Tribune
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Publié le 24 Novembre 2014

Pourquoi l’arme nucléaire fascine l’Iran

 Posté par Jean-Christophe Ploquin le 23 novembre 2014

 « Il y a un lien direct entre la détention de l’arme nucléaire par un pays et son influence géopolitique » Brahma Chellaney, professeur d’études stratégiques à New Delhi, le 14 novembre, dans une étude publiée par le club Valdaï

photo D.R

Pourquoi l’Iran veut-il absolument avoir la capacité de fabriquer l’arme atomique? Dans sa dernière étude – « La persistance du nucléaire : pourquoi, les armes nucléaires restent centrales dans la puissance internationale » – Brahma Chellaney ne répond pas directement à cette question. Ce professeur d’études stratégiques au Center for policy research de New Delhi, un think-tank indépendant, brosse néanmoins un tableau à l’échelle du monde qui apporte des éléments de réponse. Son article a été diffusé par le club Valdaï, un forum de discussion créé en 2004 par l’agence de presse russe RIA Novosti, et qui tient ses rencontres à Novgorod, près du lac Valdaï, en Russie.

« Les changements de pouvoir sont un phénomène inexorable dans l’Histoire », commence Brahma Chellaney. « Pourtant, l’architecture institutionnelle internationale est restée largement statique depuis le milieu du 20° siècle, alors que sa restructuration est le principal enjeu si l’on veut préserver la paix globale, la stabilité et une croissance économique continue ».

« Le nucléaire représente le pouvoir et la force dans les relations internationales »

« Même si le monde a fondamentalement changé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, un facteur est demeuré le même – les armes nucléaires représentent toujours le pouvoir et la force dans les relations internationales », précise-t-il. « Bien qu’il y ait eu des innovations militaires majeures et le déploiement de nouveaux systèmes d’armes, la pertinence et le rôle des armes nucléaires n’ont pas varié ».

« La France, sans armes nucléaires, n’aurait aucune importance à l’ONU »

« Elles ont une utilité stratégique et politique », commente l’expert, qui fut un conseiller auprès du Conseil de sécurité national indien, rattaché au premier ministre. »Imaginez la France et la Grande-Bretagne sans armes nucléaires. Ces deux pays n’auraient plus aucune importance, au moins aux Nations Unies. De même, la Russie peut constater l’utilité stratégique des armes nucléaires : si elle ne les avait pas, les États-Unis auraient rassemblé une ‘coalition de volontaires’ contre elle en réponse aux récents événements en Crimée et en Ukraine ».

« 70 interventions extérieures américaines depuis la Seconde guerre mondiale »

« Les pays qui possède des armes nucléaires sont plus disposés à utiliser leur puissance militaire et à violer la loi internationale que les autres », constate-t-il. « Par exemple, il y a eu 70 interventions extérieures américaines depuis la Seconde guerre mondiale – y compris des opérations de la CIA, des frappes aériennes, de missiles et de drones. L’Union soviétique avait également été impliquées dans des dizaines de conflits à travers le monde, la plupart du temps sans approbation du conseil de sécurité de l’ONU. Idem pour le Royaume Uni et la France ».

« L’incitation à la prolifération nucléaire va rester forte »

Certes, les cas de l’Inde, du Pakistan et de « la Chine, qui n’a pas été engagée dans un conflit depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979″ invitent à nuancer le constat, reconnait Brahma Chellaney. « L’agressivité d’un pays est surtout le produit de circonstances historiques et politiques. Reste que le statut de puissance nucléaire rend le pays concerné moins exposé aux pressions et plus disposé à violer les normes internationales. En fait, des capacités nucléaires sont nécessaires pour tout pays souhaitant avoir un rôle géopolitique majeur. Il y a un lien direct entre la détention de l’arme nucléaire par un pays et son influence géopolitique. C’est d’ailleurs le principal facteur de prolifération. Cela signifie que l’incitation à la prolifération va rester forte tant que des armes nucléaires existeront ».

« Quatre pays déploient des armes prêtes à être lancées immédiatement »

« Aujourd’hui, les stocks de têtes nucléaires dépassent les 16 000, ce qui est suffisant pour effacer plusieurs fois l’humanité », poursuit-il. « Parmi les neuf pays possédant l’arme nucléaire, quatre (États-Unis, Russie, France, Grande-Bretagne) déploient des armes stratégiques prêtes à être lancées pour des frappes immédiates. Les autres (Chine, Inde, Pakistan, Israël, Corée du nord) les gardent en réserve. Ceci illustre le fait que dans le monde contemporain, les armes de destruction massive jouent un rôle politique plus que militaire. Source de statut et de puissance, la bombe atomique garantit la souveraineté et la sécurité dans un environnement international agressif ».

