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En revenir à la question cruciale de l’éducation, c’est aussi une manière de rendre hommage à la tradition juive et à la place centrale qu’elle accorde à l’étude, nous rappelant qu’à travers la transmission du savoir et des valeurs, c’est la pérennité d’une filiation, d’une appartenance commune qui est en jeu.
C’est à cet effet que nous avons demandé à plusieurs intellectuels et acteurs du monde de l’éducation de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle. Si les textes publiés ici n’engagent pas la responsabilité du Crif, ils permettent cependant d’ouvrir un espace de débat et de réflexion. Ils sont traversés par le souci d’interroger et de comprendre la situation des nouvelles générations, les problématiques liées à la transmission de la mémoire et de l’histoire juive, ainsi que les défis et enjeux qui agitent aujourd’hui, dans notre France républicaine, le milieu de l’enseignement (laïcité, usages du numérique et des réseaux sociaux, wokisme…).
Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.
Une étude de l’Institut d’études opinion et marketing en France et à l’International (Ifop) publiée à l’occasion de la Journée nationale de la laïcité du 9 décembre 2022 a attiré l’attention sur les difficultés exprimées par les enseignants confrontés à « l’expression du fait religieux à l’école et aux atteintes à la laïcité [1] ». Une enquête qui intervient – faut-il le rappeler ? – après la décapitation de Samuel Paty par un terroriste islamiste le 16 octobre 2020, « événement monstre » comme dirait Pierre Nora, dont les répercussions profondes et peut-être irréversibles sur les enseignants, leur conception du métier et de l’école de la République, ne sont pas encore perçues à leur juste mesure. Le rapport a priori critique des enseignants aux formations sur la laïcité et les principes républicains a sans doute été exacerbé par la prise de conscience du risque devenu inhérent à l’exercice de leur métier. Un besoin de protection concrète a aussi été exprimé par les enseignants véritablement traumatisés par cet assassinat et le ministère a depuis renforcé ce droit à une protection juridique et policière, répondant à plusieurs cas de menaces explicites visant à nouveau des professeurs, des conseillers d’éducation et des chefs d’établissements.
Revenons à la nouvelle étude citée en exergue, car elle s’inscrit dans une série de sondages sur la thématique de la laïcité vue à travers la pratique des enseignants dont on peut dire qu’elle a commencé avec l’enquête réalisée en 2018 par l’Ifop pour le Comité national d'action laïque (CNAL) [2], et qui pointait déjà, entre autres problèmes, le phénomène d’autocensure en classe de 37 % des enseignants, s’élevant à 53 % en Réseau d’Éducation Prioritaire (REP) [3].
En dépit d’une confiance fondamentale dans les vertus de l’éducation en général et du dialogue avec les élèves en particulier, une majorité d’enseignants ainsi adeptes tacites de Martin Buber [4], estimaient en 2018 que le principe de laïcité était en danger du fait d’une montée des pressions religieuses, dont ils percevaient les effets dans les diverses circonstances de la vie à l’école.
En 2021, nous avons pu disposer de l’éclairage complémentaire d’une enquête sur les lycéens et la laïcité commandée par la Fondation Jean-Jaurès et le Droit de vivre (DDV), revue de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA). En voici l’un des enseignements : « Au regard de cette étude, force est de constater que les manifestations identitaro-religieuses qui affectent la vie scolaire sont loin d’être un phénomène marginal : plus de la moitié des élèves inscrits dans le second cycle du second degré y ont déjà été exposés au moins une fois et leur exposition à ces problèmes est encore plus massive ».
Autrement dit, l’étude parue fin 2022 n’apporte pas qu’une radiographie ponctuelle du vécu professionnel des enseignants et de leurs préoccupations, mais permet aussi de dégager une tendance à l’aggravation des constats précédents dans un contexte de fragilisation de l’institution scolaire. En effet, il ressort du sondage qui a porté sur plus d’un millier d’enseignants de l’école primaire et de l’enseignement secondaire, une augmentation des contestations d’enseignement subies par les professeurs, ainsi qu’une recrudescence des tentatives de transgression de la réglementation scolaire sur les signes et les tenues manifestant une appartenance religieuse.
Rappelons que la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 ayant légiféré sur cette question était censée avoir résolu rapidement les conflits de cette nature, selon le rapport remis au ministre de l’Éducation nationale en 2005 par Hanifa Cherifi. Rappelons également que ladite loi ne visait pas et ne peut viser « tel signe religieux » ou « telle religion » en particulier, mais tous les signes et tenues potentiels. D’une part, en raison de l’incompétence de la puissance publique à déterminer ce qui est de nature religieuse ou ne le serait pas, incompétence qui découle de la loi de 1905 instituant la séparation du politique et du religieux. D’autre part, parce que la loi de 2004 introduite dans tous les règlements intérieurs des écoles et établissements publics se fonde sur l’intentionnalité ou la signification religieuse conférée par l’élève lui-même à son comportement, l’arbitraire du signe restant la norme en la matière, comme en linguistique.
Le tableau d’un rejet des principes et des lois de la République par des élèves est un fait nouveau, comme le souligne Iannis Roder dans son ouvrage sur La jeunesse française, l’école et la République [5], s’appuyant notamment sur les travaux d’Anne Muxel et d’Olivier Galland [6]. Pour interpréter ce rejet, il me paraît pertinent de le corréler à la vision ethnicisée ou racialiste que se font les élèves interrogés par Aurélien Aramini [7]. Eux-mêmes s’identifient en effet à leur « origine », qui englobe leur personnalité. La grammaire des identités leur est donc « naturelle ». Dans ce cas, nous aurions sous les yeux l’exemple d’une idéologie juvénile en voie de formation, s’articulant à une épigenèse plus vaste des croyances et au développement affectif, cognitif et social des individus qui la sous-tend. Développement dont on sait depuis Piaget, Wallon, Freud et les travaux plus récents qu’ils ont inspiré, qu’il n’est ni linéaire, ni parallèle, ni synchrone.
Dans cette perspective, la contribution de l’École à la formation de l’autonomie et à l’éducation au pluralisme dès le plus jeune âge ne peut qu’être décisive. Encore faut-il que cette fonction d’acculturation explicite ouvrant les élèves à la richesse du monde et au patrimoine culturel de l’Humanité par l’enseignement soit perçue comme pleinement légitime par tous les acteurs de l’école publique.
Isabelle de Mecquenem
Cet article a été rédigé dans le cadre de la parution de la revue annuelle du Crif. Nous remercions son auteur.
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