Tribune
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Publié le 28 Novembre 2014

Myriam Quéméner : pour un renforcement de la politique pénale en matière de lutte contre le racisme et l’antisémitisme"

 

Publié dans la Revue Civique

Myriam Quéméner est Avocat général près la Cour d’appel de Versailles, membre de la Commission parlementaire sur le numérique:

Le racisme et l’antisémitisme ont pris une tournure des plus préoccupante depuis qu’ils se diffusent à jet continu par le biais d’Internet. Avec ce moyen de communication extraordinaire qu’il convient de ne pas diaboliser, force est de constater qu’il peut faciliter le passage à l’acte et complexifier les enquêtes de par son fonctionnement mondial qui défie toutes  les frontières (1).

L’Etat et les institutions ont conscience de ces dérives, mais cependant une marge de progression est nécessaire pour protéger les sociétés et ses citoyens qui sont fortement insécurisés en raison de ces infractions qui se répandent sur la toile. Il convient de faire un point sur le dispositif existant et de préconiser une stratégie de lutte renforcée devant des phénomènes qui heurtent légitimement nos sociétés en raison de la fragilisation du lien social qu’elles entraînent.

Un dispositif important de lutte contre le racisme et l’antisémitisme

Dans le prolongement de ses engagements internationaux pris en 2008 devant le Conseil des Droits de l’Homme des Nations-Unies, la France a décidé de confier à la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le 25 mars 2012, mission d’impulsion, de proposition, d’animation et de suivi de la politique interministérielle de lutte contre le racisme et l’antisémitisme.

Depuis l’année 2000, La CNCDH a confié à l’historien Marc Knobel (2) le soin de présenter une étude annuelle sur les appels à la haine et à l’exclusion sur Internet. La CNCDH rappelle et renouvelle chaque année la recommandation de créer un observatoire du racisme, de l’antisémitisme de la xénophobie et du rejet de l’autre sur Internet, avec une plate-forme spécifique de signalement. Dans une démarche d’information et de sensibilisation, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) publie annuellement, depuis 1990, un rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie remis au Premier ministre. Cette année, la CNCDH a procédé à l’audition de nombreux experts et  entend faire des recommandations fortes pour  faire accélérer ce mouvement. la CNCDH s’inquiète de l’importance prise par les grands opérateurs, devenus quasiment des régulateurs et insiste sur le fait que, s’il faut les responsabiliser, il convient aussi d’éviter une sorte de privatisation du contrôle de la liberté d’expression.

L’arsenal pénal apparaît satisfaisant, mais c’est sa mise en œuvre qui est souvent complexe

Le protocole additionnel à la Convention de Budapest, adopté le 7 novembre 2002, ouvert à la signature en janvier 2013 et immédiatement signé par la France, demande aux Etats de lutter contre la diffusion de matériel raciste et xénophobe par le biais de systèmes informatiques et préconise, à ce titre, une harmonisation du droit pénal et l’amélioration de la coopération internationale. La décision-cadre 2008/913/JAI du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et des manifestations de racisme et de xénophobie demande aux Etats-membres d’incriminer tout fait, propos ou comportement constitutif de racisme, d’incitation à la haine, de négation ou de banalisation des crimes de génocide, et de les réprimer à des peines comprises entre un à trois ans de prison. Plus précisément sont visées “l’incitation publique à la violence ou à la race visant un groupe de personnes ou de membres d’un tel groupe, défini par référence à la haine, la couleur, la religion, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique”, en particulier lorsqu’une telle incitation se fait “par diffusion ou distribution publique d’écrits, d’images ou d’autres supports”, ainsi que “l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publique des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre tels que définis par la Cour pénale internationale”. Toutefois, l’ensemble des États de l’Union n’a pas encore transposé cette décision-cadre dans leurs législations respectives.

Les signalements

Les signalements concernant le racisme et la xénophobie représentent aujourd’hui 10% du total (contre 8% en 2012) en valeur absolue, les trois catégories sont en augmentation, notamment la xénophobie et des discriminations, très importantes : de 9431 signalements en 2012 à 12 916 signalements en 2013, soit une augmentation de 37%. Au niveau des condamnations, on note pour les infractions à la loi sur la presse 800 condamnations, mais leur nombre, en augmentation par rapport à 2011, régresse par rapport aux années antérieures. Prédominent les injures racistes, les diffamations et les autres types d’injures. Les enquêtes en matière de xénophobie se heurtent souvent à l’hébergement des contenus illicites aux États-Unis d’Amérique, notamment les plus virulents. Ces contenus se retrouvent protégés par le 1er amendement de la constitution américaine, qui garantit une conception extensive de la liberté d’expression. En conséquence, il n’est pas possible d’obtenir les traces informatiques nécessaires à l’identification des auteurs des faits. Cet obstacle pourrait être contourné par des contacts directs avec les auteurs de ces textes qui souvent acceptent d’être contactés de manière anonyme, à des fins de prosélytisme.