« L’Allemagne empêchée de suivre la France dans les années soixante »

« Le régime international de non prolifération est dans le même temps devenu de plus en plus impérieux depuis les années 70″, expose l’expert indien, qui a travaillé dans plusieurs institutions et universités américaines et australiennes. « Le Traité de non prolifération nucléaire (TNP), qui est entré en vigueur en 1970, visait au départ à empêcher des pays comme le Japon, l’Allemagne et l’Italie à de doter d’armes nucléaires. Après le premier test nucléaire de la France en 1960 au Sahara, beaucoup pensaient que l’Allemagne de l’Ouest allaient suivre. Bonn a d’abord essayé de bloquer les conclusions du TNP avant de chercher à influencer le cours des négociations ».

« Plus de 115 États appartiennent à une zone exempte d’arme nucléaire »

« Le TNP a aussi servi à fonder à travers le monde plusieurs zones exemptes d’armes nucléaires (ZEAN) « , rappelle-t-il. « Aujourd’hui, de telles zones couvrent presque la moitié du monde et incluent 115 États plus la Mongolie, dont le statut d’État exempt d’armes nucléaires est reconnu par la résolution 3261 de l’assemblée générale de l’ONU. Pendant la guerre froide, ces accords obéissaient à deux objectifs pragmatiques : empêcher le déploiement d’armes nucléaires par l’une des deux superpuissances; et placer des pays sous le parapluie nucléaire de l’une des deux ».

« Déterminer si un programme nucléaire reste civil est subjectif »

« Les défis au TNP sont d’abord venus de l’extérieur », enchaine Brahma Chellaney. « En mai 1974, l’Inde a procédé à ‘une explosion nucléaire pacifique’. Comme elle n’était pas signataire du traité, le test ne représentait pas une entorse à ses obligations. Mais après ce précédent indien, tout programme nucléaire civil a été considéré comme une possible tentative de produire un bombe nucléaire. Or il n’y a pas d’instruments clairs permettant de vérifier si un programme suit des objectifs militaires. Déterminer si un tel programme représente une menace ou non reste subjectif et dépend des circonstances ».

« L’Arabie saoudite pourrait rapidement se doter d’infrastructures nucléaires »

« Aujourd’hui, 31 pays possèdent des réacteurs nucléaires et sont membres du ‘club du nucléaire pacifique’ », remarque-t-il. « Mais selon Mohamed El Baradei, le précédent directeur général de l‘Agence internationale à l’énergie atomique, entre 35 et 40 pays ont la capacité de produire des armes nucléaires, ce qui excède le nombre de pays ayant des réacteurs. L’Arabie saoudite, par exemple, est un de ces pays qui n’ont pas d’infrastructure nucléaire mais qui pourraient rapidement s’en doter. En 2011, Riyad a exprimé son intérêt pour obtenir des armes nucléaires si l’Iran parvenait à fabriquer sa propre bombe ».

« Le TNP a créé une dichotomie »

« Si on regarde en arrière, le TNP a été remarquablement efficace, limitant le nombre d’armes nucléaires à un petit nombre de pays », observe l’expert. « Mais le principal défi auquel il est exposé à long terme vient de la dichotomie qu’il crée : il serait moralement et juridiquement répréhensible pour la plupart des pays de poursuivre des ambitions nucléaires, mais moralement et juridiquement acceptable pour quelques-uns de compter dessus et de les moderniser’ ».

« L’Iran acceptera-t-il de geler son programme nucléaire? »

« Aujourd’hui, la lumière se focalise sur les programmes de deux États, l’Iran et la Corée du nord, ainsi que sur la potentielle jonction entre terrorisme et armes de destruction massive », note-t-il. « L’homme fort de Corée du Nord, Kim Jong-un, ne va abandonner l’option nucléaire car il sait l’utilité de cette capacité. Après tout, les États-Unis ont utilisé leur force aérienne pour renverser le leader libyen Mouammar Khadafi en 2011, huit ans après qu’il eut abandonné son programme nucléaire. La grande question aujourd’hui est de savoir si l’Iran, dans le cadre d’un accord avec les États-Unis, accepterait de geler son programme nucléaire, voire de l’abandonner totalement ».

« Le désarmement nucléaire, un pieux slogan »

« Le désarmement nucléaire, en tout cas, est devenu rien de plus qu’un pieux slogan », assure Brahma Chellaney. « Étendu indéfiniment en 1995, le TNP est devenu permanent, éliminant la pression internationale sur les États dotés de l’arme nucléaire et sur leurs programmes de modernisation de ces armes. Cela signifie que les cinq puissances nucléaires du TNP et les trois non membres du TNP (Inde, Israël et Pakistan) peuvent poursuivre leurs programmes de modernisation sans réelle contrainte. Selon le New York Times du 22 septembre 2014, les États-Unis prévoient de dépenser 355 milliards de dollars sur les armes nucléaires durant les dix prochaines années. En Russie, le total devrait être autour de 115 milliards de dollars. Toute la force nucléaire stratégique russe va être modernisé d’ici 2021″.

