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« Depuis de nombreuses années, la France s’est distinguée par de fréquentes diatribes intellectuelles de nature antisémite et par une couverture médiatique hostile à Israël. Les origines de l’antisionisme intellectuel français remontent, pour ainsi dire, à la création de l’État juif. Si l'on veut obtenir une mise en perspective des problèmes actuels, on doit chercher à mieux comprendre l’évolution historique et la nature de l’intellectualisme français ».
« Il faut distinguer entre deux sources de l'antisémitisme intellectuel d'extrême gauche en France, celui des communistes et celui des trotskistes. En ce qui concerne les communistes: en novembre 1947, aux Nations Unies, l’Union Soviétique a voté en faveur de la création de l’État juif. Par conséquent, les intellectuels communistes français ont, à l’origine, adopté une attitude positive envers Israël. Quand, quelques années plus tard, l’Union Soviétique a adopté des positions antisionistes et antisémites, le point de vue des communistes français a naturellement suivi ce revirement.
« En janvier 1953, le quotidien La Pravda a révélé la nouvelle de l’inculpation de neuf médecins, en grande majorité juifs. Ils étaient accusés d’avoir provoqué la mort de hauts dirigeants soviétiques par des traitements inappropriés et de planifier d’autres ‘assassinats’... On assista alors à un déchaînement de violence verbale de la part du parti communiste français, qui participa avec enthousiasme et détermination à l'intense campagne dénonçant les «crimes» des médecins juifs soviétiques. Le parti mobilisa ses militants dans la dénonciation conjointe du ‘cosmopolitisme juif’ et du ‘sionisme’.
« Les intellectuels communistes français convoquèrent un rassemblement de solidarité de grande ampleur, à Paris, pour soutenir la position officielle soviétique contre le ‘complot des Blouses blanches’. Les organisateurs firent en sorte qu'il y ait de nombreux Juifs sur la tribune. Le message véhiculé par les orateurs était aberrant. Beaucoup d’entre eux expliquaient qu’il était parfaitement logique de considérer que des médecins juifs soient capables d’empoisonner les gens – il suffisait seulement de se souvenir du rôle joué par Mengele à Auschwitz. S’il a pu faire tout ce qu’il a fait, pourquoi, diable, d’autres praticiens n’utiliseraient-ils pas eux aussi le poison ? Un médecin juif était parmi ceux qui ont défendu publiquement ce point de vue. En tant que docteur en médecine, il authentifiait que l’accusation, en soi, n’avait rien d’absurde. Il fondait son raisonnement sur la conduite criminelle des médecins allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale, en déclarant qu’on ne pouvait exclure que des Juifs et, a fortiori, les ‘sionistes’, aient décidé d’empoisonner les dirigeants soviétiques. Quelques années plus tard, il regrettera amèrement ses paroles. Quant aux médecins accusés, ils seront libérés et réhabilités après la mort de Staline, en 1953.
« On peut conclure que les intellectuels juifs communistes, tout particulièrement, se sont montrés plus obéissants et plus complaisants que jamais, comme le confirme, à titre d'exemple, le rôle qu'un Maxime Rodinson joua dans cette sinistre campagne de janvier et février 1953...
« De nombreux slogans antisémites utilisés au début des années 1950 ont refait surface, lors de campagnes ultérieures, à la suite de la Guerre des Six Jours de 1967. Au fil des ans, les communistes français se sont alignés, ce qui n'avait rien d'étonnant, sur la politique étrangère soviétique. Sans contester ouvertement le droit d'Israël à l'existence, ils ont multiplié les campagnes hostiles en 1967 et en 1973, puis en 1982, lors de la première guerre du Liban, et en 1988, lors de la première Intifada.
« Or c'est au cours de ces années 1980 et 1990 que se produisit la diminution spectaculaire de l'influence politique des communistes français. Ceci, sous le double effet d'un facteur intérieur (la restauration de la prééminence du parti socialiste, consécutive à l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République, en 1981) et d'un facteur externe (l'effondrement de l'empire soviétique en 1990). Réduit à l'état de petit parti, le parti communiste a accentué son antisionisme en application d'une stratégie de survie dont il n'est pas difficile de saisir l'objectif essentiel : séduire ce qui constitue, à ses yeux, le nouveau prolétariat français, à savoir les fils et petit-fils de la grande immigration islamo-maghrébine des années 1960 et 1970.
