Tribune
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Published on 21 May 2012

« Holocauste » ne se dit pas en russe

Blondes, belles et volubiles, les jumelles Evguénia et Ksénia Karatyguine, 19 ans, ont récemment fait un passage remarqué sur le plateau de l'émission "Divinement belles". Il s'agit d'un jeu télévisé, un quizz diffusé par Mouz-TV, la chaîne la plus populaire chez les moins de 20 ans. Montées à Moscou de leur province de Vladimir pour y faire leurs études universitaires, les jumelles, qui vivent de petits boulots, espéraient bien décrocher la timbale.

"Qu'est-ce que l'Holocauste ?", interroge l'animatrice. "C'est quelque chose comme des fournitures de bureau... », amorcent Ksénia, hésitante. Evguénia est plus catégorique : "C'est une colle pour papiers peints." Consultée à 12 000 reprises sur YouTube, la bévue des soeurs Karatyguine serait-elle révélatrice des lacunes dans l'enseignement de l'histoire en Russie ?

 

Alla Gerber, 80 ans, qui dirige le Centre de recherche et d'éducation sur l'Holocauste à Moscou, en est toute retournée. Sitôt après l'émission, elle est allée à la rencontre des deux soeurs, "des filles bien élevées, brillantes dans leurs études", qui ont sans doute manqué d'"informations sur le sujet, à la maison comme à l'école". Elle est chagrinée par le fait que le carcan idéologique soviétique soit resté intact, vingt ans après l'effondrement de l'URSS.

 

Niché au coeur d'une école musicale du vieux Moscou, le Centre qu'elle dirige existe depuis 1992, mais "c'est seulement tout récemment que nous avons pu obtenir quelques lignes sur l'Holocauste dans les manuels scolaires. Quelques professeurs d'histoire évoquent le sujet de leur propre initiative. Mais en réalité, rien n'a changé. À l'époque de Staline, il était interdit d'en parler, c'est la même chose aujourd'hui ", déplore-t-elle.

 

Alors que la Russie a célébré en grande pompe, le 9 mai, l'anniversaire de la victoire de l'URSS sur l'Allemagne nazie, il est frappant de constater combien des pans entiers de cette période restent méconnus. La télévision a beau diffuser en boucle des documentaires ou des films romancés sur le rôle de l'armée, les souffrances des civils, les exploits de Staline, rien n'est jamais dit sur la nature du régime nazi.

 

L'historien Nikita Petrov rappelle que le régime soviétique aimait rester dans le flou : "Les victimes étaient décrites comme de paisibles citoyens soviétiques ; pas question de mentionner les Juifs." Il en était ainsi sur tout le territoire de l'URSS, et dans les autres pays du glacis soviétique. Il fallut attendre l'écroulement du système, en 1991, pour que les choses commencent à changer. Membre fondateur de Mémorial, l'association de défense des droits de l'homme fondée par Andreï Sakharov (1921-1989), ce spécialiste de la période stalinienne assure qu'en Russie "les crimes du IIIe Reich, comme ceux commis par Staline, n'ont jamais vraiment été révélés".

 

Pris au dépourvu par l'attaque allemande sur l'URSS, le 22 juin 1941, Staline, au nom de la résistance à l'envahisseur, accepta la création du Comité antifasciste juif (CAJ). Correspondants de guerre, les écrivains Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman s'attelèrent dès 1943 à la rédaction du Livre noir, un énorme recueil de témoignages sur les atrocités commises par les Allemands sur les Juifs d'Ukraine, de Biélorussie, de Moldavie, de Russie.

 

Une fois la guerre terminée, Staline, toujours en quête d'ennemis, lança une nouvelle vague de purges. Le Comité antifasciste fut dissous. Son président, l'acteur Solomon Mikhoels, fut assassiné par la police secrète, ses militants furent arrêtés et exécutés. Le Livre noir fut interdit. Le stalinisme triomphant reprocha à Ehrenbourg et à Grossman d'en avoir trop dit sur les Juifs et pas assez sur les autres victimes de l'hitlérisme. Enfoui sous la censure et l'oubli, le Livre noir dut attendre 1993 pour être édité à Vilnius, en Lituanie.

