Tribune
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Publié le 4 Février 2013

Soixante ans de parti-pris intellectuel français contre Israël

 

Manfred Gerstenfeld interviewe Simon Epstein - adaptation : Simon Epstein & Marc Brzustowski.

 

Simon Epstein enseigne à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Il est l’ancien directeur de son Centre International Vidal Sassoon d’Études de l’Antisémitisme. Depuis 1982, Epstein a publié divers livres et articles traitant de l’antisémitisme et du racisme.

 

« Depuis de nombreuses années, la France s’est distinguée par de fréquentes diatribes intellectuelles de nature antisémite et par une couverture médiatique hostile à Israël. Les origines de l’antisionisme intellectuel français remontent, pour ainsi dire, à la création de l’État juif. Si l'on veut obtenir une mise en perspective des problèmes actuels, on doit chercher à mieux comprendre l’évolution historique et la nature de l’intellectualisme français ».

 

« Il faut distinguer entre deux sources de l'antisémitisme intellectuel d'extrême gauche en France, celui des communistes et celui des trotskistes. En ce qui concerne les communistes: en novembre 1947, aux Nations Unies, l’Union Soviétique a voté en faveur de la création de l’État juif. Par conséquent, les intellectuels communistes français ont, à l’origine, adopté une attitude positive envers Israël. Quand, quelques années plus tard, l’Union Soviétique a adopté des positions antisionistes et antisémites, le point de vue des communistes français a naturellement suivi ce revirement.

 

« En janvier 1953, le quotidien La Pravda a révélé la nouvelle de l’inculpation de neuf médecins, en grande majorité juifs. Ils étaient accusés d’avoir provoqué la mort de hauts dirigeants soviétiques par des traitements inappropriés et de planifier d’autres ‘assassinats’... On assista alors à un déchaînement de violence verbale de la part du parti communiste français, qui participa avec enthousiasme et détermination à l'intense campagne dénonçant les «crimes» des médecins juifs soviétiques. Le parti mobilisa ses militants dans la dénonciation conjointe du ‘cosmopolitisme juif’ et du ‘sionisme’.

 

« Les intellectuels communistes français convoquèrent un rassemblement de solidarité de grande ampleur, à Paris, pour soutenir la position officielle soviétique contre le ‘complot des Blouses blanches’. Les organisateurs firent en sorte qu'il y ait de nombreux Juifs sur la tribune.  Le message véhiculé par les orateurs était aberrant. Beaucoup d’entre eux expliquaient qu’il était parfaitement logique de considérer que des médecins juifs soient capables d’empoisonner les gens – il suffisait seulement de se souvenir du rôle joué par Mengele à Auschwitz. S’il a pu faire tout ce qu’il a fait, pourquoi, diable, d’autres praticiens n’utiliseraient-ils pas eux aussi le poison ? Un médecin juif était parmi ceux qui ont défendu publiquement ce point de vue. En tant que docteur en médecine, il authentifiait que l’accusation, en soi, n’avait rien d’absurde. Il fondait son raisonnement sur la conduite criminelle des médecins allemands  au cours de la Seconde Guerre mondiale, en déclarant qu’on ne pouvait exclure que des Juifs et, a fortiori, les ‘sionistes’, aient décidé d’empoisonner les dirigeants soviétiques. Quelques années plus tard, il regrettera amèrement ses paroles. Quant aux médecins accusés, ils seront libérés et réhabilités après la mort de Staline, en 1953.

 

« On peut conclure que les intellectuels juifs communistes, tout particulièrement, se sont montrés plus obéissants et plus complaisants que jamais, comme le confirme, à titre d'exemple, le rôle qu'un Maxime Rodinson joua dans cette sinistre campagne de janvier et février 1953...

 

« De nombreux slogans antisémites utilisés au début des années 1950 ont refait surface, lors de campagnes ultérieures, à la suite de la Guerre des Six Jours de 1967. Au fil des ans, les communistes français se sont alignés, ce qui n'avait rien d'étonnant, sur la politique étrangère soviétique. Sans contester ouvertement le droit d'Israël à l'existence, ils ont multiplié les campagnes hostiles en 1967 et en 1973, puis en 1982, lors de la première guerre du Liban, et en 1988, lors de la première Intifada.