« Pour ce faire, les communistes se sont livrés à une surenchère d'antisionisme fondée sur la diffusion des affabulations les plus primaires, les plus grossières et les plus aptes à soulever l'indignation de la communauté au sein de laquelle ils s'efforçaient de prendre souche. Leur journal, L'Humanité, propagea avec discipline, dans le passé, toutes les aberrations de l'ère stalinienne : il n'a aucune difficulté, aujourd'hui, à exploiter son expérience ‘antisioniste’ passée et à profiter de son savoir-faire en la matière pour déverser sa virulence sur l'État juif, sur ses habitants et sur ceux qui, juifs ou non juifs, le soutiennent. En complément, les communistes ne cessent de vitupérer le racisme anti-arabe et ‘l'islamophobie’ qui, selon eux, menacent de submerger la société française. Ils prêchent l'indulgence judiciaire à l'égard de la criminalité qui fait rage dans les banlieues et les quartiers problématiques. Ils prônent l'augmentation des versements sociaux à destination des populations issues de l'immigration et situées, bien sûr, au plus bas de l'échelle sociale. Enfin, pour ne pas heurter les coutumes et les traditions en vigueur au sein de ces populations, ils se livrent à de scabreux compromis idéologiques portant sur le principe d'égalité de l'homme et de la femme, ou sur d'autres principes fondamentaux qu'ils valorisaient autrefois... Au total, l'antisionisme radical n'est pas le seul élément de cette entreprise complexe visant à la conquête de l'électorat musulman, mais c'est un élément central. »
Epstein ajoute: « Une deuxième source d'antisionisme militant est à chercher dans la progression électorale des trotskistes au cours des vingt dernières années. Plus les communistes déclinent, et plus les trotskistes sont en hausse... Ils ont bénéficié d'une surprenante phase d'expansion, au point qu'ils forment aujourd'hui, en dépit de leurs divisions, la composante la plus importante de l'extrême gauche française.
« Ils propagent un antisionisme qui remonte aux années 1920 et qui n'a jamais été tempéré par les phases de pro-israélisme que les communistes ont connues en 1947 et 1948. Ils sont historiquement libres, peut-on dire, de toute expression de soutien à l'État d'Israël dont ils n'ont jamais accepté l'existence. Comme les communistes, et pour des raisons analogues, ils pratiquent une course effrénée en direction des secteurs arabo-musulmans de la société française. Leur but est clair : remplacer une classe ouvrière qui est en voie de disparition sociologique et qui, dans ses fractions résiduelles, est de plus en plus attirée par l'extrême droite et le Front national. Cette stratégie est génératrice d'un antisionisme véhément qui souvent dépasse en férocité celui des communistes.
« Il est toutefois un facteur qui sépare les communistes des trotskistes et d'autres composantes de l'extrême gauche française. Ce sont leurs rapports à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah, et ces rapports méritent qu'on les observe en détail.
«Les communistes restent attachés à un narratif historique qui, dans ses fondements constitutifs, est un narratif antinazi. Il est vrai que ce narratif passe sous silence les deux années séparant la signature du pacte germano-soviétique (août 1939) de l'agression allemande contre l'URSS (juin 1941). Il est vrai, aussi, que ce narratif a souvent tendance à évoquer les ‘victimes du fascisme’ en termes généraux sans mentionner que ces victimes étaient juives. Il n'en reste pas moins que l'antinazisme, dans toutes ses implications, fait partie de l'héritage idéologique et culturel de plusieurs générations de communistes français. Nul n'oublie, ainsi, que c'est sur l'initiative d'un député communiste, Jean-Claude Gayssot, que fut votée, en 1990, une loi permettant la répression judiciaire de la négation de la Shoah.
