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Publié le 12 Juillet 2023

Études du Crif n°65 : Complotisme : Comment lutter ? Comment éduquer ? - Article de Rudy Reichstadt, « L’antisémitisme, au cœur du complotisme ? »

Découvrez le nouveau numéro de la collection Les Études du Crif consacré au complotisme. Retrouvez dans ce soixante-cinquième numéro les entretiens de Gérald Bronner, Serge Barbet et Laurent Cordonier, mais également des articles de Julien Cueille ou encore Rudy Reichstadt sur des questions aussi diverses que la construction et la destruction de la logique complotisme, l'éducation aux médias, l'antisémitisme au cœur du complotisme, etc. Dans cet article, nous vous proposons un article de Rudy Reichstadt, Directeur de Conspiracy Watch.

L’antisémitisme est un complotisme, sans doute le plus ancien et le plus durable, ne cessant de se métamorphoser au cours de l’histoire. Si toutes les théories du complot contemporaines ne témoignent cependant pas intrinsèquement d’un antisémitisme, elles en empruntent souvent les traits ; quand elles ne s’y resourcent pas directement, réactivant la haine antijuive dans l’espace publique. Rudy Reichstadt, Directeur de Conspiracy Watch, l’auteur de L'opium des imbéciles : Essai sur la question complotiste et de Au coeur du complot, revient sur une actualité de l’antisémitisme au cœur des théories du complot en permanente gestation.

 

Il y a un peu plus de trente ans, un juriste américain, Mike Godwin, constatait que « plus une discussion en ligne se prolonge, plus la probabilité d'y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1. » Personne ne semble encore avoir songé à formuler, sur ce modèle, qu’à mesure qu’on arpente le vaste continent des théories du complot, la probabilité d’y rencontrer des discours à caractère antisémite s’approche très rapidement de 1. Est-ce à dire qu’il existe comme une fatalité, une loi implacable en vertu de laquelle l’antisémitisme serait la vérité du complotisme, cachée et indicible, un de ses cœurs toujours battants ?

De fait, on pourrait remplir plusieurs volumes d’une encyclopédie rien qu’avec les complots imaginaires, petits et grands, que l’on a attribués aux Juifs à travers l’histoire. Pierre-André Taguieff note ainsi que « le thème de la conspiration juive mondiale est esquissé au milieu du XIIe siècle en Angleterre » [1] avec la première accusation de meurtre rituel. Et David Nirenberg de rappeler que « la première caricature antisémite que nous connaissions date de 1233 et vient d’Angleterre. On y voit une cité dominée par une armée de démons et au centre un démon tenant par le nez un Juif et une Juive. Au-dessus d’eux, l’Antéchrist à trois têtes, couronné à l’image du roi d’Angleterre (recevant les taxes de la cité opprimée par son armée démoniaque ou fiscale). Or son nom n’est pas celui d’Henri III, qui règne alors, mais du puissant banquier juif Isaac de Norwich ! » [2] Viennent ensuite les accusations de profanation d’hosties (1290), d’empoisonnement des fontaines et des puits (1321) puis de conspiration pour répandre la Peste (1347). De manière générale, ce à quoi les juifs sont accusés d’aspirer, c’est à la domination du monde, rien de moins. Pour y parvenir, ces comploteurs congénitaux planifieraient la destruction de la Chrétienté. Avec la Modernité, les griefs évoluent. Ce sont désormais toutes les valeurs traditionnelles que les juifs chercheraient à abattre, s’ingéniant pour cela à pervertir la jeunesse par la pornographie, l’homosexualité, le rock et la drogue, à infiltrer toutes les couches de la société (on les en accuse déjà au XVIe siècle, dans ce fameux faux, précurseur des Protocoles des Sages de Sion, que constitue la lettre des Juifs de Constantinople aux rabbins de Saragosse [3] et à s’emparer de tous les leviers de pouvoir de la société : finance, médias, politique, showbiz... D’où l’extraordinaire variété de leurs interventions. L’imaginaire antisémite fait cohabiter les complots les plus formidables avec les complots les plus prosaïques. Les Juifs seraient derrière les Pokemon et le trafic international d’organes ; derrière l’extermination des abeilles dans les campagnes et le génocide programmé des « Gentils ». Ils auraient orchestré la traite négrière transatlantique et mis la main sur les banques centrales ; auraient poussé Salman Rushdie à écrire son livre Les Versets sataniques tout en complotant la ruine de l’industrie touristique égyptienne au moyen de requins entraînés spécialement par le Mossad pour semer la terreur dans la mer Rouge. Leur intense activité conspiratrice à travers l’histoire aurait déclenché révolutions, crises économiques et guerres mondiales (dans la charte fondatrice du Hamas palestinien, on lit qu’« il n'existe aucune guerre dans n’importe quelle partie du monde dont ils ne soient les instigateurs »), mais ces infatigables auraient encore eu le temps de contrôler en secret la franc-maçonnerie.