Les réponses juridiques

Il convient de rappeler que les juridictions françaises sont compétentes pour poursuivre et sanctionner ces actes, dès lors que les contenus illicites diffusés sur Internet sont accessibles depuis la France.

Le Ministère de la Justice est un acteur clé des progrès du dispositif de lutte contre le racisme. Les lois du 3 février 2003, dite « loi Lellouche», et du 9 mars 2004, dite « loi Perben II », étendant la liste des infractions susceptibles d’être aggravées par la circonstance tenant au mobile raciste et allongeant les délais de prescription de l’action publique pour certaines infractions, ont contribué à une pénalisation accrue des actes racistes. Des magistrats spécialement formés sur ces thématiques ont été désignés dans plusieurs tribunaux avec un statut de référents en matière de racisme et d’antisémitisme, et dans bon nombre de parquets, des pôles anti-discrimination ont été mis en place. La Garde des Sceaux a fait de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme une priorité de son action dès son arrivée au Ministère de la Justice.

Par circulaire en date du 27 juin 2012, elle a demandé aux parquets de renforcer la mobilisation pour la mise en œuvre d’une politique pénale dynamique et offensive, dans le sens d’une réponse diligente aux actes racistes, antisémites et xénophobes.

Cette action publique résolument volontariste a porté ses fruits et Twitter a fini par consentir à fournir à la justice les adresses / identifiants des auteurs de tweets à caractère antisémite  (3).

Cette coopération doit être permanente pour permettre aux services d’enquête d’identifier rapidement les auteurs et aux juridictions compétentes afin d’apporter une réponse pénale correspondant à la gravité des faits. Face au développement préoccupant des propos et injures à caractère raciste et antisémite sur internet, les services judiciaires sont actifs pour améliorer la qualité et le taux de réponse pénale.

À l’École nationale de la magistrature des modules de formation pour magistrats, avocats, policiers, gendarmes  sont également en train de se  développer.

Les préconisations

Il apparaît important de doter les services d’enquête de moyens d’investigations renforcés avec par exemple le développement des enquêtes sous pseudonyme. Suite de la circulaire NOR INT/C/1318958 C du 19 juillet 2013 (4) présentant le dispositif de la plate-forme Pharos, il serait pertinent d’aller plus loin et de rendre effective la traçabilité des signalements afin de connaître les suites judiciaires.

Il est désormais urgent de donner les suites qui s’imposent au rapport du groupe interministériel relatif à la cybercriminalité publié en juin 2014 (5) qui préconise notamment la mise en place d’une stratégie globale de lutte contre la cybercriminalité Au titre des propositions émises, l’on peut citer, par-delà les actions de sensibilisation, de prévention et d’éducation, l’amélioration des outils de mesure statistique du phénomène, une autorégulation des fournisseurs d’accès et de contenu plus effective, par exemple par des procédés de filtrage en amont ;

Un soutien plus effectif des associations de lutte contre le racisme, qui portent en justice les atteintes les plus graves dont elles peuvent avoir connaissance, mais qui ne disposent pas suffisamment de moyens pour être présentes sur tous les fronts, une politique plus volontariste de poursuite, avec un recours plus systématique par les parquets aux dispositions de l’art. 50-1 de la loi du 29.07.1881 permettant d’obtenir, en référé, l’arrêt d’un service illicite ; une action résolue sur le plan international pour éviter l’évasion vers des “paradis Internet”, notamment en incitant les États-Unis, qui hébergent une part importante des contenus racistes, à ratifier le protocole additionnel à la Convention de Budapest sur la cybercriminalité.

Enfin, la justice doit davantage se spécialiser  sur ce  domaine  qu’est la cybercriminalité et être dotée de moyens (6). La création au sein du Ministère de la Justice, d’une mission de lutte contre la cybercriminalité comme dans tous les autres pays européens apparaît aujourd’hui indispensable. Elle serait chargée de veiller à l’harmonisation des normes et à l’évolution des dispositifs statistiques judiciaires, de participer à l’ensemble des travaux nationaux et internationaux, de mettre en œuvre la politique pénale spécifique, en tant qu’interlocuteur officiel de l’ensemble des acteurs de l’Internet.

Notes :

(1) M. Quéméner, Cybercriminalité, défi mondial, Economica

(2) Marc Knobel, L’Internet de la Haine, Ed. Berg International, 2012

(3) TGI Paris, ord. réf., 24 janv. 2013, n° 13/50262, UEJF et autres c/ Twitter Inc et Sté Twitter France : JurisData n° 2013-000596

(4) M. Quéméner, Signalez l’illicite sur Internet, D.2013, p.2096

(5) Rapport « Protéger les internautes, rapport sur la cybercriminalité » sous la présidence de Mr Marc Robert, procureur général, http://www.justice.gouv.fr/la-garde-des-sceaux-10016/lutte-contre-la-cyb...

(6)  Muchielli, Cybercriminalité : « la situation française, en terme de ressources humaines, est proche de l’artisanal, Dalloz  actualités, 22 juillet 2014.