« Il en va différemment des trotskistes. Ceux-ci sont restés fidèles, pour l'essentiel, au principe de neutralité qui dicta l'attitude du trotskisme français pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce principe de neutralité découlait de l'idée que le prolétariat n'avait pas à prendre parti dans la lutte titanesque opposant deux impérialismes aussi détestables l'un que l'autre : l'impérialisme allemand et l'impérialisme anglo-américain. ‘Ils se valent!’ titra le principal journal clandestin trotskiste lors du débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944. Cette idée de l'équivalence des deux camps en guerre conduisit les trotskistes, dans leur grande majorité, à rester à l'écart de la résistance antinazie et à s'abstenir de toute activité de lutte contre l'occupant. Certains trotskistes - parmi ceux qui n'étaient pas juifs - versèrent dans la collaboration et le nazisme. Quant à la Shoah, le mathématicien Laurent Schwartz confirmera, dans ses Mémoires, que les trotskistes furent totalement - et même démonstrativement! - indifférents au sort des Juifs en Europe occupée-1-.
« Après la guerre, le narratif trotskiste – toutes tendances confondues –restera fidèle à cette thèse de la parité des deux camps impérialistes qui se sont affrontés. Pour que cette thèse - dont l'absurdité saute aux yeux - soit crédible, pour pouvoir prétendre que Roosevelt et Churchill ne valaient pas mieux que Hitler et Mussolini, les trotskistes s'interdiront toute référence au massacre des six millions de Juifs ainsi qu'aux autres atrocités nazies. Auschwitz, en effet, ruine la thèse de l'équivalence, et la solution sera, tout simplement, de faire comme si Auschwitz n'avait pas existé... C'est la raison principale pour laquelle la Shoah - dans les années 1950, 1960, 1970, 1980 - ne figure ni dans les discours, ni dans la presse, ni dans les publications, ni dans les programmes de formation militante, ni dans les commémorations des diverses fractions trotskistes. La Shoah et les horreurs hitlériennes resteront délibérément ignorées des trotskistes, lesquels, en revanche, n'auront pas de mots assez durs pour flétrir - dans les années 1960 - les ‘crimes impardonnables’ commis par l'impérialisme américain aux quatre coins du monde...
« Il existe une raison secondaire à cette occultation de la Shoah par les trotskistes. Elle découle du fait qu'un nombre impressionnant de dirigeants trotskistes - jusque dans les années 1980 - sont eux-mêmes juifs. Ils essaient bien sûr de faire oublier leur identité première en adoptant des patronymes français, mais ces patronymes n'empêchent pas cette réalité d'être connue de tous : des sympathisants comme des ennemis, des journalistes comme des politiques. S'abstenir de toute évocation du malheur juif les aide - pensent-ils - à camoufler leur origine et à se poser en authentiques militants internationalistes... Il n'empêche que l'occultation de la Shoah par les trotskistes répond avant tout à des considérations doctrinales : elle tient à ce que le souvenir d'Auschwitz nuit gravement à leur analyse ‘paritaire’ et ‘équilibrée’ de la Seconde Guerre mondiale. Certains courants négationnistes seront d'ailleurs originaires de l'extrême gauche, et l'extrême droite n'aura pas le monopole - loin de là! - de la négation de l'Holocauste.
« Mais attention! Quand elle le juge nécessaire, ou quand le besoin s'en fait sentir, l'extrême gauche française est prête à introduire le génocide hitlérien dans ses thématiques et dans ses campagnes publiques. Observons deux cas, lourds de signification l'un comme l'autre, et qui procèdent d'une même logique.
« Le premier cas s'est manifesté lors la réémergence électorale de l'extrême droite française, dans la foulée des succès initiaux du Front national de Jean-Marie Le Pen, en 1984. La réaction de l'extrême gauche fut d'autant plus véhémente que le Front national, tout en décochant ses ‘petites phrases’ contre les Juifs, menait campagne contre l'immigration arabo-musulmane. Plusieurs méthodes furent mises en œuvre pour mobiliser l'opinion contre Le Pen, mais la stratégie qui fut jugée la plus efficace, au plan médiatique, et la plus justifiée, au plan politique, fut d'évoquer la Seconde Guerre mondiale. Le massacre des Juifs fut donc utilisé dans l'idée que son souvenir conduira la jeunesse française à comprendre les dangers liés à l'essor d'un parti d'extrême droite. Auparavant indifférents au malheur juif et insensibles à la Shoah, certains intellectuels se mirent soudain à s'indigner des atrocités hitlériennes, dans le but - fondamental à leurs yeux - de combattre le racisme anti-arabe... Dans l'esprit des trotskistes, et plus généralement dans l'esprit de l'extrême gauche française, la Shoah avait enfin trouvé son utilité historique. Elle permettait de flétrir l'ignominie du racisme et donc de protéger les communautés afro-maghrébines contre l'extrême droite française.