« Une technologie prééminente de destruction massive »

« Dans notre monde qui change si rapidement, la plupart des technologies tendent à devenir obsolètes en une ou deux décennies », continue-t-il. « Or plus de sept décennies après avoir été inventées, les armes nucléaires restent une technologie prééminente de destruction massive. Dans un avenir prévisible, elles vont rester au centre de la puissance internationale. Et au-delà des neuf pays détenteurs de telles armes, un nombre notable d’autres comptent sur la protection d’un parapluie nucléaire – un fait que l’on oublie trop souvent ».

« Trente pays de l’Otan sous le parapluie nucléaire américain »

« Trente pays sont sous le parapluie nucléaire américain, et leur nombre a augmenté avec l’expansion à l’est de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) qui a suivi la désintégration de l’Union soviétique », précise l’expert. « En fait, à la racine des tension américano-russes actuelles, se trouvent l’expansion agressive de l’Otan, notamment vers les États baltes et les Balkans. La Russie a tracé une ligne rouge quand l’Otan a annoncé en 2008 que l’Ukraine et la Géorgie ‘deviendront un jour membres de l’Otan’. Le parapluie nucléaire américain s’est étendu des 12 pays fondateurs de l’Otan en 1949 à 28 aujourd’hui, y compris, depuis 2009, l’Albanie et la Croatie. Au-delà de l’Otan, il protège aussi le Japon, la Corée du sud et l’Australie ».

« Belgique, Italie, Allemagne, Pays-Bas, Turquie : des têtes nucléaires déployées »

« La doctrine nucléaire de l’Otan repose sur le partage de l’arme nucléaire et les États-Unis ont déployé pendant des décennies de telles armes sur le territoire de leurs alliés non nucléaires, souvent sans qu’ils ne le sachent, au temps de la guerre froide », rappelle-t-il. « Actuellement, on estime qu’il y environ 500 têtes nucléaires tactiques dans cinq États membres : la Belgique, l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Turquie. Il y aurait également 700 à 800 têtes stockées. Jusqu’en 1991, il y avait également des armes nucléaires tactiques déployées en Corée du sud et la menace nucléaire exercée par la Corée du Nord rend possible un redéploiement de telles capacités ».

Au moins cinq pays sous le parapluie nucléaire russe

« On présume que les alliances de sécurité de la Russie prévoient aussi une telle protection, même si Moscou ne l’a jamais reconnu publiquement », ajoute Brahma Chellaney . « Certes, après le démantèlement du Pacte de Varsovie et l’effondrement de l’Union soviétique, la moitié des anciens alliés soviétiques et des États qui la constituaient sont devenus membres de l’Otan. Mais la Russie actuellement a une alliance militaire – connue comme l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) – avec l’Arménie, le Belarus, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. En fait, la création en 2009 en Asie centrale d’une zone exempte d’arme nucléaire a renforcé la dépendance du Kazakhstan, du Kirghizistan et du Tadjikistan, tout comme celle de l’Ouzbékistan et du Turkménistan, envers le parapluie nucléaire russe ».

« La prolifération dépendra des garanties de sécurité américaines »

« A l’avenir, la prolifération nucléaire dépendra de la crédibilité des garanties de sécurité des États-Unis aux yeux de leurs alliés les plus technologiquement avancés », prévient-il. « Les défis au TNP viennent de son sein, et non des pays non signataires comme l’Inde, Israël et le Pakistan. Les progrès technologiques n’ont jamais joué un aussi grand rôle qu’aujourd’hui dans le façonnement des équations géopolitiques internationales, alors que la course aux armements s’est notamment étendue au cosmos et au cyberespace ».

« Le désarmement nucléaire, c’est comme la chasse aux papillons »

« Les grands discours sur un monde sans armes nucléaires font des heureux aux Nations-Unies », conclut l’ancien conseiller à la sécurité indien. « Mais à la vérité, poursuivre l’objectif d’un tel désarmement, c’est comme chasser des papillons : un passe temps agréable pour des retraités – mais sans fin. Il est de plus en plus difficile de faire passer la non-prolifération pour du désarmement. Ce que de nombreux membres de la communauté internationale voudraient, ce sont des efforts sincères pour réduire substantiellement les arsenaux nucléaires et éroder l’utilité des armes de destruction massive dans les stratégies militaires nationales. »

« Un traité qui bannit les essais nucléaires »

« Aujourd’hui, le monde a un traité – certes, pas encore en vigueur – qui bannit les essais nucléaires – le traité sur l’interdiction complète des essais nucléaires (TICE ou CTBT) - mais aucun traité ne rend illégal l’usage d’armes nucléaires. Autrement dit, les signataires du CTBT ne peuvent procéder à des essais nucléaires chez eux mais sont libres d’essayer une arme en la larguant sur un autre pays ! Cette anomalie doit être rectifiée ».