Tribune
|
Publié le 13 Mars 2013

On ne combat pas le racisme avec de l’antisémitisme

 

Par Joël Kotek, Professeur à l'ULB et enseignant à Sciences Po Paris, Directeur de publication de Regards.

                                                              

Je ne puis qu'être frappé par la façon dont certains antisionistes radicaux empruntent leur langage, leurs fantasmagories et leurs obsessions au discours antisémite des années 30. Mon propos pourrait paraître excessif: à lire « Un certain air de déjà-vu » d'Alain Brossat (téléchargeable en PDF ci-dessous), il ne l'est malheureusement pas. 

 

Non pas que je conteste la très évidente et insupportable montée du racisme anti-musulman (je n'aime guère le vocable islamophobie), mais bien l'absurde et dangereuse thèse que propose l'auteur de l'article. Non content de faire croire que l'antisémitisme aurait disparu et que les musulmans seraient désormais les « nouveaux Juifs » de l'histoire, l'émérite professeur de philosophie n'hésite pas à faire des « anciens Juifs » les responsables des malheurs de l'Islam français. À le lire, en effet, la stigmatisation de l'Islam serait le fait d'un mystérieux groupe d'intérêts lié à Israël. Cherchez bien, l'article ne nous donne en pâture que ce seul groupe-là. Exit l'extrême droite endogène française ! À croire Brossat, le nouvel axe du Mal serait ni plus ni moins piloté depuis... Tel-Aviv. Je le cite: « Tout indique… (s'agissant de) la dimension internationale du phénomène … un nouvel axe ultra-occidental (qui) existe d'ores et déjà en pointillés, susceptibles de réunir, sous la bannière commune de l'activisme anti-islamique ; de la xénophobie décomplexée et du soutien indéfectible à tout ce qu'incarnent l'État d'Israël et ses dirigeants actuels, « patriotes » d'apartheid grandis dans le giron du Front national et partisans fanatiques du « Grand Israël. » Et l'émérite philosophe d'appuyer sa démonstration sur un seul intellectuel « pousse au crime », en l'occurrence Éric Zemmour, posé fort habillement et bien erronément en « soutien inconditionnel des ultras qui président actuellement aux destinées de l'État d'Israël », bref en agent sioniste. Qu'Éric Zemmour soit l'archétype même de l'intellectuel réactionnaire et ultra-conservateur ne fait aucun doute, qu'il ait été coutumier de propos pour le moins douteux ne l'est pas moins. Cela n'en fait pas pour un autant un sioniste et ce contrairement à ce qu'avancent certains sites de la nouvelle droite radicale, antisioniste et propalestinienne, tel Agoravox ou encore Égalité et Réconciliation (Alain Soral). Le fait d'alléguer d'une origine ethnique (M. Zemmour est effectivement né juif), une position idéologique (sionisme) est aussi inacceptable que raciste. Loin d'être l'agent d'un bien mystérieux complot sioniste, notre journaliste provocateur est la caricature même de l'israélite franchouillard et assimilationiste. Bref, il est autant sioniste qu'Alain Brossat... sarkosyste. J'en veux pour preuve que l'ex-journaliste vedette s'est attaqué plus qu'à son tour au CRIF (supposé être son employeur) et que la sioniste Ligue contre le racisme et l'Antisémitisme (LICRA) n'a pas hésité à le poursuivre pour racisme. Vous comprendrez, dès lors, sans peine en quoi cette resucée de la causalité diabolique, chère à Léon Poliakov, a pu choquer le spécialiste de l'antisémitisme que je suis. Chers amis, on ne combat pas le racisme avec des soupçons qui rappellent d'autres temps et d'autres lieux. Cette idée de Centre sioniste-droitier anti-musulman me paraît tout aussi poisseuse que celle, naguère, de Centre hitléro-trotskyste antistalinien. Poisseuse et, qui plus est, dangereuse: c'est sur ce terreau-là que pousse désormais l'antisémitisme de nombreux jeunes issus de nos banlieues. C'est parce qu'on s'est ingénié à lui présenter les Juifs comme les responsables de ses malheurs qu'un jeune Français d'origine musulmane (désolé de l'emploi de ce terme) s'est cru autorisé à assassiner de sang-froid des enfants (nés) juifs. Précisément, l'affaire Merah nous rappelle une autre vérité: contrairement à ce que nous dit Brossat, l'antisémitisme est loin d'être mort, en France comme d'ailleurs en Belgique. En France, 55% des violences racistes en France en 2012 ont été dirigées non contre des musulmans, mais contre des Juifs. Dans cette France qu'il nous décrit comme gangrenée par les sionistes, la probabilité pour un Juif de faire l’objet d’une agression physique à caractère raciste est 200 (deux cents) fois supérieure à la probabilité qu’un musulman ne soit victime d’un acte comparable. Ces chiffres qui ne peuvent que nous étonner n'émanent pas du Mossad ou de je ne sais quelle officine sioniste, mais sont ceux du ministère français de l’Intérieur pour l'année 2012, pondérés des volumes de populations estimés. En données brutes, selon les services de ce même Ministère de l’Intérieur, 175 faits de violence physique à caractère raciste ont été enregistrés : 96 faits à caractère antisémite, 70 faits à caractère raciste et xénophobe et 9 faits à caractère anti-musulman. L’augmentation des actes antisémites en France a été en 2012 plus de 8 fois supérieure à l’augmentation des autres actes racistes et xénophobes : 58% contre 6.8%. Non seulement l'antisémitisme n'est pas mort, mais il procède, désormais, pour une large part d'une étrange alliance entre Islam radical et nouvelle droite radicale antisioniste française. Je comprends en quoi cette vérité peut déranger les militants antiracistes que nous sommes, mais comme le disait en son temps le grand Vladimir Ilitch, les faits sont têtus. Il ne sert à rien de se voiler la face, car, pour reprendre Lacan, « ce que nous ne voyons pas est ce qui nous regarde le plus ».