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Depuis plus d’un siècle et demi, alors que l’antisémitisme racialiste prenait le pas sur l’antijudaïsme traditionnel, l’accusation selon laquelle les Juifs aspirent à la « domination universelle » s’est substituée à l’antique procès en déicide. Auschwitz aurait pu – aurait dû – constituer la plus spectaculaire réfutation factuelle du mythe du « complot juif mondial ». Il a pourtant survécu, sous la forme à peine euphémisée du « complot sioniste international », une idée logée au cœur des Protocoles des Sages de Sion, ce faux présentant un plan de conquête du monde par les Juifs. Lorsqu’en 2014, l’IFOP a soumis pour la première fois cet énoncé portant sur l’existence d’un « complot sioniste » à un échantillon représentatif de Français, ils étaient 16% à l’approuver. Quatre ans plus tard, ils seront 22% à considérer qu’il existe un « complot sioniste international ». Cette croyance ne se distribue évidemment pas de manière égalitaire selon les affinités politiques des sondés qui sont ici, plus que le diplôme, le niveau de vie, la catégorie socio-professionnelle ou l’âge, la variable la plus prédictive. Les plus sensibles à la thèse du « complot sioniste international » sont ainsi surreprésentés chez les sympathisants du Rassemblement national (36%) et de la France insoumise (33%) et nettement sous-représentés chez les sympathisants de la majorité présidentielle (12% République en Marche, 9% Modem). Chez ceux qui se définissent comme « Gilets jaunes », cette croyance atteint 44% (contre 24% qui n’y souscrivent pas et 32% qui ne se prononcent pas).

On envisage communément l’antisémitisme comme le symptôme d’une crise morale, politique, économique et sociale. On n’imagine pas que l’antisémitisme puisse être aussi une cause : la cause d’un ressassement continu et en cela l’entrave à tout auto-questionnement. En nous apportant sur un plateau ce dérivatif providentiel vers qui tourner notre colère, notre ressentiment, la bile de notre frustration accumulée, l’antisémitisme fait obstacle à toute remise en cause personnelle ou collective et condamne ses sectateurs à la répétition et à l’inertie. L’érection d’une minorité en bouc émissaire semble répondre à un besoin anthropologique comme l’avaient vu James George Frazer puis René Girard. Pour Hans Magnus Enzensberger, « [le perdant radical] doit trouver des coupables qui sont responsables de son sort. » « Les puissances menaçantes qui se sont liguées contre lui ne sont pas difficiles à identifier, poursuit l’essayiste allemand. En général, il s’agit d’étrangers, des services secrets, de communistes, d’Américains, de multinationales, d’hommes politiques, d’infidèles. Presque toujours ce sont aussi des Juifs. » [4]

Entendons-nous bien : toutes les théories du complot ne sont pas antijuives, loin s’en faut. Et s’il est difficilement contestable que l’antisémitisme moderne repose essentiellement sur « l’idée d’une conspiration juive à l’échelle planétaire » [5], les contre-exemples sont nombreux qui interdisent de conclure que le complotisme serait, par essence, antisémite. La preuve : on trouve des théories du complot sur tout, y compris sur l’assassinat d’Yitzhak Rabin qu’une frange de la droite nationaliste israélienne, difficilement suspecte d’antisémitisme, attribue à un complot de la gauche. Aucune fatalité donc. Pourtant, on bute sur ce constat : le complotisme est souvent antisémite, plus qu’il ne devrait l’être au regard du poids démographique des Juifs dans le monde (0,2% de la population totale). Ainsi, observer la complosphère, c’est constater qu’il ne se passe pas une seule semaine sans que de nouveaux contenus visant les Juifs n’y soient publiés.

