes plus nébuleux et ambigus. Sans doute, parmi les adeptes récents du film Hold Up (2), certains auraient pu, en d’autres temps, préférer une forme de militantisme plus classique, et un vocabulaire plus politisé. Pourtant, il ne s’agit pas d’une simple substitution idéologique, quelque chose a bel et bien changé radicalement : il s’agit du rapport à la croyance et à l’engagement. Les jeunes générations, en particulier, semblent désormais rétives à des formes traditionnelles de militantisme sur la durée, et les appareils syndicaux et même associatifs peinent souvent à recruter au-delà d’un engouement passager. C’est le régime même des croyances qui a muté : plus évanescentes, plus volatiles, plus précaires, plus vagues (mais souvent plus radicales, c’est vrai), celles-ci oscillent au gré des « buzz » sur les réseaux. Il y a fort à parier que la plupart des followers n’adhèrent pas aux théories complotistes au sens où l’on accordait foi à une idéologie à l’époque de la génération X. Le cas des adolescents de lycée avec lesquels j’ai mené une longue enquête éclaire sur la nouvelle éthique de la conviction : à rebours de toute appartenance idéologique, la plupart des ados, si l’on excepte quelques rares fanatisés, n’adhèrent que du bout des lèvres, et jamais sans une grande distanciation qui caractérise leur génération. Le succès chez les adolescents d’aujourd’hui du terme « matrixé » (3) - qui désigne couramment quelqu’un qui « s’y croit », qui reste dans son monde, y compris les éventuels partisans un peu trop convaincus par leur croyance aux Illuminati ou à d’autres fakes - est un indice révélateur de la pression sociale constante qui s’exerce, sous couvert de moquerie, envers les naïfs de toute sorte, geeks comme idéologues.
En conséquence, les analyses politologiques ou cognitivistes, si pertinentes qu’elles puissent être, n’épuisent peut-être pas le sujet. Habitués aux arènes politiques et à leur discours stratégique, les « experts » comme nombre de décideurs politiques, ne commettent-ils pas parfois l’erreur de penser le conspirationnisme à l’image du marketing politique dont ils sont familiers ? En s’en tenant à la lettre des propos complotistes, systématiquement réduits à une « case » électorale, en diabolisant les complotistes, chez qui ils décèlent une menace pour les démocraties, les « experts » ne se laissent-ils pas prendre à un jeu de langage dangereux ? Le risque est grand, en effet, de tomber dans le piège de ce que l’on appelle « l’escalade symétrique » : chacun des deux interlocuteurs réagit en miroir de l’autre, et le clivage ne fait que se renforcer (4). La prégnance du schéma dualiste théorie du complot / thèse officielle est telle que toute pensée critique du « système » est immédiatement reformulée et comprise en termes de « fake » versus « fact », ce qui laisse évidemment peu d’espace pour une pensée dialectique authentique.
L’expérience pédagogique de classes de lycée, en cours de philosophie et d’éducation civique, offre un tout autre espace. Les adolescents sont évidemment sensibles aux sirènes de certaines théories conspirationnistes, qui varient d’ailleurs suivant l’époque : depuis le début des années 2000, où le 11 septembre était au cœur des débats, puis 2015 avec les attentats de Charlie, jusqu’au Covid plus récemment, les motifs évoluent au gré du buzz sur les réseaux. Seul quelqu’un qui n’a jamais travaillé avec des ados peut penser qu’il suffit de leur « faire la leçon » ou la morale, pour les convaincre (5). En revanche, ils sont bel et bien capables de réfléchir, et de débattre. Jusqu’où sommes-nous, nous adultes, capables de les laisser parler, et surtout de leur laisser le temps pour qu’émerge une authentique pensée critique ?
