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En juillet dernier, c’était Hillary Clinton, venue rencontrer le président nouvellement élu, Mohammed Morsi, candidat des Frères Musulmans. Elle a du faire face à des manifestants – opposants au régime et Coptes – qui protestaient contre le soutien apporté par l’Amérique à la Confrérie ; un soutien qui aurait contribué à sa victoire. La semaine dernière, c’est comme si presque tout le pays manifestait contre la venue de John Kerry. Il y a même eu des jets de pierre contre l’ambassade américaine. Et les dirigeants de l’opposition regroupés dans le Front de Salut National ont carrément refusé de rencontrer le visiteur par ailleurs violemment pris à parti par la presse non gouvernementale. Il faut dire que les États-Unis venaient de lancer un appel à tous les partis pour leur demander de prendre part aux élections parlementaires alors prévues pour la fin avril. Or, l’opposition a décidé de boycotter un processus électoral se déroulant suivant la nouvelle constitution, dont ils récusent la légitimité en soulignant qu’elle a été adoptée dans un référendum marqué par la fraude massive et la violence. À tout le moins, ils demandent la formation d’un gouvernement neutre pour superviser les élections et en assurer la transparence et la régularité. L’un des leaders de l’opposition, Mohammed el Baradei, a qualifié l’appel d’ingérence injustifiée dans les affaires du pays et a annoncé qu’il refuserait de rencontrer John Kerry ; son allié Hamdeen Sabahi, chef du parti nassérien populiste, a déclaré qu’il ferait de même. Le troisième chef de l’opposition, Amr Moussa, diplomate chevronné a accepté, lui, mais dans le cadre d’une « rencontre privée » et en sa qualité de président du Parti du Congrès et non de membre du Front de Salut National. John Kerry a eu beau téléphoner à El Baradei à son arrivée au Caire le 2 Mars, il est resté inébranlable dans son refus. L’ambassadeur des États-Unis avait invité onze membres de l’opposition à une rencontre avec le visiteur ; ils ne furent que six à accepter. Le Secrétaire d’État aurait repris la ligne officielle de son pays : les élections sont indispensables pour assurer la stabilité de l’Égypte. Il n’aurait pas réussi à convaincre trois des invités, les trois autres se déclarant prêts à envisager de participer au processus électoral si la transparence et la régularité étaient assurées.
John Kerry avait jeté tout le poids de l’Amérique derrière ses efforts pour arriver, sinon à une réconciliation entre Morsi et l’opposition, au moins à une amorce de dialogue. En vain. D’un autre côté, sa visite avait pour but de réaffirmer l’importance de l’Égypte sur la scène régionale et de souligner la nécessité de préserver le traité de paix avec Israël. Il a rencontré les chefs des services de sécurité et a insisté sur l’urgence qu’il y avait à restaurer l’ordre dans la péninsule du Sinaï et à stopper le flot d’armes transitant vers la bande de Gaza. Peut-être plus important pour les Égyptiens, qui traversent une crise économique sans précédent, il a promis le déblocage de 250 millions de dollars (sur le milliard promis par Obama l’an dernier), tout en demandant au président Morsi de ratifier un accord avec le Fonds Monétaire International (FMI) concernant un prêt de près de cinq milliards de dollars. Cette ratification se fait attendre, d’une part du fait de la grande instabilité politique du pays et de l’autre à cause d’un obstacle inattendu. Le prêt à intérêt est interdit par la Charia – la loi islamique. Il semble que les Égyptiens soient à la recherche d’une solution qui permettrait non seulement la ratification de l’accord, mais encore ouvrirait la voie à des prêts à taux réduits venant d’autres pays ainsi qu’à des investissements étrangers. Évidemment, le prêt du FMI n’est pas sans condition. Morsi devra faire d’importantes réformes et supprimer les subventions aux produits de première nécessité. Mission pratiquement impossible compte tenu de l’étendue de la crise politique, économique et sociale qui secoue le pays.
Le pays est au bord du gouffre et risque à tout moment de plonger dans l’anarchie. Les manifestations contre le régime des Frères Musulmans se multiplient et la démission de Morsi est réclamée. Étrange retournement du sort, le peuple semble maintenant appeler de ses vœux le retour de l’armée au pouvoir. Des pétitions tendant à nommer à la tête de l’État le ministre de la Défense Abdelfatah Sisi à titre provisoire ont été présentées à des tribunaux locaux. Ce qui est sûr, c’est que la colère gronde. Les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ont déjà fait des dizaines de morts et des milliers de blessés. Que l’on ne s’y trompe pas : ce sont essentiellement de bons citoyens qui descendent dans la rue. Ils ne veulent pas de la Charia et ont perdu confiance en Morsi. Cependant il y a aussi des extrémistes ; ainsi, les membres du « Bloc Noir » appellent à la désobéissance civile ; un appel entendu à Port-Saïd bientôt suivi par d’autres villes le long du canal de Suez et qui s’étend au reste du pays. Postes de police attaqués, incendiés ; grèves et même barrages routiers sur les grands axes paralysent la vie du pays.
Le président Morsi ne semble pas s’en préoccuper outre mesure et répète à qui veut l’entendre que l’Égypte se porte à merveille et que tout ira bien. Il est vrai qu’il consacre toute son énergie à renforcer son emprise ou plutôt celle des Frères Musulmans, nommant ses hommes partout, du gouvernement national aux autorités locales. La décision que vient de prendre le Conseil d’État – suspendre les élections jusqu’à ce que la loi électorale ait été examinée de nouveau par la Haute Cour Constitutionnelle – risque de lui accorder un délai supplémentaire pour parachever son œuvre plutôt que de désamorcer la crise avec l’opposition.
Le Secrétaire d’État américain était-il au courant de la gravité de la situation ? Savait-il que ce qui se passe actuellement n’est rien moins qu’un combat à mort pour l’avenir de l’Égypte postrévolutionnaire ? D’un côté, démocratie, progrès et développement ; de l’autre plongée dans l’obscurantisme d’un régime islamique pur et dur. En tentant de persuader l’opposition d’accepter la règle du jeu établie par Morsi et à participer au processus électoral, John Kerry a provoqué la colère d’une grande partie de la population. On reprochait déjà aux Américains d’avoir trop longtemps soutenu la dictature de Moubarak ; on les accuse maintenant de recommencer avec Morsi. La presse dans ses éditoriaux n’hésite pas à dire aux Américains « Déguerpissez de notre pays et prenez votre argent avec vous. » Compte tenu du fait que Morsi lui-même ne semble pas faire grand cas de l’opinion des États-Unis, à Washington et dans les médias américains on commence à se demander pourquoi continuer à venir en aide à un allié aussi peu fiable.
Une question qu’on se pose peut-être aussi à la Maison-Blanche : Faut-il continuer à soutenir les Frères Musulmans qui parachèvent leur emprise sur le pays ? Faut-il au contraire tenter de venir en aide aux forces démocratiques ? En attendant, les sentiments anti-américains prennent de l’ampleur…
Zvi Mazel