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Les dérapages antisémites jalonnent la culture complotiste contemporaine. Pierre Birnbaum ne soulignait-il pas dans les colonnes du Monde qu’« on a sous-estimé l’élément antisémite » de l’assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021 ? Comme le rappelait l’historien, « nombre de personnes arboraient des pancartes antisémites, brandissaient The Turner Diaries, la « bible » de l’alt-right américaine qui prévoit la destruction de Washington, l’enfermement des juifs et des Noirs dans de gigantesques camps de concentration. Les néonazis du NSC-131 étaient présents tout comme les Proud Boys qui revêtent parfois des tee-shirts sur lesquels figure « 6MWE » pour « 6 Millions Wasn’t Enough » (« 6 millions ne suffisaient pas », en référence au nombre de juifs tués par les nazis). »

D’antisémitisme il a en outre presqu’immédiatement été question avec l’apparition de la pandémie de Covid-19. Le 24 février 2020, le site conspirationniste suisse germanophone Kla.tv (« Kla » pour « Klagemauer », le « Mur des Lamentations » en allemand) publiait sur YouTube une vidéo rapidement virale soutenant la thèse selon laquelle le milliardaire américain George Soros serait derrière le nouveau coronavirus, présenté comme une « arme biologique » fabriquée en laboratoire.

Le 3 mars 2020, le polémiste multi-condamné Dieudonné assénait dans une vidéo que « le coronavirus et sa propagande de terreur vont justifier une crise financière hors du commun par laquelle Rothschild et consorts vont dérober la totalité de l’épargne des moutons partout sur la planète. »

Le même jour réémergeait sur les réseaux sociaux une citation apocryphe de Jacques Attali – autre bête noire des complotistes – attribuant trompeusement à l’ancien conseiller de François Mitterrand la phrase selon laquelle « une petite pandémie permettra d’instaurer un gouvernement mondial » !

Le 25 mars 2020, sur YouTube, Alain Soral, à la tête d’Égalité & Réconciliation, l’un des sites complotistes les plus visités de France (il a culminé à près de 10 millions de visites par mois), dressait une liste de Juifs « aujourd’hui en charge de la médecine d’État » : « Nous avons donc Lévy, Buzyn, Hirsch, Guedj, Deray, Jacob, Salomon… Enfin, je veux dire… C’est la Liste de Schindler, hein ! » Dans la foulée, le site néo-nazi Démocratie participative, bloqué par les fournisseurs d’accès Internet par décision de justice mais parvenant malgré tout à recevoir un demi-million de visites mensuelles, titrait sur « Le complot juif contre la France ». Un diagramme circulait alors sur les forums complotistes cartographiant le « complot judéo-maçonnique » derrière le Covid-19 et affublant des personnalités françaises de pictogrammes prenant la forme d’une équerre et d’un compas entrelacés et/ou d’une étoile de David, celle placée à côté de la photo d’Emmanuel Macron étant assortie d’un point d’interrogation – on n’est jamais trop prudent.

En matière de complotisme, on l’a compris, l’antisémitisme est un peu l’éléphant dans la pièce. Est-ce parce que « l’une des marques de l’antisémitisme est sa capacité à croire des histoires qui ne peuvent pas être vraies » comme le notait Orwell ? 

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Toujours est-il que les entrepreneurs de politisation complotiste les plus influents sont, au mieux des personnes ne nourrissant pas la moindre prévention à l’égard de l’antisémitisme, au pire des antisémites patentés – comme en témoigne la multiplication et la déclinaison, dans plusieurs visuels à caractère antisémite, d’un pronom en apparence innocent, « qui », suivi d’un point d’interrogation.