 

Cette omission est d'autant plus troublante que les plus grandes fosses communes se trouvent dans les pays de l'ex-URSS. "Sur 6 millions de Juifs exterminés pendant la guerre, 3 millions l'ont été sur le territoire soviétique. Ils étaient fusillés et jetés dans des fosses aux yeux de tous, alors qu'en Europe occidentale on les déportait pour les massacrer loin des regards. L'antisémitisme était bien ancré, il y avait un soutien des populations ", rappelle Alla Gerber.

 

La tentation est grande de revenir à la version soviétique de l'Histoire. À Rostov-sur-le-Don, à 1 200 kilomètres au sud de Moscou, la municipalité vient de faire disparaître la plaque commémorative installée à proximité du lieu-dit "la Fosse du serpent" où pratiquement tous les Juifs de la ville furent assassinés, le 12 août 1942, soit plus de 20 000 personnes. Parmi les victimes - et fusillée avec ses deux filles -, figurait Sabina Spielrein, l'une des premières femmes psychanalystes, qui a été l'élève et la maîtresse de Jung ; la biographie de cette femme hors du commun a été portée à l'écran en 2011 par David Cronenberg dans « A Dangerous Method ».

 

Qu'est-ce qui a bien pu pousser les autorités de Rostov à faire disparaître le panneau installé en 2004, avec pour effet que les victimes juives ont été englobées dans la terminologie soviétique de "population civile" ? Alla Gerber a bon espoir de "rétablir la vérité". Cette démocrate de la première heure, proche du premier président russe Boris Eltsine (1931-2007), veut croire que les mentalités évoluent. "Dans la Russie de Poutine, l'antisémitisme n'est guère de mise dans le discours officiel, au contraire", dit-elle. D'ailleurs son Centre reçoit une subvention du Kremlin.

 

Elle concède toutefois la persistance chez l'"homme de la rue" d'"une grande ignorance sur ce sujet". Dans l'inconscient collectif, la vision de la Seconde Guerre mondiale s'articule autour de l'idée d'"une victoire par le sang". Et puis, juste après l'écroulement de l'empire soviétique, "les gens ne savaient pas à quoi se raccrocher. Il y avait un grand vide, plus d'idées, plus de valeurs". Dès lors, la population a redoublé de fascination pour l'image de l'homme fort : "C'est ce que les gens ici retiennent d'Hitler et de Staline."

 

L'engouement pour le macho en uniforme, l'espion discipliné et dévoué à la cause, a été exalté tout au long des années 1970 avec la diffusion du feuilleton télévisé dix-sept moments du printemps. La série, qu'aucun Russe n'aurait voulu manquer en cette époque de vaches maigres dans le divertissement, racontait les aventures de Max Otto von Stirlitz, agent soviétique infiltré chez les nazis. "Les nazis y étaient montrés sous un jour attirant. Müller, le chef de la Gestapo, apparaissait comme un personnage positif. Visuellement, c'était bien fait, de beaux uniformes, des héros soucieux de l'ordre et de la discipline. En revanche, rien ne filtrait sur le vrai visage de la dictature nazie", se rappelle Alla Gerber.

 

De cet amour de l'ordre et de l'uniforme, il est resté quelque chose. Ainsi Roman, 21 ans, journaliste à Krasnoïarsk, en Sibérie, cite Josef Goebbels à l'envi dans ses articles. Le père de la propagande nazie est son auteur de référence. "Comme disait Goebbels, quand on s'adresse aux masses il faut simplifier et répéter ", pérore-t-il. Il n'est pas le seul à être fasciné par Goebbels. La Toile regorge de sites et de forums qui vantent Hitler, la supériorité de la race blanche et la discipline nazie. N'est-il pas paradoxal que les idées du national-socialisme aient une telle résonance dans le pays qui a payé le plus lourd tribut - 27 millions de morts - à la lutte contre le nazisme, entre 1941 et 1945 ?