 

 « Or c'est au cours de ces années 1980 et 1990 que se produisit la diminu­tion spectaculaire de l'influence poli­tique des com­munistes français. Ceci, sous le double ef­fet d'un facteur intérieur (la restaura­tion de la préémi­nence du parti socialiste, consécutive à l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République, en 1981) et d'un facteur ex­terne (l'effondre­ment de l'empire soviétique en 1990). Réduit à l'état de petit parti, le parti communiste a accentué son antisionisme en application d'une stratégie de survie dont il n'est pas difficile de saisir l'objectif essentiel : séduire ce qui constitue, à ses yeux, le nouveau prolétariat français, à savoir les fils et petit-fils de la grande immig­ration islamo-maghrébine des années 1960 et 1970.

 

« Pour ce faire, les communistes se sont livrés à une surenchère d'anti­sionisme fondée sur la diffusion des affabu­lations les plus primaires, les plus grossières et les plus aptes à soulever l'indignation de la communauté au sein de laquelle ils s'effor­çaient de prendre souche. Leur journal, L'Humanité, propagea avec discipline, dans le passé, toutes les aberrations de l'ère stalinienne : il n'a aucune difficulté, aujourd'hui, à exploiter son expérience ‘an­tisioniste’ passée et à profiter de son savoir-faire en la matière pour déverser sa virulence sur l'État juif, sur ses habitants et sur ceux qui, juifs ou non juifs, le soutiennent. En complé­ment, les com­munistes ne cessent de vitupérer le racisme anti-arabe et ‘l'islamo­phobie’ qui, selon eux, me­na­cent de submerger la société française. Ils prêchent l'in­dulgence judiciaire à l'égard de la criminalité qui fait rage dans les banlieues et les quartiers problématiques. Ils prônent l'aug­mentation des verse­ments sociaux à des­tina­tion des populations issues de l'immigration et situées, bien sûr, au plus bas de l'échelle sociale. Enfin, pour ne pas heur­ter les coutumes et les tra­ditions en vigueur au sein de ces populations, ils se livrent à de scabreux compromis idéo­logiques portant sur le principe d'égalité de l'homme et de la femme, ou sur d'autres prin­cipes fondamentaux qu'ils va­lorisaient autre­fois... Au to­tal, l'anti­sionisme radical n'est pas le seul élément de cette entreprise complexe visant à la con­quête de l'électorat mu­sul­man, mais c'est un élément cen­tral. »

 

Epstein ajoute: « Une deuxième source d'antisionisme mili­tant est à cher­cher dans la progression électorale des trot­skistes au cours des vingt dernières années. Plus les com­mu­nistes déclinent, et plus les trotskistes sont en hausse... Ils ont bénéficié d'une surprenante phase d'expansion, au point qu'ils for­ment au­jour­d'hui, en dépit de leurs divisions, la com­po­sante la plus importante de l'extrême gauche fran­çaise.

 

« Ils pro­pagent un antisionisme qui remonte aux années 1920 et qui n'a jamais été tempéré par les phases de pro-israélisme que les communistes ont connues en 1947 et 1948. Ils sont historiquement libres, peut-on dire, de toute expression de soutien à l'État d'Israël dont ils n'ont jamais accepté l'exis­tence. Comme les com­munistes, et pour des raisons analo­gues, ils pratiquent une course effrénée en direction des secteurs arabo-musulmans de la société fran­çaise. Leur but est clair : remplacer une classe ouvrière qui est en voie de disparition sociologique et qui, dans ses frac­tions résiduelles, est de plus en plus attirée par l'extrême droite et le Front national. Cette stratégie est génératrice d'un antisionisme véhément qui souvent dépasse en férocité celui des commu­nis­tes.

 

« Il est toutefois un facteur qui sépare les communistes des trotskistes et d'autres composantes de l'extrême gau­che française. Ce sont leurs rapports à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah, et ces rapports méritent qu'on les observe en détail.

 

«Les communistes restent attachés à un narratif histo­rique qui, dans ses fondements constitutifs, est un narratif antinazi. Il est vrai que ce narratif passe sous silence les deux années séparant la signature du pacte germano-soviétique (août 1939) de l'agression allemande contre l'URSS (juin 1941). Il est vrai, aussi, que ce narratif a sou­vent tendance à évoquer les ‘vic­ti­mes du fascisme’ en termes généraux sans mentionner que ces victimes étaient juives. Il n'en reste pas moins que l'antinazisme, dans tou­tes ses implications, fait partie de l'héritage idéologique et culturel de plusieurs générations de communistes fran­çais. Nul n'oublie, ainsi, que c'est sur l'initiative d'un député com­muniste, Jean-Claude Gayssot, que fut votée, en 1990, une loi permettant la répression judiciaire de la négation de la Shoah.