Tout commence en avril 2021. Dominique Delawarde, un général à la retraite, fait partie de la vingtaine de signataires de la fameuse « tribune des militaires » sur le « délitement » de la France publiée dans Valeurs Actuelles. Quelques mois plus tôt, l’ancien officier avait publié sur Réseau Voltaire, le site de l’auteur complotiste Thierry Meyssan, un article portant sur l’élection présidentielle américaine. Alors que Donald Trump et ses partisans refusaient obstinément de reconnaître la victoire de Joe Biden, Delawarde, qui partageait la conviction que l’élection avait d’une manière ou d’une autre été volée, s’inquiétait des agissements de « la meute médiatique », coupable selon lui de vouloir court-circuiter la volonté populaire. A trois reprises, il use à propos de cette « meute médiatique » de la formule allusive : « dont nous savons qui la/les contrôle ». Et si jamais les choses n’étaient pas encore suffisamment claires pour le lecteur, Delawarde ajoute que si Joe Biden devait être élu, « il serait sous influence et ne prendrait ses décisions que sur les conseils et le « contrôle étroit » de son entourage proche, émanation du « Deep State » et composé de « mondialistes » purs et durs. C’est […] cet entourage qui gouvernerait, en fait, les USA. […] L’étude approfondie de cet entourage (biographies, ascendances, réseaux et communauté d’appartenance) serait très révélateur [sic] mais, hélas, peu surprenant [sic]. Nous avons les mêmes chez nous. Il faudrait donc s’attendre à une multiplication des ingérences agressives US aux Proche et Moyen-Orients (Liban, Syrie, Irak, Iran), au profit d’Israël bien sûr […]. »

Le 19 juin 2021, lors d’un débat sur CNews, Delawarde est invité à clarifier ses écrits. Il tente d’éluder. Claude Posternak le somme alors d’expliciter l’identité de ceux qui, selon lui, contrôleraient les médias. À plusieurs reprises, il le presse de répondre par cette question : « Qui ? ». Et le général de lâcher : « la communauté que vous connaissez bien ».

La séquence aura une postérité considérable sur les réseaux sociaux, la question « Qui ? » et le visage de Posternak figé dans une grimace de vocifération ne tardant pas à se transformer en mème antisémite. On retrouve les trois lettres du « Qui ? » à l’été 2021, sur des pancartes de manifestants anti-pass sanitaire, souvent associées au slogan « Stop au génocide gaulois ». Une pancarte portée par un individu dissimulant intégralement son visage sous un masque à l’effigie d’une tête de corneille, affirme : « Qui nous esclavagise avec le « pass sanitaire » ; qui nous empoisonne, nous tue avec le vaccin ; qui prendra le train grâce à la révolte des Gentils ; #StopGénocideGaulois ».

Les références à la déportation des Juifs et à la révolte des « Gentils » (de l’hébreu goyim, qui désigne les non-juifs) rendent le message limpide. Pariant sans doute sur les facultés de décryptage limitées de ceux à qui il la destinait, l’auteur de cette pancarte a cependant cru devoir encore enfoncer le clou, prenant le soin de remplacer le point du « i » du mot « Qui » par… une étoile de David.

Tous ces exemples sont parfaitement représentatifs de la technique dite du « sifflet pour chien » (dog whistle en anglais), qui tire sa dénomination de ces sifflets à ultrason émettant sur une fréquence inaudible pour les humains et utilisés pour le dressage des canidés. Par analogie, la Dog Whistle Politics, titre d’un ouvrage du professeur de droit public américain Ian Haney López publié en 2014 chez Oxford University Press, se présente comme une stratégie discursive consistant à user d’une communication équivoque conférant à ses propos un double niveau de lecture où le sens de ce qui est sous-entendu compte davantage que ce qui est effectivement dit ou écrit. Et offrant surtout la possibilité d’esquiver, avec un peu de chance, toute condamnation judiciaire.

