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Published on 5 November 2013

Le cahier de Susi

Un visage diaphane illuminé par deux yeux sombres, deux nébuleuses renvoyant les pulsations du temps, lumière pulsée de myriades d’étoiles.

Il reste malgré le travail d’exception de certains historiens, une dimension lancinante d’incompréhension face à la Shoah

La raie tracée dans les cheveux coupés aux oreilles rejoint l’arc du nez d’enfant court et droit.

 

Les sourcils déjà longs comme ceux d’une femme donnent au regard un charme étrange, précoce.

 

La bouche suit ces yeux d’un autre âge et sourit à peine. Elle est belle et elle est intelligente. Souvent l’instituteur lui donnait 9 sur 10 et la gratifiait d’un « Bien » dans la marge. La main sur le papier glacé effleure instinctivement son visage comme si elle était encore en vie. Susi Feldsberg.

 

« Je ne mourrai pas, mais je vivrai », soutient le psalmiste.

 

Fallait-il seulement éprouver cette promesse millénaire ? En quittant Grenoble-ville refuge- pour affronter le Lot-et-Garonne de ses racines Guillaume Ribot brise le silence et lève les scellés du secret avant de partir sur « la route expiatrice de toutes ces vies arrêtées ». Et pour cela, c’est d’abord vers la sienne qu’il a dû se tourner.

 

Une histoire de boîte à photos, de cahier d’écolière d’un autre temps, planqué dans un tiroir que l’on ouvre à l’occasion pour le montrer aux enfants faibles en orthographe, une histoire d’hommes et de femmes en prise avec la mort, une histoire de France en 1942.

 

Le 16 février de la même année, dans la dictée de Susi on lit : « La France plus heureuse que d’autres pays n’a pas jusqu’à présent manqué de pain ». Préoccupation première des Français sous l’occupation : le pain quotidien.

 

Plus loin, l’instituteur dénonce le marché noir en dictant à ses élèves : « Qui fraude dix kilogrammes de blé privera de pain pendant trois jours, onze Français. Frauder sur le blé ou sur le pain est une trahison envers la patrie », message reçu sous la mention « vu et pris connaissance » et signé par chaque parent. Le père de Susi s’appelait Armin.

 

En 1942, quand la France tremble de manquer de pain, Susi Feldsberg a 11 ans. Née à Prague dans une famille juive le 7 janvier 1931, elle est en France depuis trois ans seulement et s’exprime déjà dans un français sans faute quand bien même son instituteur lui reproche parfois des « formules de style défectueuses ». Sait-il aussi bien manier le tchèque ?

 

Elle aime les crayons de couleur et les petits dessins, les oiseaux en particulier.

 

Il est né à Nîmes en 1971 et il a trois enfants, trois filles. Il aime les dessins et les couleurs lui aussi, à s’en tatouer la peau. Il est photographe et ses pérégrinations l’ont mené aux confins de l’Europe là où les Juifs ont été assassinés massivement puis entassés dans des fosses communes que les chercheurs s’appliquent à localiser. Cet Est là, celui de « la non-présence » des Juifs d’Europe (1), Guillaume Ribot l’arpente comme un chemin pris à rebours. Il croit avoir toujours su inconsciemment ce qui s’est passé dans cette ferme familiale du Lot-et-Garonne… Mais s’il cherche, c’est précisément parce qu’il sait qu’il ne sait pas. Il s’en va sur fond de guitare électrique ; Susi Feldsberg perchée sur ses épaules. Un poids plume multiplié par 1,5 millions (2) ;  sur les épaules de Ribot, sur les épaules d’un géant.

 

Prague, Vienne, la Belgique, la France puis Auschwitz sont les étapes du destin transeuropéen de la famille Feldsberg. Dans chacun de ces endroits, Guillaume Ribot tente de repriser le tissu déchiré en procédant notamment à des recherches administratives qui livrent parfois des adresses, des visages, des signatures et même des empreintes digitales. Il sait aussi aller chercher la parole au cœur des villages, il enquête du terrain de rugby à la salle de Loto. Là un habitant se souvient qu’Elise la sœur de Susi était jolie, ici une femme s’insurge encore du traitement indigne qu’infligeait M. Suissa à Armin Feldsberg : « C’est un juif, il faut qu’il travaille ! » hurlait-il. M.Suissa était juif lui aussi… « Et le monde, comme l’horloge du quartier juif de Prague, tourne éperdument à rebours. » (3)

 

Il reste malgré le travail d’exception de certains historiens, une dimension lancinante d’incompréhension face à la Shoah. Ribot la confie devant l’emplacement du Bunker 1 à Birkenau où Susi a été gazée en septembre 1942, là « dans le noir, entre quatre murs » elle a tout ignoré de sa propre mort : où qui comment et pourquoi ?

 

Des documents comme celui que propose Guillaume Ribot sont autant de clés qui permettent d’accéder à une compréhension claire de l’évènement. L’histoire de la famille Feldsberg s’inscrit dans une histoire de l’Europe qui surplombe voire écrase les destins individuels. Restituer l’un d’entre eux c’est concourir à l’écriture de l’histoire globale. En cela, la ville de Grenoble s’est déjà remarquablement illustrée (4). Le CDRP de Grenoble poursuit à son tour cette politique éducative efficace en éditant le Cahier de Susi. Le coffret qui comprend un fac-similé du cahier, des documents d’archives numérisés ainsi que le film semble à l’évidence être un support pédagogique particulièrement précieux. Mais c’est peu de le considérer uniquement comme tel, car pourquoi passer sous silence les sillons d’humanité qui parsèment ce beau film ? Rares sont ceux qui auscultent l’histoire et transcendent sa froideur. Il faut un supplément d’âme pour y parvenir, une énergie à la Ribot : la fureur de vivre.

 

Stéphanie Dassa

 

Notes :

(1)Cette expression revient à Iannis Roder, professeur agrégé d’histoire et responsable des formations au Mémorial de la Shoah

(2)Un million et demi d’enfants juifs a été assassiné durant la Shoah

(3)Blaise Cendrars La prose du Transsibérien

(4)Sur ce sujet, voir les travaux de l’historien Tal Bruttmann  

 

Le cahier de Susi est disponible notamment sur le site http : //www.sceren.com

Contact presse : Jérôme Escalon

 jerome.escalon@ac-grenoble.fr

Disponible également sur le site de la librairie du mémorial de la Shoah : http://librairie.memorialdelashoah.org