 

« Il en va différemment des trotskistes. Ceux-ci sont restés fidèles, pour l'essentiel, au principe de neutralité qui dicta l'attitude du trotskisme français pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce principe de neutralité découlait de l'idée que le prolétariat n'avait pas à prendre parti dans la lutte titanes­que opposant deux impérialismes aussi détes­tables l'un que l'autre : l'impérialis­me allemand et l'impé­rialisme anglo-américain. ‘Ils se valent!’ titra le principal journal clan­des­tin trotskiste lors du débar­quement allié en Nor­man­die, le 6 juin 1944. Cette idée de l'équiva­lence des deux camps en guerre conduisit les trotskistes, dans leur grande majo­rité, à rester à l'écart de la résistance antinazie et à s'ab­stenir de toute activité de lutte contre l'occupant. Certains trotskistes - parmi ceux qui n'étaient pas juifs - versèrent dans la collaboration et le nazisme. Quant à la Shoah, le mathéma­ticien Laurent Schwartz confir­mera, dans ses Mémoires, que les trotskistes furent totale­ment - et même démonstrativement! - indiffé­rents au sort des Juifs en Europe occupée-1-.

 

« Après la guerre, le narratif trotskiste – toutes tendances confondues –restera fidèle à cette thèse de la parité des deux camps impérialistes qui se sont affrontés. Pour que cet­te thèse - dont l'absurdité saute aux yeux - soit cré­dible, pour pouvoir prétendre que Roosevelt et Churchill ne va­laient pas mieux que Hitler et Mussolini, les trotskistes s'interdiront tou­te référence au massacre des six mil­lions de Juifs ainsi qu'aux autres atrocités nazies. Auschwitz, en effet, ruine la thèse de l'équivalence, et la solution sera, tout sim­plement, de faire comme si Auschwitz n'avait pas existé... C'est la raison principale pour laquelle la Shoah - dans les années 1950, 1960, 1970, 1980 - ne figure ni dans les discours, ni dans la presse, ni dans les publications, ni dans les program­mes de formation militante, ni dans les commé­morations des diver­ses frac­tions trotskistes. La Shoah et les hor­reurs hitlé­rien­nes resteront délibérément ignorées des trotskistes, les­quels, en revan­che, n'auront pas de mots as­sez durs pour flétrir - dans les années 1960 - les ‘crimes impardonnables’ com­mis par l'impérialisme américain aux quatre coins du monde...

 

« Il existe une raison secondaire à cette occultation de la Shoah par les trotskistes. Elle découle du fait qu'un nombre impressionnant de dirigeants trotskis­tes - jusque dans les années 1980 - sont eux-mêmes juifs. Ils essaient bien sûr de faire oublier leur iden­tité première en adoptant des patronymes français, mais ces patronymes n'empêchent pas cette réalité d'être connue de tous : des sympathisants comme des enne­mis, des journa­listes comme des politiques. S'abstenir de toute évocation du malheur juif les aide - pensent-ils - à camoufler leur origine et à se poser en authentiques mili­tants interna­tiona­listes... Il n'empêche que l'occultation de la Shoah par les trotskistes répond avant tout à des considérations doctrinales : elle tient à ce que le souvenir d'Auschwitz nuit gravement à leur analyse ‘paritai­re’ et ‘équilibrée’ de la Seconde Guerre mondiale. Certains courants négationnistes seront d'ailleurs originaires de l'ex­trême gauche, et l'extrême droite n'aura pas le monopole - loin de là! - de la négation de l'Holocauste.

 

« Mais attention! Quand elle le juge nécessaire, ou quand le besoin s'en fait sentir, l'extrême gauche française est prête à introduire le génocide hitlérien dans ses thé­matiques et dans ses campagnes publiques. Observons deux cas, lourds de si­gni­fication l'un comme l'autre, et qui procèdent d'une même logi­que.

 