« Une deuxième occasion d'exhumer la Shoah de sa non-existence antérieure et de l'introduire dans l'arsenal argumentaire trotskiste fut fournie par la première et surtout par la deuxième Intifada. Cette fois, il s'agissait de donner libre cours à un antisionisme radical en expliquant que les Israéliens font aujourd'hui aux Palestiniens, en gros, ce que les nazis firent aux Juifs pendant la guerre... Les atrocités nazies remplirent ainsi une nouvelle fonction historique, qui justifiait pleinement que la presse d'extrême gauche et les rhétoriques pro-palestiniennes les évoquent publiquement, à haute voix et avec toute l'émotion qui s'impose. Elles permettaient de retourner la Shoah contre les Juifs et de démoniser les Israéliens, tout en diffusant une vue aberrante et fantasmée du conflit proche-oriental... L'évocation de la Shoah sert, ici, à défendre les Arabes de Palestine autant qu'elle visait, dans l'exemple précédent, à protéger les Arabes de France. Dans les deux cas, les souffrances juives sont instrumentalisées au service d'une stratégie de complaisance à l'égard de la population arabo-musulmane de France. »
Epstein explique que : « La fascination que le Marxisme a exercée sur des secteurs importants de la gauche française attirait un pourcentage bien plus étendu d’intellectuels que n’importe où ailleurs, à l’Ouest, à l’exception probable de l’Italie. Les innombrables déviances de l’intellectualisme français découlent de ses caractéristiques générales, c’est-à-dire, de sa propension à l’extrémisme. L'intellectualisme français prétend incarner une moralité absolue. Il a le sentiment que son analyse est la seule juste. Sa parole se doit d’être radicale et conflictuelle, elle doit désigner des ennemis, elle sait où est le Bien et où est le Mal. Elle n'a ni le sens des positions intermédiaires ni celui des équilibres nuancés - sauf, nous l'avons vu, quand elle traite des Allemands et de leurs "équivalents" américains pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Une autre caractéristique concerne la façon dont s’exprime l’intellectuel. Le langage qu’il emploie doit être complexe et multiplier les tournures rhétoriques de haute voltige. La pensée décolle de la réalité et s’incarne dans des constructions théoriques qui n'ont plus rien à voir avec la logique des choses. La combinaison de ces particularités génère les déformations et les falsifications intellectuelles les plus grossières. Cet hyper-intellectualisme mène en droite ligne aux stupidités les plus affligeantes.
« Au cours de ce siècle, l’explosion de l'antisémitisme intellectuel s’est grandement élevée en intensité. Le «silence assourdissant» qui entourait au départ, en l'an 2000 et 2001, les incidents antisémites violents s’est accompagné d'une floraison d’attaques verbales contre Israël. Celles-ci ne font que recycler d’anciennes formules éculées, tirées des campagnes antisionistes des périodes précédentes. Des intellectuels réputés ‘modérés’ ont comparé Sharon à Milosevic; les extrémistes l'ont assimilé, purement et simplement, à Hitler. De nos jours, pour traiter du ‘nouvel antisémitisme’, il est indispensable de se référer à ces nombreuses décennies d’histoire ».
Le Dr Manfred Gerstenfeld est membre du Conseil d’Administration du Centre des Affaires Publiques de Jérusalem, qu’il a présidé pendant 12 ans. Il a publié 20 ouvrages. Plusieurs d’entre eux traitent d’anti-israélisme et d’antisémitisme.
Note:
1. Laurent Schwartz, un mathématicien aux prises avec le siècle, Odile Jacob, 1997, p.217.