Souvent la prudence, bien compréhensible, dicte une attitude de réserve (on évite d’en parler), ou de repli : ainsi, certains établissements ou professeurs font le choix d’interdire aux élèves, dans le cadre de la séquence pédagogique, d’aller sur Internet ou, pour le moins, de consulter des sites complotistes. Pour ma part, j’ai fait le pari inverse, pas forcément le plus facile, celui de laisser chercher les élèves, en les encadrant bien entendu, lors de séances en classe où nous travaillons sur des ordinateurs. Lorsque nous abordons ces questions, je leur demande de récolter des documents en ligne, avec la consigne de respecter scrupuleusement une impartialité, qui n’est pas absence de jugement, mais suspension provisoire de jugement, entre sites complotistes (par ailleurs devenus presque impossibles à trouver sur le web depuis que les moteurs de recherche y ont mis bon ordre, non sans motif) et sites défendant les « thèses officielles ». Relativisme ? Certainement pas. Sur les attentats des Tours Jumelles, par exemple, je me refuse à leur asséner à l’avance la « bonne version », préférant l’argumentation, qui est à leur charge, et l’enquête, à toute affirmation péremptoire a priori. Si j’ai choisi cette posture en apparence « neutre » (je dis « en apparence », car je me réserve tout de même l’usage de quelques arguments solides in fine pour démonter les allégations des sceptiques), ce n’est pas, bien entendu, sans avoir expérimenté auparavant l’inefficacité d’une approche plus « frontale », qui serait par exemple celle de l’historien énonçant simplement les « faits », généralement accueillis dans un scepticisme général.
On jugera que je joue avec le feu, que je les laisse mettre tout sur le même plan ? Contrairement à ce qu’on pourrait craindre, cette posture n’est pas en faveur du conspirationnisme. Car le débat argumenté qui suit, en insistant sur la nécessité de justifier ses thèses, oblige à une approche bien plus précise que le simple énoncé d’une opinion à l’emporte-pièce au détour d’un tweet. La posture de retrait, qui met au centre de la classe l’exigence de vérification, et non la seule parole de l’enseignant, est appréciée par les élèves, qui se sentent investis d’une « capabilité » qu’on ne leur accorde pas toujours. Surtout, cette suspension du jugement désamorce les velléités provocatrices qui, chez mes élèves en tout cas, semblent une des motivations principales de leur prise de position « anti-système ». Jusqu’à présent, ils ont joué le jeu… et bien des opinions complotistes, fondées sur pas grand-chose, se sont fracassées sur la pierre de touche d’une démarche rationnelle un peu exigeante. Rien à voir avec la logique de confrontation des réseaux.
Mon statut de professeur de philosophie m’autorise, sinon m’enjoint, à développer un esprit critique qu’il faut naturellement guider et susciter à bon escient. Mais le temps est un allié, et la démarche de recherche informative aussi : le principal enjeu de cette séquence est de travailler sur les sources des documents, c’est-à-dire l’identification des sites internet et l’évaluation de leur fiabilité. Tâche immense et cruciale ; or, dans l’établissement où j’exerce, la très grande majorité des élèves de Terminale n’a jamais pratiqué ce type de travail, ou l’a oublié. La plate-forme Pix, censée évaluer les compétences informatiques et numériques des élèves, ne laisse quasiment aucune place à la formation de l’esprit critique : certes les principes en sont hautement proclamés (6), mais plus rarement enseignés, en tout cas très peu mis en pratique. Le résultat est que, régulièrement, des élèves se retrouvent sur le site d’une secte, ou sur un site antisémite, sans le moindre soupçon : je pense pouvoir assurer que, dans les cas que j’ai en tête, et que je connais bien, aucun ne l’a fait sciemment ; la recherche des sources n’a pas été dans ce cas effectuée et ils n’y accordent aucune importance. Simplement, la plupart ne s’embarrassent pas et ne cherchent pas à identifier les sites (encore moins les vidéos, par définition bien plus difficiles à sourcer), habitués qu’ils sont à consommer des flux tellement massifs que l’on ne prend pas le temps de vérifier quoi que ce soit. Le dénuement informationnel de ces « digital natives » (7) est d’autant plus sidérant qu’ils passent un temps infini sur le web, et sont au courant de beaucoup de choses : mal, certainement. Plusieurs m’écrivent avec ingénuité que « si ce site est populaire, c’est qu’il est fiable », voire qu’il est fiable parce que doté d’une belle maquette et donc coûteux. Plus incroyable encore : ne sont pas rares les élèves qui croient qu’un site sécurisé (par un « https » par exemple) signifie un site dont le contenu est « vérifié », ou qui ne savent pas ce qu’est un site officiel, ni comment le reconnaître. De toute façon, leur scepticisme à l’égard des contenus jugés officiels (…ou de la TV, assimilée au pouvoir (8)) est à peu près total, et inversement proportionnel à leur absence de méfiance face aux contenus web et surtout vidéo.