« Le premier cas s'est manifesté lors la réémergence élec­torale de l'ex­trême droite française, dans la foulée des suc­cès initiaux du Front national de Jean-Marie Le Pen, en 1984. La réaction de l'extrême gauche fut d'autant plus vé­hé­­mente que le Front national, tout en déco­chant ses ‘pe­tites phrases’ contre les Juifs, menait cam­pagne contre l'im­migration arabo-musulmane. Plusieurs méthodes furent mi­ses en œuvre pour mobiliser l'opinion contre Le Pen, mais la stratégie qui fut jugée la plus effi­cace, au plan mé­diati­que, et la plus justifiée, au plan poli­tique, fut d'évoquer la Se­conde Guerre mondiale. Le mas­sacre des Juifs fut donc uti­lisé dans l'idée que son souvenir conduira la jeunesse française à comprendre les dangers liés à l'essor d'un parti d'extrême droite. Auparavant indifférents au malheur juif et insensibles à la Shoah, certains intellectuels se mirent soudain à s'indi­gner des atrocités hitlé­riennes, dans le but - fondamental à leurs yeux - de combattre le racisme anti-arabe... Dans l'esprit des trotskistes, et plus géné­ralement dans l'esprit de l'extrême gauche fran­çaise, la Shoah avait enfin trouvé son utilité historique. Elle per­­mettait de flétrir l'ignominie du racisme et donc de pro­téger les com­munautés afro-maghré­bines contre l'ex­trême droite française.

 

« Une deuxième occasion d'exhumer la Shoah de sa non-existence antérieure et de l'introduire dans l'arsenal argu­men­taire trotskiste fut fournie par la première et surtout par la deuxième Intifada. Cette fois, il s'agissait de donner libre cours à un antisionisme radical en expliquant que les Isra­éliens font aujourd'hui aux Palestiniens, en gros, ce que les nazis firent aux Juifs pendant la guerre... Les atrocités nazies remplirent ainsi une nouvelle fonction historique, qui justifiait pleine­ment que la presse d'extrême gauche et les rhétoriques pro-palestinien­nes les évoquent publi­quement, à haute voix et avec toute l'émotion qui s'impose. Elles per­mettaient de retourner la Shoah con­tre les Juifs et de démo­niser les Israéliens, tout en diffusant une vue aberrante et fantasmée du conflit proche-oriental...  L'évocation de la Shoah sert, ici, à défendre les Arabes de Palestine autant qu'elle visait, dans l'exem­ple précé­dent, à proté­ger les Arabes de France. Dans les deux cas, les souffrances juives sont instru­men­­ta­lisées au ser­vice d'une stratégie de com­plaisance à l'égard de la popu­lation arabo-musulmane de France. »

 

Epstein explique que : « La fascination que le Marxisme a exercée sur des secteurs importants de la gauche française attirait un pourcentage bien plus étendu d’intellectuels que n’importe où ailleurs, à l’Ouest, à l’exception probable de l’Italie. Les innombrables déviances de l’intellectualisme français découlent de ses caractéristiques générales, c’est-à-dire, de sa propension à l’extrémisme. L'intellectualisme français prétend incarner une moralité absolue. Il a le sentiment que son analyse est la seule juste. Sa parole se doit d’être radicale et conflictuelle, elle doit désigner des ennemis, elle sait où est le Bien et où est le Mal. Elle n'a ni le sens des positions inter­médiaires ni celui des équilibres nuancés - sauf, nous l'avons vu,  quand elle traite des Allemands et de leurs "équivalents" américains pendant la Seconde Guerre mon­diale.

 

« Une autre caractéristique concerne la façon dont s’exprime l’intellectuel. Le langage qu’il emploie doit être complexe et multiplier les tournures rhétoriques de haute voltige. La pensée décolle de la réalité et s’incarne dans des constructions théoriques qui n'ont plus rien à voir avec la logique des choses. La combinaison de ces particularités génère les déformations et les falsifications intellectuelles les plus grossières. Cet hyper-intellectualisme mène en droite ligne aux stupidités les plus affligeantes.

 

 « Au cours de ce siècle, l’explosion de l'antisémitisme intellectuel s’est grandement élevée en intensité. Le «silence assourdissant» qui entourait au départ, en l'an 2000 et 2001, les incidents antisémites violents s’est accompagné d'une floraison  d’attaques verbales contre Israël. Celles-ci ne font que recycler d’anciennes formules éculées, tirées des campagnes antisionis­tes des périodes précédentes. Des intellectuels réputés ‘modérés’ ont comparé Sharon à Milosevic; les extrémistes l'ont assimilé, purement et simplement, à Hitler. De nos jours, pour traiter du  ‘nouvel antisémitis­me’, il est indispensable de se référer à ces nombreuses décennies d’histoire ».

 

Le Dr Manfred Gerstenfeld est membre du Conseil d’Administration du Centre des Affaires Publiques de Jérusalem, qu’il a présidé pendant 12 ans. Il a publié 20 ouvrages. Plusieurs d’entre eux traitent d’anti-israélisme et d’antisémitisme.

 

Note:

1. Laurent Schwartz, un mathématicien aux prises avec le siècle, Odile Jacob, 1997, p.217.