Outre qu’il joue sur la connivence qu’impliquent des références connues des seuls initiés, le recours au dog whistle est aussi un moyen, sur Internet, d’échapper aux fourches caudines de la modération des plateformes. Au fond, c’est une stratégie rhétorique qui permet de laisser libre cours à ses penchants antisémites sans avoir l’air d’y toucher : dans le cas où l’on se ferait rattraper par la patrouille, la dénégation reste toujours possible, le contrevenant disposant même d’une option de riposte consistant à accuser son contradicteur de paranoïa : « Faites-vous soigner mon ami, vous voyez vraiment des racistes/antisémites partout ! » 

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Comment se fait-il que les Juifs figurent de si bons candidats à l’idéation complotiste ? La réponse à cette question est à chercher dans l’exploration de la condition juive elle-même.

Un roman qui servit de source d’inspiration aux Protocoles des Sages de Sion met en scène un rabbin qui prononce un discours dans le cimetière juif de Prague, révélant un vaste complot de la Synagogue contre la civilisation européenne. [6] « Si le Juif est dispersé sur toute la Terre, c’est que toute la Terre doit lui appartenir » clame le rabbin [7].

Dans la conférence qu’il donne en 1995 sur l’« Ur-fascisme », Umberto Eco note que « le moyen le plus simple de faire émerger un complot consiste à en appeler à la xénophobie. Toutefois, le complot doit également venir de l’intérieur. Aussi les juifs sont-ils en général la meilleure des cibles puisqu’ils présentent l’avantage d’être à la fois dedans et dehors » [8]. La condition historique des Juifs fournirait ainsi une sorte de base objective à l’argument antisémite selon lequel ils ourdissent un projet de domination mondiale.

Le fait est que les juifs sont – presque – partout. L'antisémite trouve d’ailleurs un allié objectif inattendu dans le philosémite qui s'époumone à essayer de nier que les Juifs soient effectivement « partout ». Car en s'ingéniant à faire porter le débat sur ce point (« Les Juifs sont-ils vraiment partout ? - Bien sûr que non, voyons, répond le philosémite, qu’allez-vous donc chercher là ?! »), c'est comme s'il concédait qu'il y a bien, en effet, quelque chose d'indéfendable dans la circonstance d'être à la fois Juif et partout. L’État d’Israël, parce que les Juifs n’y sont pas minoritaires, est ainsi le seul endroit où les Juifs sont littéralement partout sans que nul ne s’en émeuve. Qu'y aurait-il de mal à ce que les Juifs soient partout ? Est-ce que les choses se passent si mal quand le nombre de Juifs dans un domaine ou dans un lieu donné devient trop important ? (Renseignement pris, l'indice de développement humain en Israël est dans la moyenne de celui des pays développés.)

Constituant une minorité dans tous les pays où ils sont établis, les Juifs sont perçus, depuis l’Antiquité, comme des étrangers au reste de la nation. Jusqu’à la Révolution, qui les émancipe, ils constituent en France une nation dans la nation. Depuis lors, le préjugé antisémite les considère comme un corps distinct du corps national, ne participant pas de l’expérience française. Mais les Juifs sont aussi perçus par l’imaginaire antisémite comme étant au-dessus (« peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » a dit le Général de Gaulle…). Parce qu’ils symbolisent, à un niveau fantasmatique, à la fois ceux du dehors et ceux d’en-haut, ils cristallisent sur eux les deux grands discours d’accusation complotiste traditionnels. Les Juifs seraient ainsi menaçants à un double titre. En tant qu’anywhere (de partout, par opposition aux somewhere, ceux qui sont de quelque part) et en tant qu’insiders. « parce qu’ils sont étrangers, ce sont des traîtres en puissance. Parce qu’ils sont au-dessus de nous, ils peuvent nous écraser ».