Le passage par l’épreuve de la vérification des sources et par celle de la confrontation dépassionnée dissipe l’ébriété et désamorce le chahut provocateur, faisant apparaître les discours enflammés pro-complot pour ce qu’ils sont chez nombre de ces jeunes : un rôle (9) dans le théâtre des confrontations intergénérationnelles. Performance carnavalesque plus qu’acte de résistance, leur contribution à la critique sociopolitique relève sans doute d’une forme de (mauvais) spectacle ou de pop art, sinistre et glauque.
Par ailleurs, et c’est un point largement négligé par la plupart des commentateurs, la flambée inquiétante des thèmes complotistes est à comprendre dans le contexte d’une fictionnalisation généralisée. J’entends par « perfusion fictionnelle » l’omniprésence quantitative (en heures de consommation de séries, animes et jeux scénarisés) et qualitative (en importance pour le vécu des sujets) des récits dans notre culture hypermoderne. Pour bon nombre de collégiens, et même encore de lycéens, la consommation de jeux représente souvent, non pas un simple loisir, mais une activité quasi à plein temps (10), qu’ils ou elles (surtout ils) considèrent comme ce qui est le plus important dans leur vie (après la famille, mais loin devant l’école). Au lycée, c’est souvent la consommation de séries qui prend le relais, ou plutôt se surajoute à la pratique des jeux, le visionnage d’animes restant très important. Il ne s’agit pas ici de porter un jugement, positif ou négatif, sur ces pratiques, mais de comprendre à quel point elles peuvent structurer le regard des ados, voire, bien au-delà de l’adolescence, des sujets hypermodernes : les « adultes » (mais qui dira à partir de quand on sort de l’adolescence aujourd’hui ?) ne sont pas en reste quant à l’utilisation de Netflix, voire la pratique vidéoludique.
Or l’analogie entre fictions et théories du complot n’a rien d’anecdotique : s’il a été souvent relevé que les dernières étaient semblables à des récits de fiction, il faut ajouter que cette relation est réversible, de très nombreux récits, des mangas aux séries les plus regardées en passant par les scénarios de jeux, comportant des motifs complotistes. Est-ce à dire que les jeunes auraient perdu le sens de la réalité, qu’ils seraient en proie à une forme de psychose généralisée ? Les travaux de Serge Tisseron sur les écrans (12) ont eu raison de tels préjugés ; les choses sont plus complexes en effet. Plutôt qu’une épidémie de paranoïa, le succès des « fake news » pourrait être le symptôme d’un désir de prolonger l’insouciance propre au monde enchanté de l’adolescence, chez des jeunes par ailleurs tout à fait conscients des contraintes cruelles de la normativité sociale. Comme la consommation effrénée de jeux vise à renvoyer à plus tard les exigences scolaires, sans pour autant l’occulter complètement, le goût pour les conspirations obéit au même type de déni, comme quand on éteint son réveil le matin. En cultivant les thèmes évidemment populaires des Illuminati ou des groupes mystérieux agissant dans l’ombre, les fictions mainstream utilisent des ficelles bien connues de la narratologie. Les promoteurs des sites antivax ou Q-Anon surfent sur les mêmes procédés de storytelling : leur public a le sentiment de continuer à jouer, comme on laisse, par paresse, l’épisode suivant de la série se lancer automatiquement.
