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Mais c’est sans doute ailleurs qu’il faut chercher la raison de ce refus de principe. A la Libération, le Conseil d’Etat n’était pas tant animé par un souci de francisation que par celui de lutter contre les discriminations vécues et subsistantes. Il manifestait ainsi, comme un symptôme, la culpabilité de la France et de ses institutions à l’égard des Juifs français et étrangers pendant la guerre. Après des décennies de silence, de refoulement peut-être, des familles désirent retrouver leur nom d’origine. Un collectif, la Force du nom, a été constitué en 2009 pour interroger et contester d’une part les motifs tirés de la consonance étrangère et, d’autre part, l’application du principe d’immutabilité du nom.
Ce principe de l’immutabilité a été jusque très récemment appliqué sans discernement, sans prise en compte des circonstances historiques qui expliquaient les traumatismes à l’origine des demandes de changement de nom et de francisation. Par ailleurs, cette position apparaît désormais en profond décalage avec les réformes législatives importantes qui, depuis une vingtaine d’années, ont révisé l’état civil, la filiation et notamment modifié les règles d’attribution du patronyme, qui accordent une large place à la volonté individuelle. Si ces changements alignent la France sur la conception libérale qui prévaut le plus souvent à l’étranger, cette libéralisation n’est que partielle car soumise au politique et aux nouveaux centres d’intérêt de l’Etat (sécurisation de l’identité et des titres d’identité, informatisation de l’état civil, etc.).
Surtout, l’usage par le Conseil d’Etat de la notion de consonance étrangère est un alibi douteux qui pose la question de savoir ce qu’est un «nom français» et un citoyen français avec un nom «venu d’ailleurs».
Certains patronymes portés par des Juifs sont-ils moins «français» que bien des noms bretons, basques, corses ou alsaciens ? La question mérite en tout cas d’être posée. Elle renvoie aux récents et calamiteux débats sur l’identité nationale ou encore sur la pureté de la langue française avec pour toile de fond une définition excluant ce qui est autre en chacun de soi.
Depuis quelques mois, l’administration a modifié sa position et donne une suite favorable à ceux qui veulent porter et transmettre le «nom juif» jadis abandonné. Elle semble avoir été sensible à l’argumentaire du collectif la Force du nom selon lequel une réparation pleine et entière doit être faite. Réparation judiciaire marquée dans les années 80 et 90 par les procès Barbier, Touvier et Papon. Réparation politique ensuite en 1995 avec le discours de Jacques Chirac au Vél d’Hiv qui affirmait que la rafle du 16 juillet 1942 avait conduit «la France», et non plus seulement le régime de Vichy, à commettre l’irréparable. Réparation matérielle encore, celle des spoliations dont les Juifs avaient été victimes durant l’Occupation. Et réparation symbolique enfin, avec la possibilité de reprendre son nom juif. «L’entreprise nazie était conçue comme meurtre du Nom : rassembler tous les corps qui répondent au nom juif, nous dit Daniel Sibony, pour qu’en refermant sur eux la porte des camps de la mort ou des fosses communes on obtienne que ce Nom soit sans vie.» Reprendre le nom perdu est, en effet, un symbole réparateur tout autant qu’un acte de fidélité au peuple juif et un refus obstiné de l’effacement. Ce geste manifeste, par-dessus tout, un désir de vie.
Article publié dans Libération du 1er mars 2013.