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Publié le 2 février dans le Point
Le professeur Uzi Rabi, directeur du Centre Moshe Dayan d'études moyen-orientales et africaines de l'université de Tel-Aviv, dénonce la polémique lancée par des intellectuels de pays arabes contre la grande exposition sur les Juifs d'Orient en cours à l'Institut du monde arabe (1), à Paris. Plusieurs dizaines d'écrivains, artistes, cinéastes arabes ont signé une pétition dénonçant ce qu'ils voient comme une tentative malvenue de normalisation avec l'État d'Israël. Dans sa réponse transmise au Point, le professeur Uzi Rabi dément toute intention de marginaliser la lutte palestinienne et salue une exposition qui a le mérite de montrer que les juifs faisaient bien partie intégrante du Moyen-Orient depuis l'Antiquité. Voici son texte :
« Ces dernières semaines, certains intellectuels arabes ont exprimé de vives critiques à l'égard de l'exposition “Juifs d'Orient, une histoire plurimillénaire”, à l'Institut du monde arabe. Malheureusement, ils ne font pas référence à l'exposition elle-même. Au lieu de se concentrer sur les différentes pièces de l'exposition et de revenir sur la situation des communautés juives qui vivaient à l'époque en terre arabe, ils analysent les événements à travers l'unique prisme du conflit israélo-palestinien. La discussion est ainsi confinée à une vision paradigmatique pour qui les juifs et les sionistes sont une seule et même entité et qui définit les communautés juives des pays arabes comme un facteur hostile en raison de leur identification à Israël.
Un prisme réducteur
Le but de l'exposition est justement de dissiper ce mythe politique et de mettre en lumière les chapitres oubliés de l'histoire des Juifs des pays arabes, une histoire constamment marginalisée et trop souvent restée dans l'ombre d'un récit dominé par le conflit israélo-palestinien. L'exposition s'inscrit dans le large effort intellectuel qui s'est renforcé au cours de la dernière décennie, et qui vise à mettre en lumière les “zones d'ombre” de l'histoire juive dans les pays arabes.
Bien que certains de ces intellectuels, comme Elias Khoury, indiquent que les juifs faisaient partie intégrante du monde culturel, social et politique des pays arabes, leur affirmation selon laquelle la déportation des Juifs des pays arabes serait le résultat de la coopération entre Israël et les régimes arabes non démocratiques est biaisée. Cette explication ignore les circonstances historiques de l'époque. Israël a organisé les opérations de sauvetage des juifs de pays tels que le Yémen, le Maroc et l'Irak, dont la situation sociale et politique, dans les années postérieures à la création de l'État d'Israël, ne permettait plus à ces juifs de mener une vie normale. Au cours de ces années, les Juifs des pays arabes furent victimes de discriminations, d'expropriations de biens, et la cible d'appels à la violence.
La tragédie dont ils furent victimes est une question délicate et controversée. Qu'il s'agisse d'un départ collectif ou d'une “Nakba juive”, l'une des résultantes principales de cette question est la reconnaissance même de l'idée que les juifs ne sont pas un corps étranger au Moyen-Orient, mais qu'ils font bien partie intégrante de la région. Ils contribuèrent à la fondation des pays arabes et les considéraient bien souvent comme leur patrie. La reconnaissance de ce lien est, entre autres, l'un des objectifs de cette exposition.
Les accords d'Abraham [engageant un processus de normalisation entre Israël et quatre pays arabes en 2020, NDLR] ont donné un nouvel élan à la recherche sur le sujet des communautés juives en terre arabe. Il serait erroné de voir dans les efforts qui visent à redécouvrir l'histoire juive au Moyen-Orient un moyen de marginaliser la lutte palestinienne. Appréhender l'histoire de la région uniquement à travers le prisme du conflit israélo-palestinien est l'approche qui a causé, entre autres, l'oubli de l'histoire juive dans les pays arabes et la transformation de ces juifs en ennemis étrangers.
L'utilisation de slogans classiques de la propagande antisioniste empêche toute discussion sérieuse sur le sujet. À l'inverse, il peut être beaucoup plus pertinent d'analyser et de mettre en perspective les changements qui se sont produits au fil des années au sein de la population palestino-israélienne (ou arabe israélienne). Ainsi, il est possible de constater que la population israélo-palestinienne qui était maintenue sous régime militaire pendant les deux premières décennies après l'indépendance d'Israël est devenue, au fil du temps, partie intégrante de la vie du pays. Ses représentants sont aujourd'hui actifs dans le milieu universitaire, éducatif, dans l'économie, et même dans les rangs de l'armée.
« Parfum de changement au Moyen-Orient »
Les relations entre l'État et la population arabe en Israël sont encore aujourd'hui explosives et tendues. Les accusations, à l'encontre des différents gouvernements israéliens, concernant le manque d'investissement de longue date dans de nombreux secteurs de la société arabe sont vraies. Cependant, la population arabe ne se trouve désormais plus en marge de la politique ou de la société israélienne. Au contraire, l'intégration politique de ses représentants dans les institutions gouvernementales, que ce soit à travers des partis sionistes ou des partis arabes, sert de levier au développement sans précédent du niveau de vie du secteur arabe en Israël. Par ailleurs, la culture arabe est aujourd'hui présente à tous les niveaux de la société israélienne et de nombreux Israéliens sont exposés à la richesse de la création culturelle en langue arabe. L'intérêt croissant de la population israélienne pour la poésie, la musique et la littérature du monde arabe se reflète aussi dans l'accessibilité actuelle des médias et des chaînes de télévision en langue arabe en Israël.
Le but de l'exposition est de présenter aux publics juif et arabe, y compris en Israël, et à la société arabe en général, le débat sur les “juifs qui vivaient autrefois ici”. Un nouveau discours sur ce sujet est mis en avant ces deux dernières années. Il porte en lui une énergie positive et bénéfique, ce qui lui permet d'aborder plus facilement les questions sensibles et controversées des événements des années 1940, 1950 et 1960. Il permet aussi d'examiner la complexité de cette réalité à travers de nouveaux points de vue. Il y a un parfum de changement au Moyen-Orient et les accords d'Abraham et de normalisation en sont une des meilleures expressions. »