Le plus illustre des universitaires anticomplotistes, Umberto Eco, a passé sa vie à traquer les ressorts narratifs des histoires de complots : dans Le Pendule de Foucault (1988), il mêle à plaisir et d’une manière délirante tous les motifs ésotériques, des Templiers aux francs-maçons en passant par les Jésuites et les cathares, dans une épopée troublante dont le lecteur ressort à la fois dégoûté et fasciné. S’agissant d’une œuvre romanesque, il n’est évidemment pas question de jugement sur ces discours, dont cependant le caractère parfaitement bouffon suffit à dénoncer l’inconsistance, sans compter les prises de position très claires d’Eco dans ses ouvrages théoriques et ses engagements personnels. Cependant, lorsqu’en 2011 il publie le Cimetière de Prague, une nouvelle somme romanesque sur le complot, cette fois centrée sur l’antisémitisme de la fin du XIXe siècle, un seuil semble franchi. Certes, les propos des personnages (la plupart réels, sauf le principal protagoniste) sont toujours aussi délirants et grotesques ; mais l’immersion durable dans un tel cloaque, sans que rien ne vienne faire barrage au flux de propos haineux, laisse une impression de grand malaise. Comment interpréter un récit qui se donne comme roman, tout en étant nourri de références historiques exactes aux mouvements antisémites européens de l’époque des Protocoles des Sages de Sion ? Eco, par ailleurs signataire du manifeste de l'association Sinistra per Israele [La gauche pour Israël], a également préfacé l’album graphique de Will Eisner Le Complot, l’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion (2005) préface qu’il termine ainsi : « on se doit de combattre le Grand Mensonge et la haine qu’il répand » (13). Pour autant, des critiques se sont fait jour, d’abord au sein de l’Église catholique, qui, la première, dénonce une complaisance peut-être suspecte, susceptible de piéger le lecteur naïf qui ne serait pas en mesure de faire la part du contrat de lecture propre à un récit de fiction (14). Le « pacte fictionnel » propre au récit romanesque repose en effet, sur une convention tacite, jamais clairement explicitée par les romanciers, et souvent brouillée à dessein, comme c’est le cas chez Eco. La « suspension de l’incrédulité », par laquelle on accepte d’entrer dans l’univers fictif, et qui permet le plaisir du récit, n’est pas censée valoir une fois le livre reposé, ou l’écran éteint. Mais il arrive que les fictions nous hantent et que le cadre narratif se délite.
Comment justifier cette avalanche d’élucubrations jamais remises en cause, jamais rééquilibrées par un personnage positif ? Comme le note Pierre-André Taguieff, « plutôt qu’à un décryptage et à un démontage des accusations mensongères et des stéréotypes antijuifs, c’est à un renforcement des préjugés qu’il risque d’avoir contribué, du moins pour une partie de son lectorat » (15). L’« affaire Eco » apparaît révélatrice d’une porosité entre fiction et réalité qui, pour ne pas être nouvelle, éclaire singulièrement, au-delà de son seul cas, le théâtre d’ombres de notre hypermodernité. Eco n’aura cessé, à travers toute son œuvre, théorique comme romanesque, de creuser la veine de la confusion généralisée du pacte fictionnel : à l’heure de l’effondrement des grands récits et de l’érosion de la plupart des idéologies issues des siècles antérieurs (des Lumières au marxisme en passant par le républicanisme laïc), la surabondance des informations non triées donne le vertige et efface les repères. La vérité se distingue mal de l’illusion, et le roman, qui depuis les origines (Don Quichotte) prospère sur un certain goût de la mystification, mais aussi une relecture des mythes (16), devient le genre majeur, trouble à souhait, porteur de la vanité de l’illusion référentielle.
Faut-il, dès lors, réduire les propos conspirationnistes à un donquichottisme ludique ? Bien sûr que non : la vigilance face aux dérives, bien réelles, des théories du complot, dans leurs répercussions politiques, reste plus que jamais de mise. Il faut donc, comme l’a fait d’ailleurs Eco, dénoncer avec la plus grande vigueur les propos négationnistes et les appels à la haine. Mais pour toute une frange du public, ni militante ni politisée, la portée des thèses anti-système n’est pas de cet ordre, et les prophylaxies institutionnelles se trompent parfois de cible : plus qu’un acte de mobilisation, il s’agirait, en tout cas chez les ados que j’ai pu rencontrer, d’une forme de rêve éveillé qui vise à différer un peu plus longtemps le passage à l’âge adulte, comme s’ils disaient « laisse-moi jouer encore un peu ». Un jeu à haut risque : c’est précisément dans cette zone intermédiaire entre enfance et âge adulte, jeu et sérieux, toute-puissance fantasmée et réalité, que les pires cauchemars peuvent prendre naissance. Le travail pédagogique suppose ici bien autre chose qu’une rectification des « biais cognitifs ». Un accompagnement global, un « prendre soin » des adolescents, notamment à partir des « mythes » contemporains qu’ils s’approprient, au moment où ils entrent dans un monde de plus en plus confus et inquiétant, où les adultes eux-mêmes semblent avoir perdu leurs repères.
Biographie :
Julien Cueille est professeur de philosophie en lycée chargé de cours à l'Université Montpellier 3 et psychanalyste. Il fait part de son expérience de terrain dans Le Symptôme complotiste, Aux marges de la culture hypermoderne (Eres, 2020) et dans Mangas, sagas, séries, les nouveaux mythes adolescents. Devenir soi-même par la fiction (Eres, 2022).
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