Une seconde raison qui vient renforcer l’inquiétude à l’égard des juifs : leur insaisissabilité, pareille à celle d’un spectre. Drumont, en son temps, avait vendu la mèche : « le juif dangereux, c’est le juif vague », celui qui, sortant de l’ombre, peut nous frapper à tout moment, sans qu’on s’y attende. On ne sait pas immédiatement en effet qui est juif. D’où l’obsession des antisémites à les marquer d’un signe distinctif : la rouelle au Moyen-Age, l’étoile à six branches sous l’Occupation. D’où, également, ces tentatives vaines d’attribuer aux juifs un type morphologique unique comme l’illustre cet ouvrage, publié au début du XXe siècle par un certain « Docteur Celticus », qui se proposait de fixer les dix-neuf « tares » physiques des Juifs (nez, lèvres, yeux, oreilles, etc.) [9].

Au début des années 2010, il arrivait fréquemment qu’une requête relative à une personnalité sur Google soit automatiquement associée au mot « juif ». Avant d’être finalement corrigée par Google, la saisie semi-automatique du moteur de recherche proposait par exemple le mot « juif » après que l’on avait renseigné « François Hollande » dans le champ de saisie [10]. Cette suggestion, qui reflétait les biais de recherches des utilisateurs eux-mêmes, indique que de nombreux internautes cherchaient à savoir si François Hollande était juif. (Il est inutile de préciser qu’aucun phénomène similaire n’a été enregistré concernant le mot « chrétien » par exemple.)

En août 2021, le parquet a ouvert une enquête sur le site jesuispartout.com (une référence transparente à un titre de presse collaborationniste) qui s’attachait à recenser les personnes juives ou réputées l’être dans les médias, la politique, l’économie, etc., comme si les juifs étaient une sorte de gangrène contagieuse contre lequel le corps social devait se prémunir.

L’obsession antisémite, qui fait voir des juifs partout – y compris là où ils ne sont pas –, qui pousse certains à en faire la cartographie, à en dresser (comme Alain Soral) des listes ou encore à dénombrer les prix Nobel juifs, repose sur le refus d’accepter que la fameuse « réussite » des Juifs puisse tenir à leurs mérites propres – individuels ou collectifs. Sur l’incapacité, également, de penser leur trajectoire historique singulière, marquée par l’adversité. Il faut que leur présence dans tel ou tel secteur d’activité ait un parfum d’effraction, de casse, de hold-up... Les juifs étant perçus comme mauvais et illégitimes, ils ne peuvent, aux yeux de l’antisémite, former ensemble autre chose qu’une « association de malfaiteurs » (qui, dans la langue du droit américain, se traduit par « conspiracy »).

L’antisémitisme nous instruit au fond sur le complotisme : il atteste que la théorie du complot, loin d’être le symptôme d’une confiance trahie, n’est que l’habillage pseudo-rationnel de hantises honteuses et inavouables.

 

Rudy Reichstadt

 

Notes :

[1] Pierre-André Taguieff, Les Théories du complot, coll. « Que sais-je ? », PUF, 2021. 

[2] « Entretien : David Nirenberg et l'antijudaïsme comme manière de penser », propos recueillis par David Haziza, K, Les Juifs, l'Europe, le XXIe siècle, 14 septembre 2022. Disponible ici

[3] Voir Gonzalo Álvarez Chilida, El Antisemitisme en España : La imagen del judío (1812-2002), Madrid, Marcial Pons, 2002.  

[4] Hans Magnus Enzensberger, Le Perdant radical, Gallimard, 2006, p. 19.  

[5] Walter Laqueur, L'antisémitisme dans tous ses états, Markus Haller éditions, 2010, p. 125. 

[6] Hermann Godsche (sous le nom de sir John Radcliff), Biarritz, 1868. 

[7] Voir Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, Mille et une nuits, 2005. 

[8] Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Grasset, 2017, pages 40-41. 

[9] Docteur Celticus, Les 19 Tares corporelles visibles pour reconnaître le juif, Librairie antisémite, 1903. 

[10] Emmanuelle Anizon, « Et François Hollande, il est juif ? », Télérama, 22 octobre 2010. 

 

Biographie :

Rudy Reichstadt est Directeur de Conspiracy Watch, auteur de L'Opium des imbéciles (Grasset, 2019) et animateur du podcast « Complorama » sur France info. 

 

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