 

Tentée par la réhabilitation de Staline, la Russie affiche une attitude plutôt souple en matière d'enseignement de l'histoire à l'école. Après l'effondrement de l'URSS, il a bien fallu éditer de nouveaux manuels. Ils ne manquent pas. Les enseignants du secondaire - la Seconde Guerre mondiale est au programme de seconde - sont libres de choisir parmi 49 ouvrages recommandés par le ministère de l'Éducation. Ils peuvent aussi travailler à partir de documents sélectionnés par eux-mêmes.

 

Le manuel préféré des professeurs est l'Histoire de la Russie au XXe et au début du XXIe siècle (éd. Prosvechtchénié, 2010) des historiens Alexandre Danilov, Lioudmila Kossoulina et Maxime Brandt. L'ouvrage fait la part belle à Staline, qui a offert "à la population une perspective attirante : l'édification rapide de la société la plus juste au monde", tout en rattrapant "le retard qualitatif de l'appareil de production", ce qui contribua à faire de l'URSS "une grande puissance industrielle".

 

Le terme Holocauste y figure, sans plus d'explications. L'ouvrage évoque "des camps d'extermination pour les militaires prisonniers et les Soviétiques qui n'obéissaient pas aux décisions du pouvoir allemand". "Les Juifs, les Tsiganes et autres peuples "inférieurs" étaient soumis à une totale extermination ", est-il indiqué. L'évocation des camps d'extermination occupe à peine deux paragraphes d'un livre de 384 pages, alors que la "vie spirituelle des années 1930" est déclinée sur tout un chapitre.

 

Irina Kochetchkina, 50 ans, professeur d'histoire au lycée n° 287 de Moscou, utilisent ce manuel. Elle reconnaît que l'extermination des Juifs est peu évoquée, ce qui est normal à ses yeux. "Toutes les nationalités ont souffert d'Hitler. Pourquoi devrait-on diviser les victimes en 1re et 2e catégorie ? Pourquoi devrait-il y avoir un paragraphe à part sur le génocide des Juifs dans nos manuels ? ", s'insurge-t-elle.

 

L'enseignante est catégorique : "L'accent est mis sur la Grande Guerre patriotique [terme officiel désignant le second conflit mondial], c'est bien naturel. Le malheur, c'est que même ce sujet n'intéresse guère les lycéens. Ils sont cyniques, passent leur temps sur Internet, n'ont aucune attirance pour l'Histoire. En famille, ils ne parlent pas de la guerre, il n'y a pas le respect d'autrefois, alors forcément l'intérêt décroît."

 

Pour Evgueni Bounimovitch, qui s'occupa longtemps du dossier éducation au conseil municipal de Moscou, il faut raison garder : "A l'époque de l'URSS, il y avait un antisémitisme d'État, alors, forcément, on n'en parlait pas. Le terme Holocauste est mal connu. Un Russe peut donc être au courant du massacre des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale sans connaître ce mot." Cet homme raffiné, poète à ses heures, reconnaît deux problèmes : la pléthore des manuels d'histoire et la qualité des enseignants. "Les professeurs sont âgés. Ils enseignaient déjà à l'époque soviétique, donc, machinalement, ils ont tendance à parler des sujets qu'ils connaissent plutôt que d'aborder les nouveaux thèmes."

 

L'enseignement de l'histoire en Russie est parfois déroutant. Au MGIMO qui forme les futurs diplomates, un professeur de géopolitique passe et repasse en boucle à ses élèves des films où les attentats du 11 septembre 2001 sont comparés à l'incendie du Reichstag.

 

C'est exactement comme si les élèves de Science Po, à Paris, devaient potasser la théorie du complot, selon laquelle les États-Unis ont organisé les attentats du 11-Septembre.